Louis-Vincent
Thomas, un des fondateurs de la thanatologie qui a écrit des milliers de pages sur le
sujet, a même fait de ce paradoxe le fondement de son épistémologie
thanatique. Le
concept de mort, protéiforme et traversant une pluralité de champs anthropologiques,
A s'avère en effet surdéterminé ; il se pose en termes si hétérogènes
qu'on s'interroge sur le fait de savoir si chaque fois qu'on l'évoque on parle de la
même chose. (15) Outre son infinie diversité et complexité, la mort (le
singulier a-t-il même un sens ici?), en tant qu'être d'un non-être paradoxal,
existence d'un néant, processus indécidable, non-objet hors catégories, à la limite du
langage, située partout et nulle part, est un A objet introuvable: à la limite
seuls n'existent que ce (ou ceux) qui tue, que les cadavres qui vont
pourrir et les traces-souvenirs inscrites dans les monuments ou la conscience des
survivants. Si ce n'était l'urgence de trouver le moment propice pour le prélèvement
des organes et celui de l'inhumation ou de la crémation, il n'y aurait probablement pas
de définition légale du mourir. La mort, en effet, n'est-elle pas le Rien, le
Presque-Rien qu'aucune démarche scientifique ne parvient à cerner, tant sur le plan des
critères que de la définition? D'ailleurs, plus la connaissance de la mort progresse
scientifiquement et moins on s'avère capable de préciser quand et comment
elle intervient (16). Rien d'étonnant, conclut Louis-Vincent Thomas,
si la thanatologie n'a pu ou n'a su se construire une épistémologie valable et
cohérente. (17)
Il n'y a donc qu'une thanatologie totalisante possible, une thanatologie modeste aussi qui
n'oublie pas l'extrême fragilité de son socle épistémologique et le paradoxe de son
fondement ontologique: Il n'y a que deux façons d'appréhender la mort. Du dedans,
en la vivant, mais les morts emportent avec eux leur secret ; ou en coïncidant avec
elle par une sorte d'intuition de génie, mais le message du poète ou de l'artiste, pour
pathétique qu'il soit, ne saurait suffire. Du dehors, en la prenant comme objet de
discours : mais le discours savant, rigoureux, met à distance son objet, donc le tue
par réification et conceptualisation; il ne s'attache qu'aux à-côtés du mourir non à
la Mort elle-même. Et la thanatologie, science nouvelle qu'il faut promouvoir, n'est pas
malade que du déni; elle porte en soi sa propre difficulté, sa propre contradiction car
elle ne constitue pas une discipline spécifique à part entière; c'est pourquoi elle ne
connaît jusqu'ici que deux dimensions, la thanatologie crisique, la thanatologie
critique, la crise de la mort aujourd'hui, la critique de la société mortifère.
Peut-être faudrait-il inventer un nouveau langage d'articulation entre Logos, Thanatos et
Éros, trop souvent séparés, qu'il s'agisse de la parole du poète, de celle du
médecin, du philosophe, de l'anthropologue, du prêtre ou des divers professionnels de la
mort (18).
Michel Picard a précisément reproché à Louis-Vincent Thomas, et plus généralement à
l'anthropologie thanatologique, de souffrir d'un handicap majeur, qu'il considère
comme un autre obstacle épistémologique: l'empirisme méthodologique, sans objet défini
propre, avec une méthode purement descriptive (19), qui n'hésite pas
à recourir à une thématique émiettée en monographies ethnographiques. Au mieux cette
thanatologie s'efforcerait, A ne serait-ce qu'à titre heuristique, d'associer
l'unité à la diversité, la synthèse à l'analyse, la synchronie à la diachronie, l'a
priori théorique à l'a posteriori empirique [...].
Thomas, longtemps président de la Société de Thanatologie, coincé dans la même
contradiction, additionne d'une part ses thèmes et motifs mais postule lui aussi,
ailleurs, on ne sait quels invariants improbables: Par-delà les différences qu'on peut
rencontrer, un certain nombre d'archétypes universaux semblent devoir s'imposer [article
Mort in Encyclopædia Universalis]. Lesquels? (20).
