Vladimir
Jankélévitch, dont la distinction eidétique fondamentale entre la mort en troisième, deuxième et première personne a directement inspiré Michel
Vovelle, Philippe Ariès et Louis-Vincent Thomas, a magistralement pointé le paradoxe de
toute étude sur la mort (historique, psychologique, anthropologique, philosophique,
littéraire, etc). D'une part, la mort est partout, dans le Tout, elle est même d'un
certain point de vue le Tout des choses : La vie nous parle de la mort, et
même elle ne parle que de cela. Allons plus loin : de quelque sujet qu'on traite, en
un sens on traite de la mort ; parler de quoi que ce soit, par exemple de
l'espérance, c'est obligatoirement parler de la mort ; parler de la douleur, c'est
parler, sans la nommer, de la mort ; philosopher sur le temps c'est, par le biais de
la temporalité et sans appeler la mort par son nom, philosopher sur la mort ;
méditer sur l'apparence, qui est mélange d'être et de non-être, c'est implicitement
méditer sur la mort [...]. La mort est l'élément résiduel de tout
problème [...]. Tout me parle de la mort... mais indirectement et à mots couverts,
par hiéroglyphes et sous-entendus. La vie est l'épiphanie de la mort, mais cette
épiphanie est allégorique, non point tautégorique.(8).
D'autre
part, et c'est là un pour scandale ou non-sens irrationnel pour la raison rationaliste,
positiviste, scientiste, le savoir de la mort est quasi inexistant, crépusculaire,
frappé d'incertitude.
Que savons-nous de la mort? : quasiment rien, des bribes d'incertitude, d'autant
qu'elle est excessivement difficile à penser clairement et distinctement. La mort est
quasiment informulable, inimaginable, infigurable: Dans ce concept d'une totale
nihilisation, écrit encore Vladimir Jankélévitch, on ne trouve rien où se prendre,
aucune prise à laquelle l'entendement puisse s'accrocher. La pensée du rien est un rien
de pensée, le néant de l'objet annihilant le sujet: pas plus qu'on ne voit une absence,
on ne pense un rien; en sorte que penser le rien, c'est ne penser à rien, et c'est
donc ne pas penser. La pseudo-pensée de la mort n'est qu'une variété de
somnolence (9). La connaissance de l'Au-delà de la mort, de l'outre-monde de l'intemporel, se réduit non pas à presque rien, mais à rien du tout,
la connaissance de l'Instant mortel, du moment (ou seuil) du mourir en tant
qu'instant insaisissable du dernier présent, passage du déjà-plus vivant au pas-encore
mort, est un presque rien et la connaissance de l'En-deça de la mort, le bas-monde
du temps, n'est qu'allégorique parce que son objet est toujours autre chose que la mort.
Et puisqu'il est quasi impossible de penser la mort ni avant, ni pendant, ni après, le
désir de connaissance a recours aux subterfuges de l'euphémisation, de l'à-côté, des
périphrases.
Ne pouvant atteindre la chose même, l'ipséité de la mort, ne pouvant avoir une
expérience originaire de l'apparaître de la mort, ni une intuition donatrice de la
A mort en personne, comme on peut avoir un vécu du corps propre en personne, se pose
ici la question aporétique d'une phénoménologie de la mort, de l'apparaître ou
de l'essence de la manifestation du mourir, en tant que corrélat noématique de la
conscience. Nul mieux que Vladimir Jankélévitch n'a insisté sur le caractère
impensable et inénarrable de l'instant létal (10) du fait même de
l'essence temporelle de l'épreuve : la conscience témoin ou le cogito du mourant
s'anéantit à l'instant même où il est, dans une simultanéité fulgurante, conscience
de la mort. Comment l'intuition du mourant fixerait-elle une fulguration ou un signal,
dont elle n'est, par définition, jamais contemporaine, auquel elle n'est jamais
coextensive? On peut certes concevoir une espèce de simultanéité-éclair, une
coïncidence ponctuelle de la conscience-de-soi avec l'article létal: mais cette
simultanéité est parfaitement inutilisable, puisque, l'instant d'après, ou mieux à
l'instant même, il n'y a plus ni conscience ni être conscient (11).
L'intuition de l'instant mortel chez le mourant est donc proprement indicible, mais aussi
invivable, si l'on ose dire, en tant que vécu : le vécu de la disparition est à
l'instant même la disparition de tout vécu! Ce qui est vrai de la conscience par rapport
à la mort-propre n'est pas moins vrai par rapport à la mort d'autrui : les vivants assistent
le moribond durant ses derniers instants, puis ils accompagnent le mort jusqu'à sa
dernière demeure ; mais le mourant lui-même, personne ne l'accompagne; personne ne
lui fait escorte tandis qu'il accomplit le pas solitaire. Non d'aucune façon l'instant
mortel n'est objet de connaissance ni matière à spéculation ou à raisonnement (12).
La mort est cette limite impondérable entre le presque-rien et le rien. Il n'est donc pas
étonnant qu'on ne puisse quasiment rien en dire, a fortiori édifier un savoir sur
elle. C'est ce paradoxe de l'impossibilité d'une science de la mort en tant que structure
vacante, d'une thanatologie d'un objet qui n'existe qu'en tant que rien de notre Tout,
néant silencieux absolu, indicible irrémédiable que Vladimir Jankélévitch a souligné
mieux que quiconque. La mort est hors lieu, dépareillée, hors temps, la limite sans
épaisseur ni extension, le point sans allongement, l'instant sans situation spatiale et
sans durée qui sépare quelque chose et rien, le tranchant aigu et la ligne quasi
inexistante où se recoupent l'être et le non-être : mais aucune lumière
révélatrice ne filtre entre l'un et l'autre. (13)
La mort, parce qu'indescriptible, inénarrable, inconnaissable au sens fort du terme, ne
peut donc être évoquée que par des périphrases et des commentaires. Il y a, écrit
Vladimir Jankélévitch, une philosophie anecdotique de la mort qui dilue le problème
dans les récits édifiants et les pieux bavardages : par exemple, elle raconte les
morts illustres et la vie des martyrs; l'énumération des placita et des mots de la fin
lui tient lieu de métaphysique. Biographie, doxographie, psychologie et même sociologie
sont ainsi comme des variétés de la périphilosophie. Les périphrases de cette
thanatologie périphérique représentent la fine fleur de la
périphilosophie:
appelons-la, puisqu'elle badine de choses et d'autres, la philosophie-à-propos. La voie
oblique de l'euphémisme, les cercles de la périphrase, les zigzags de la conversation
sont autant de subterfuges pour esquiver le mouvement rectiligne qui désignerait, d'une
désignation transitive, le complément direct appelé mort (14)
Vers L'épistémologie
paradoxale de la thanatologie
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Jean-Marie
BROHM - Professeur de
Sociologie
- Université Paul
Valéry - Montpellier III
- France
Notes
(8) Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris,
Flammarion, 1977, pp. 58 et 59. Voir aussi Vladimir Jankélévitch, Philosophie
première, Paris, PUF, 1986, le chapitre III : A De la mort .
(9) Vladimir Jankélévitch, La
Mort, op. cit., p. 39.
(10) Ibid., p. 221.
(11) Ibid., p. 220.
(12) Ibid., p. 221.
13) Ibid., p. 360.
(14) Ibid., pp. 61 et 62
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