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Ontologie de la mort
Esquisses épistémologiques pour une thanatologie qui se voudrait scientifique.

- Introduction- p.1
- L'impensable de la mort - p.2
- L'épistémologie paradoxale de la thanatologie - p.3
- Les invariants anthropologiques de la mort - p.4
- Les postulations métaphysiques de la thanatologie - p.5
- Éthique et ontologie de la mort - p.6
- Quelle thanatologie aujourd'hui ? - p.7

L'épistémologie paradoxale de la thanatologie.

Louis-Vincent Thomas, un des fondateurs de la thanatologie qui a écrit des milliers de pages sur le sujet, a même fait de ce paradoxe le fondement de son épistémologie thanatique. Le concept de mort, protéiforme et traversant une pluralité de champs anthropologiques, A s'avère en effet surdéterminé ; il se pose en termes si hétérogènes qu'on s'interroge sur le fait de savoir si chaque fois qu'on l'évoque on parle de la même chose. (15) Outre son infinie diversité et complexité, la mort (le singulier a-t-il même un sens ici?), en tant qu'être d'un non-être paradoxal, existence d'un néant, processus indécidable, non-objet hors catégories, à la limite du langage, située partout et nulle part, est un A objet introuvable: à la limite seuls n'existent que ce (ou ceux) qui tue, que les cadavres qui vont pourrir et les traces-souvenirs inscrites dans les monuments ou la conscience des survivants. Si ce n'était l'urgence de trouver le moment propice pour le prélèvement des organes et celui de l'inhumation ou de la crémation, il n'y aurait probablement pas de définition légale du mourir. La mort, en effet, n'est-elle pas le Rien, le Presque-Rien qu'aucune démarche scientifique ne parvient à cerner, tant sur le plan des critères que de la définition? D'ailleurs, plus la connaissance de la mort progresse scientifiquement et moins on s'avère capable de préciser quand  et comment elle intervient (16). Rien d'étonnant, conclut Louis-Vincent Thomas, si la thanatologie n'a pu ou n'a su se construire une épistémologie valable et cohérente. (17)
Il n'y a donc qu'une thanatologie totalisante possible, une thanatologie modeste aussi qui n'oublie pas l'extrême fragilité de son socle épistémologique et le paradoxe de son fondement ontologique: Il n'y a que deux façons d'appréhender la mort. Du dedans, en la vivant, mais les morts emportent avec eux leur secret ; ou en coïncidant avec elle par une sorte d'intuition de génie, mais le message du poète ou de l'artiste, pour pathétique qu'il soit, ne saurait suffire. Du dehors, en la prenant comme objet de discours : mais le discours savant, rigoureux, met à distance son objet, donc le tue par réification et conceptualisation; il ne s'attache qu'aux à-côtés du mourir non à la Mort elle-même. Et la thanatologie, science nouvelle qu'il faut promouvoir, n'est pas malade que du déni; elle porte en soi sa propre difficulté, sa propre contradiction car elle ne constitue pas une discipline spécifique à part entière; c'est pourquoi elle ne connaît jusqu'ici que deux dimensions, la thanatologie crisique, la thanatologie critique, la crise de la mort aujourd'hui, la critique de la société mortifère. Peut-être faudrait-il inventer un nouveau langage d'articulation entre Logos, Thanatos et Éros, trop souvent séparés, qu'il s'agisse de la parole du poète, de celle du médecin, du philosophe, de l'anthropologue, du prêtre ou des divers professionnels de la mort (18).
Michel Picard a précisément reproché à Louis-Vincent Thomas, et plus généralement à l'anthropologie thanatologique, de souffrir d'un handicap majeur, qu'il considère comme un autre obstacle épistémologique: l'empirisme méthodologique, sans objet défini propre, avec une méthode purement descriptive (19), qui n'hésite pas à recourir à une thématique émiettée en monographies ethnographiques. Au mieux cette thanatologie s'efforcerait, A ne serait-ce qu'à titre heuristique, d'associer l'unité à la diversité, la synthèse à l'analyse, la synchronie à la diachronie, l'a priori théorique à l'a posteriori empirique [...]. Thomas, longtemps président de la Société de Thanatologie, coincé dans la même contradiction, additionne d'une part ses thèmes et motifs mais postule lui aussi, ailleurs, on ne sait quels invariants improbables: Par-delà les différences qu'on peut rencontrer, un certain nombre d'archétypes universaux semblent devoir s'imposer [article Mort in Encyclopædia Universalis]. Lesquels? (20).
Il semble que Michel Picard n'ait lu que bien peu de choses pour pouvoir affirmer cela. L'importance de l'œuvre magistrale de Louis-Vincent Thomas tient précisément à cette conscience aiguë que la Mort est la contradiction vivante (si l'on ose dire) entre l'Universel concret (son universalité absolue qui touche tout ce qui s'inscrit dans le temps: individus, sociétés, systèmes culturels, astres, etc) et le Singulier concret (sa radicale événementialité comme événement chaque fois unique). Que la thanatologie ne peut donc qu'accumuler sans cesse de nouvelles données empiriques dans tous les registres anthropologiques (sur le quadruple plan du perçu, du conçu, du vécu et de l'imaginé) sans jamais cesser de rechercher les invariants anthropologiques de ses manifestations (dans le temps et l'espace), les Universaux philosophiques de sa compréhension, les archétypes inconscients ou les fantasmes originaires de son éprouvé. De ce point de vue, la démarche de Louis-Vincent Thomas est exemplaire et en raison même de cela peu comprise et encore moins correctement imitée. Il suffit de lire son bel article synthétique Mort et ontologie (21) ou son étude "L'Homme et la mort", modestement sous-titrée "en guise d'introduction" (22) pour saisir comment Louis-Vincent Thomas articule dans une perspective complémentariste "la mort comme objet philosophique" (ontologie), les moments historiques de la mort (anthropologie historique, histoire), les systèmes de croyances socio-culturels (eschatologies, religions, mythes), les fantasmes archétypaux (mort maternelle, mort-agression, mort-sanction, par exemple, éclairés par la psychanalyse), les mécanismes de défense, de déni, de déritualisation, d'évitement, d'escamotage de la mort (stratégies idéologiques, discursives, institutionnelles), les pratiques sociales de l'accompagnement des mourants ou du traitement du cadavre et des restes (23), les données biologiques, médicales et psychologiques, les recherches para-psychologiques ou trans-rationnelles (NDE, etc.), sans compter l'imaginaire fictionnel (science-fiction, littérature).
Sous l'apparente diversité des sources et des intérêts de recherche pointe l'unité ontologique fondamentale de la philosophie de la mort de Louis-Vincent Thomas qu'il a résumée sous la forme de trois thèses, même si elles n'ont pas l'allure immédiate de thèses philosophiques :
Thèse 1 : Toute société se voudrait immortelle et ce qu'on appelle culture n'est rien d'autre qu'un ensemble organisé de croyances et de rites, afin de mieux lutter contre le pouvoir dissolvant de la mort individuelle et collective (24).
Thèse 2 : La société, plus encore que l'individu, n'existe que dans et par la mort (25).
Thèse 3 : La mort, du moins l'usage social qui en est fait, devient l'un des grands révélateurs des sociétés et des civilisations, donc le moyen de leur questionnement et de leur critique (26). Il découle de ces trois thèses l'affirmation de l'unité organique de la vie et de la mort (la mort n'existe que parce qu'il y a la vie, la vie n'existe que parce qu'il y a la mort), l'affirmation de la mort comme unité de la finitude temporelle et de l'aspiration à l'éternité (amortalité, immortalité, survie), l'affirmation de la mort comme transversalité de l'être, fondement ontologique de l'être et de la pensée de l'être. Le concept de mort, écrit Louis-Vincent Thomas, n'est pas la mort, et c'est cela le terrible. La mort, qui ronge son propre concept, va alors ronger les autres concepts, saper les points d'appui de l'intellect, renverser les vérités, nihiliser la conscience. Elle va ronger la vie elle-même (27). Elle va surtout ronger toute la métaphysique occidentale, de Platon à Heidegger...