Il semble que Michel Picard n'ait lu que bien peu de choses pour pouvoir affirmer cela.
L'importance de l'uvre magistrale de Louis-Vincent Thomas tient précisément à
cette conscience aiguë que la Mort est la contradiction vivante (si l'on ose dire) entre
l'Universel concret (son universalité absolue qui touche tout ce qui s'inscrit
dans le temps: individus, sociétés, systèmes culturels, astres, etc) et
le Singulier concret (sa radicale événementialité comme événement chaque fois
unique). Que la thanatologie ne peut donc qu'accumuler sans cesse de nouvelles données
empiriques dans tous les registres anthropologiques (sur le quadruple plan du perçu,
du conçu, du vécu et de l'imaginé) sans jamais cesser de
rechercher les invariants anthropologiques de ses manifestations (dans le temps et
l'espace), les Universaux philosophiques de sa compréhension, les archétypes
inconscients ou les fantasmes originaires de son éprouvé. De ce point de vue, la
démarche de Louis-Vincent Thomas est exemplaire et en raison même de cela peu comprise
et encore moins correctement imitée. Il suffit de lire son bel article synthétique Mort
et ontologie (21) ou son étude "L'Homme et la mort",
modestement sous-titrée "en guise d'introduction" (22) pour
saisir comment Louis-Vincent Thomas articule dans une perspective complémentariste
"la mort comme objet philosophique" (ontologie), les moments historiques de
la mort (anthropologie historique, histoire), les systèmes de croyances socio-culturels
(eschatologies, religions, mythes), les fantasmes archétypaux (mort maternelle,
mort-agression, mort-sanction, par exemple, éclairés par la psychanalyse), les
mécanismes de défense, de déni, de déritualisation, d'évitement, d'escamotage de la
mort (stratégies idéologiques, discursives, institutionnelles), les
pratiques sociales de l'accompagnement des mourants ou du traitement du cadavre et des
restes (23), les données biologiques, médicales et psychologiques,
les recherches para-psychologiques ou trans-rationnelles (NDE, etc.),
sans compter l'imaginaire fictionnel (science-fiction, littérature).
Sous l'apparente diversité des sources et des intérêts de recherche pointe l'unité
ontologique fondamentale de la philosophie de la mort de Louis-Vincent Thomas qu'il a
résumée sous la forme de trois thèses, même si elles n'ont pas l'allure immédiate de
thèses philosophiques :
Thèse 1 : Toute société se voudrait
immortelle et ce qu'on appelle culture n'est rien d'autre qu'un ensemble organisé de
croyances et de rites, afin de mieux lutter contre le pouvoir dissolvant de la mort
individuelle et collective (24).
Thèse 2 : La société, plus encore que
l'individu, n'existe que dans et par la mort (25).
Thèse 3 : La mort, du moins l'usage
social qui en est fait, devient l'un des grands révélateurs des sociétés et des
civilisations, donc le moyen de leur questionnement et de leur critique (26).
Il découle de ces trois thèses l'affirmation de l'unité organique de la vie et de la
mort (la mort n'existe que parce qu'il y a la vie, la vie n'existe que parce qu'il y a la
mort), l'affirmation de la mort comme unité de la finitude temporelle et de l'aspiration
à l'éternité (amortalité, immortalité, survie), l'affirmation de la mort comme
transversalité de l'être, fondement ontologique de l'être et de la pensée de l'être.
Le concept de mort, écrit Louis-Vincent Thomas, n'est pas la mort, et c'est cela le
terrible. La mort, qui ronge son propre concept, va alors ronger les autres concepts,
saper les points d'appui de l'intellect, renverser les vérités, nihiliser la conscience.
Elle va ronger la vie elle-même (27). Elle va surtout ronger toute la
métaphysique occidentale, de Platon à Heidegger...
=> Les
invariants anthropologiques de la mort - p.4
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