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Les
invariants anthropologiques de la mort
Edgar
Morin a été parmi les premiers à tenter de déceler les invariants trans-historiques ou
bio-anthropologiques de la mort en soulignant implicitement la dimension ontologique des
deux thèmes fondamentaux qui remplissent la brèche anthropologique entre l'individu et
l'espèce: Les deux mythes fondamentaux, mort-renaissance et double sont des
transmutations, des projections fantasmatiques et noologiques des structures de la
reproduction, c'est-à-dire des deux façons dont la vie survit et renaît: la duplication
et la fécondation. La mort-renaissance est certes une vague métaphore du cycle
biologique végétal, pourtant elle exprime non plus l'analogie mais la loi du cycle
animal marquée par la mort des individus et la renaissance permanente de l'espèce. Le
double, lui, correspond de façon extrêmement précise au mode fondamental et universel
de reproduction [...]. Le double (que fabrique quasi -
automatiquement l'expérience du reflet, du miroir, de l'ombre, le double, produit
spontané de la conscience de soi) est un mythe universel. Pourquoi ne pas penser
que ce mythe traduit de façon noo - fantasmatique un principe bio-génétique, et comment
ne pas penser que le moment de la mort est celui de la duplication imaginaire ?(28).
Edgar Morin introduit là une ontologie de la vie (29) que
développera à son tour Louis-Vincent Thomas: l'unité dialectique des divers règnes du
cosmos (minéral, animal, humain, sociétal, culturel, transcendantal),
l'unité dialectique de l'être et du néant, l'unité dialectique de l'individu et de
l'espèce.
Cette ontologie de la vie qui est simultanément une ontologie de la mort, comme l'avait
déjà parfaitement saisi Georg Simmel (30), est aussi, et
consubstantiellement, une ontologie de la survie ou de la survivance, ce que
Louis-Vincent Thomas a appelé une "eschatologie philosophique" (immortalité,
réincarnation, résurrection). Louis-Vincent Thomas reprend là les belles
analyses de Michel Hulin (31) dans son article synthétique sur
l'eschatologie de la mort où il développe une typologie en quatre temps :
1) L'Au-delà proche qui situe les survivants dans un univers
semblable à celui des vivants, avec possibilité de réincarnation (chamanisme
d'Asie Centrale, de Sibérie et d'Amérique du Nord, croyances négro-africaines
traditionnelles).
2) L'Au-delà sans retour qui renvoie le pays des morts dans un monde autre et
lointain (Mésopotamie ancienne, Égypte pharaonique).
3) L'Au-delà de la résurrection de la chair qui rendrait possible la réunion,
voire la fusion du monde des vivants et celui des défunts: d'où le grand retour
collectif des ressuscités, lié à la substitution au mythe du temps cyclique d'une
durée orientée et non réversible (religions de l'Iran ancien, religions du
Livre, eschatologie chrétienne).
4) L'Au-delà indien où l'Au-delà n'apparaît plus essentiellement sous la forme
d'un espace ou d'un autre monde, mais dans l'ordre du temps. Il se présente comme la
série des intervalles temporels qui séparent les unes des autres les réincarnations
successives d'un même principe spirituel (transmigrations des âmes). Ces divers
systèmes utopiques ou uchroniques s'articulent autour de quatre oppositions
fondamentales : a) La distinction du proche et du lointain :
l'Au-delà est-il un monde proche, semblable au nôtre, ou au contraire un univers
lointain, sorte d'absolu indicible ? b) La distinction du corps et de
l'esprit : les habitants du royaume des morts ont-ils un (ou leur) corps, ou
sont-ils au contraire de purs esprits ? c) La distinction de l'événement unique
(de la naissance et de la mort) -le destin eschatologique étant
scellé une fois pour toutes à l'instant de la mort - et de la répétition des
naissances et des morts (l'existence actuelle procède d'une existence précédente, pas
nécessairement humaine, et conduit à une existence ultérieure qui peut-être ne
comportera pas non plus cette forme. d) La distinction du Bien et du Mal :
les injustices de ce monde sont-elles ou non réparées dans l'Au-delà, tout le monde
accède-t-il à cet Au-delà, y a-t-il un tri qui "pèse" les âmes
suivant leurs actions mondaines (Paradis, Enfer) ? (32).
C'est précisément sur cette question métaphysique de la survivance après la mort que
s'opèrent aujourd'hui les clivages épistémologiques au sein de la thanatologie.
Nombreux sont ceux qui, par souci de respectabilité universitaire ou par prudence
épistémologique, se gardent bien d'aborder ces questions au profit des thèmes ontiques
dirait Heidegger de la quotidienneté mondaine de la mort : cimetières, deuils,
suicides, économie de la mort, accompagnement des mourants, etc. Or, le
mérite de Louis-Vincent Thomas a toujours été de maintenir dans une même
préoccupation les deux versants ontologiques du mourir : l'Ici-bas et l'Au-delà,
considérant même implicitement que c'est l'Au-delà qui donne sens à l'Ici-bas, comme
la mort donne sens à la vie et le non-encore-advenu (le futur de la mort certaine)
au déjà-vécu (le passé et le présent de l'existence). Et comme
l' âme donne sens au corps. La thanatologie a ceci de spécifique qu'elle ne peut,
sous peine de A mourir instantanément, récuser cette problématique
ontologique de la survivance qui traverse au demeurant toute l'histoire de la
métaphysique occidentale.
=> Les
postulations métaphysiques de la thanatologie - p.5
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Notes
(28) Edgar Morin, L'Homme et la mort, Paris, Seuil, 1970,
pp. 11 et 12. Le livre de Morin est une contribution fondamentale à une anthropologie
philosophique, voire métaphysique, des figures historiques de la mort.
(29) Voir également les quatre tomes de La Méthode, Paris, Seuil, 1981, 1985,
1986, 1991.
(30) Georg Simmel, Métaphysique de la mort in La Tragédie de la culture
(introduction de Vladimir Jankélévitch), Paris, Rivages, 1988, p. 171 : A à
chaque instant de la vie nous sommes des êtres qui allons mourir et cet instant serait
autre si telle n'était pas notre destination [...]. On voit maintenant
clairement la signification de la mort comme créatrice de forme. Elle ne se contente pas
de limiter notre vie, c'est-à-dire de lui donner forme à l'heure du trépas, au
contraire, elle est pour notre vie un facteur de forme, qui donne coloration à tous ses
contenus: en fixant les limites de la vie dans la totalité, la mort exerce d'avance une
action sur chacun de ses contenus et de ses instants
(31) Michel Hulin, La Face cachée du temps. L'imaginaire de l'Au-delà,
Paris, Fayard, 1985.
(32) Voir Louis-Vincent Thomas, L'eschatologie : permanence et mutation in
Louis-Vincent Thomas et alii, Réincarnation, immortalité, résurrection,
Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 1988, pp. 17 et
suivantes ; Louis-Vincent Thomas, "Mort et ontologie", op. cit., p.
1459. Ernst Bloch, dans Le Principe Espérance (trois tomes, Paris, Gallimard,
1976, 1982, 1991), procède à une vaste étude des utopies et eschatologies de la mort,
visions culturelles et métaphysiques de la survie, "catalogue des rêves-souhaits
humains dans les grandes religions universelles", systèmes idéologiques ou
représentations artistiques.
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