Dabord les
croyances tenaces (la « foi du charbonnier »), pour ne pas dire les
certitudes, de millions de personnes qui pensent véridiques, possibles ou plausibles ces
réalités récusées par la communauté scientifique officielle. Il y a là un champ
dexploration considérable pour lanthropologie, car même si lerreur et
lillusion étaient les choses « les mieux partagées du monde », encore
faudrait-il expliquer les bonnes ou mauvaises raisons de ces croyances, superstitions,
etc. De ce point de vue linvestigation de létrange ou de linsolite est
une tâche scientifique qui ne saurait en aucune manière disqualifier les chercheurs qui
osent saventurer dans ces contrées bizarres, sous le prétexte que les disciplines
consacrées et ancrées dans leurs « champs » les négligent ou les
ostracisent. Imagine-t-on sérieusement une anthropologie qui refuserait détudier
la sorcellerie, les pratiques magiques ou chamaniques, les rites de possession ou les
cultes sataniques ? Imagine-t-on une ethnopsychanalyse qui balayerait dun
revers de main dédaigneux les fantasmes, les mythes, les traditions mystiques ? Ce
sont au contraire ces réalités « extraordinaires »,
« anormales », « insolites », « étranges », vécues
par des millions de gens, qui constituent un véritable défi scientifique à relever, aux
frontières de linconnu. Comme le rappelle Marcel Mauss, « quand
une science naturelle fait des progrès, elle ne les fait jamais que dans le sens du
concret, et toujours dans le sens de linconnu. Or, linconnu se trouve aux
frontières des sciences, là où les professeurs "se mangent entre eux", comme
dit Goethe » .
Dautre
part vaste question épistémologique il y aurait à expliquer la
persistance de ces « croyances », de certaines dentre elles du moins,
chez certains scientifiques qui ne sont pas tous marginaux ni illuminés et aussi, bien
sûr, la prédominance de certaines « certitudes » ou
« vérités » scientifiques dans tous les champs du
savoir qui se sont révélées nêtre que de pures croyances ou romans
scientifiques, pire même, de simples affirmations dogmatiques. Lhistoire des
sciences est suffisamment riche en exemples de ce type pour navoir pas à y
insister. La relativité historique des connaissances qui ne remet
nullement en cause la prétention légitime de la recherche scientifique à établir le
vrai et à débusquer le faux devrait inciter à plus de modestie et à
remettre à sa place larrogance scientiste contemporaine. Comme la philosophie, la
science moderne est en effet un « champ de bataille » où saffrontent
croyances, convictions intimes, paradigmes théoriques, hypothèses, expériences
vérifiées, faits attestés, consensus provisoires, mais aussi incertitudes et ignorances
majeures. Et des pans entiers de la science restent des doxa, même si celles-ci sont
mieux fondées ou plus crédibles que les « croyances populaires » ou les
« histoires invraisemblables » du sens commun. Les débats passionnés sur
lâge et le destin de lunivers, lexistence ou non de la pluralité des
mondes habités, lorigine de lhomme (avec ses chaînons manquants), par
exemple, attestent, tout autant que les querelles dAllemands sur les
« pouvoirs extraordinaires » du cerveau, les spéculations métaphysiques des
neurosciences cognitivistes ou linnéité supposée des dons intellectuels, que la
science repose, au moins autant que les croyances populaires, sur des présupposés
ontologiques non élucidés, sur des postulations invérifiables (du moins
provisoirement), pour tout dire sur des « croyances obligatoires ».
Enfin, il faudrait
pouvoir rendre compte de la persistance du problème épistémologique ce qui
est déjà en soi un problème épistémologique des relations dialectiques
entre lavéré et le faux, le vraisemblable et linvraisemblable, le prouvable
et limprouvable, le vérifiable et linvérifiable, lenregistrable et le
non-enregistrable, le mesurable et le non-mesurable, le canonique et lanomique, le
normal et le pathologique (délire), le réel et le fantasme, etc. Ces catégories de
pensée ne sont pas seulement des a priori immuables, transhistoriques,
transcendantaux (ce quelles sont également, en grande partie), mais aussi des formes
symboliques qui permettent de penser le monde. Et ces formes symboliques, en tant que
formations spirituelles (langage, mythe, art, science, mathématiques, philosophie,
religion), sont aussi bien constituées que constituantes, construites que constructrices.
Ernst Cassirer rappelle opportunément la révolution criticiste de Kant qui empêche à
la fois le dogmatisme et le scepticisme : « On ne décrit plus le savoir soit
comme une partie de lêtre soit comme sa copie, et pourtant, loin de renoncer
dautre part à sa relation à cet être, on la fonde dans une perspective nouvelle.
Car cest désormais la fonction du savoir qui construit et constitue
lobjet, non comme absolu, mais comme conditionné précisément par cette fonction.
Ce que nous appelons lêtre "objectif", lobjet de
lexpérience, nest lui-même possible que sous la supposition de
lentendement et de ses fonctions dunité a priori [...]. Il sagit
de montrer comment les diverses formes constitutives de la connaissance
limpression sensible et lintuition pure, les catégories de lentendement
pur et les idées de la raison pure senchaînent les unes les autres et
définissent lorganisation théorique du réel grâce à cette corrélation et cette
co-détermination. Cette définition nest pas empruntée à lobjet, mais
comporte un acte de la "spontanéité" de lentendement. Ce sont un mode et
une direction spécifiques de travail formateur qui mènent à limage du
monde de la connaissance théorique. Cette image apparaît donc, dans ses principaux
traits, non comme une "donnée" ou comme un produit fini que nous imposerait en
quelque façon la nature des choses, mais bien comme le résultat dune création
libre et néanmoins étrangère à tout arbitraire, intégralement conforme à des
lois ».
Si lon admet
que tout système de pensée tente par ses propres moyens davoir accès au caché
(linconnu, lopaque, locculté, lenfoui, le refoulé, le non encore
expliqué, le non encore compris, etc.), on peut également estimer quil constitue
une recherche « savante » ou « sauvage » (quête,
exploration, investigation, rumination) qui bute sur les principales figures de ce caché,
lequel se révèle en se dissimulant et se dissimule en se révélant : le secret,
lénigme, le mystère. Dans ces interrogations et
questionnements (hypothèses, doutes, certitudes, incertitudes) où alternent les
questions sans réponses et les réponses sans questions, les secrets, les énigmes et les
mystères constituent les « réalités » primordiales sur lesquelles
« travaillent » nécessairement (travail de pensée, de rêve,
dinvention, de deuil aussi) les systèmes de pensée, y compris évidemment les
sciences dites rationalistes. Dès lors simposent épistémologiquement deux règles
fondamentales pour la direction de lesprit, lequel ne se réduit ni aux
différentes procédures de « lesprit de géométrie », ni aux
intuitions de « lesprit de finesse », mais comporte une infinité dintentionnalités
cognitives, perceptives, imaginatives, affectives, symboliques, créatrices, etc.
Par Jean-Marie Brohm Professeur de
Sociologie -
Directeur de lIRSA -
Université Paul Valéry -
Montpellier III
(p.4- Phénoménologie
de lÉtrange
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