=> Les invariants anthropologiques de la mort - p.4

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Notes

(15) Louis-Vincent Thomas, La Mort, Paris, PUF, 1988, p. 7.
(16) Louis-Vincent Thomas, Mélanges thanatiques. Deux essais pour une anthropologie de la transversalité, Paris, L'Harmattan, 1993, p. 222.
(17) Ibid., p. 226.
(18) Louis-Vincent Thomas, La Mort en question. Traces de mort, mort des traces, Paris, L'Harmattan, 1991, p. 14.
(19) Michel Picard, La Littérature et la mort, op. cit., pp. 20 et 21.
(20) Ibid., p. 23.
(21) Louis-Vincent Thomas, Mort et ontologie  in Encyclopédie Philosophique Universelle. Tome I : L'Univers philosophique, Paris, PUF, 1989.
(22) Louis-Vincent Thomas, A L'Homme et la mort in Histoire des mœurs. Tome II : Modes et modèles (sous la direction de Jean Poirier), Paris, Gallimard, A La Pléiade, 1991.
(23) Louis-Vincent Thomas, Le Cadavre, Bruxelles, Complexe, 1980.
(24) Louis-Vincent Thomas, Mort et pouvoir, Paris, Payot, 1978, p. 10.
(25) Ibid., p. 11.
(26) Ibid., p. 12.
(27) Louis-Vincent Thomas, A Mort et ontologie, op. cit., p. 1456.

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