La première règle
me semble être la « neutralité bienveillante » vis-à-vis de ces réalités
étranges, mystérieuses, énigmatiques, insolites. Lattitude théorique
conséquente consiste à les juger a posteriori et non a priori, à aller
voir sur le terrain et non à les récuser demblée, au nom dun préjugement
négatif. Dans une socio-anthropologie compréhensive, clinique, herméneutique,
ethnopsychanalytique, le principe épistémologique du « tout entendre, tout
recevoir » du côté du chercheur est le corollaire complémentaire du « tout
pouvoir dire, tout oser exprimer » du côté de « lobjet »
observé, lequel est la plupart du temps un sujet, cest-à-dire un être
culturel de langage, engagé dans un « monde vécu ». Hélène
Renard remarque justement que « certains phénomènes ne peuvent être
raisonnablement rayés des réalités historiques. Ils ont existé ils
existent encore de nos jours. La lévitation, les stigmates, la luminescence du corps,
lhyperthermie, la bilocation, le jeûne absolu, la résistance à la douleur,
lincorruption du cadavre sont des réalités attestées. Ces phénomènes ont été
observés et circonstanciés. Les noms, les lieux, les personnes ont été mentionnés de
façon précise. Ces réalités, des témoins les ont observées. La recevabilité des
témoignages, leur authenticité, ont fait lobjet de travaux sérieux par des
historiens compétents qui ont opéré le tri nécessaire pour éliminer les cas de
supercherie ou dexagération [...]. Il reste donc des faits que, sauf partialité
intellectuelle, on ne peut nier ni rejeter sous prétexte quils dérangent. Certes,
admettre de tels faits, ne pas les traiter par le mépris, cela exige un effort. Mais il
convient, pour garder un véritable esprit objectif, de savoir résister à
lattitude première de rejet ».
La deuxième règle
concerne la « mise entre parenthèses » ou « hors circuit » des
degrés de « réalité » des contenus noématiques de ces mondes vécus. La réduction
phénoménologique, même provisoire, vise à comprendre les intentionnalités qui
constituent ces mondes vécus en tant que « conscience de quelque
chose » : intentionnalités de perception, de témoignage, dimagination,
de divination, de communication, de remémoration, dinvocation, dincantation,
de prophétie, dexorcisme, etc. Edmund Husserl nous a laissé des analyses
classiques de lintentionnalité en tant que corrélation entre une visée, la cogitatio
ou noèse, et lobjet visé, le cogitatum ou noème, entre le percevoir et le
perçu, limaginer et limaginé, entre le souvenir et le souvenu, entre le
juger et le jugé comme tel, etc. Ces intentionnalités sont des donations de sens
dans un vécu intentionnel en tant quil se donne dans sa phénoménalité.
« Dans le souvenir, écrit Husserl, nous trouvons après la réduction
[phénoménologique] le souvenu comme tel, dans lattente lattendu comme tel,
dans limagination créatrice limaginé comme tel. En chacun de ces vécus
"habite" un sens noématique ». Tout vécu a donc son
« objet » intentionnel qui a un sens. Il faut dès lors « instituer une
distinction entre lobjet de la représentation et lexistence de cet
objet », entre lobjet « mental », « intentionnel » ou
« immanent » dune part, et lobjet « réel »
dautre part, et cet objet réel doit être mis entre parenthèses, ce qui signifie
quil faut se « tenir à ce qui est donné dans le vécu pur et le prendre
exactement comme il se donne ». La réduction phénoménologique est donc
la mise hors circuit, entre parenthèses, de lattitude naturelle,
quelle soit savante (scientifique) ou spontanée (folklorique), pour
« décrire avec une fidélité absolue ce qui se présente réellement dans sa
pureté phénoménologique, en se gardant de toute interprétation qui transgresserait les
limites du donné ». Et cette mise entre parenthèses phénoménologique
implique par exemple que la perception de tel arbre en fleurs, de tel événement, de
telle situation, etc., « empêche quon porte aucun jugement sur la réalité
perçue », « tout jugement de perception, la position de valeur qui
sédifie sur cette base et éventuellement le jugement de valeur, etc. », en
somme tout énoncé dévaluation, ce qui implique de « ne pas imposer au vécu
dautre propriété que celle qui est réellement incluse dans son
essence » .
Dans tous les
vécus intentionnels habite un sens noématique originaire, selon une relation
noético-noématique spécifique. « Il peut sagir chaque fois dun arbre
en fleurs, et chaque fois cet arbre peut apparaître de telle façon que la description
fidèle de ce qui apparaît comme tel se fasse nécessairement avec les mêmes
expressions. Et pourtant les corrélats noématiques sont pour cette raison
essentiellement différents, selon quil sagit dune perception,
dune imagination, dune présentification du type portrait, dun souvenir,
etc., etc. Dans un cas ce qui apparaît est caractérisé comme "réalité
corporelle", une autre fois comme fictum, dans un autre cas encore comme
présentification du type souvenir, etc. Ce sont des caractères que nous découvrons sur
le perçu, limaginé, le souvenu, etc., comme tels sur le sens de la
perception, sur le sens de limagination, sur le sens du souvenir ; ils en
sont inséparables et lui appartiennent nécessairement, en corrélation avec les
espèces respectives de vécus noétiques ». Ces vécus
noético-noématiques eux-mêmes ne sont pas simples, mais apparaissent dans le flux
temporel de conscience avec leurs apparitions, silhouettes, profils, facettes, esquisses,
couches et moments complexes (Abschattungen).
On voit donc
que lattitude naturelle naïve quelle soit scientiste, positiviste
ou rationaliste qui prend à la lettre la dichotomie de lexistence ou de
la non-existence, de la réalité ou de lirréalité, de lobjectivité ou de
la subjectivité, de lextériorité ou de lintériorité des contenus
intentionnels en traitant les « faits » comme des choses ou les
« choses » comme des faits sans sinterroger sur la nature
intentionnelle des « données » du « réel », méconnaît
profondément lessence eidétique du vécu (de la perception, de limagination,
du jugement, de la remémoration, etc.). Tandis que lattitude naturelle, notamment
celle des sciences dites naturelles, postule quil existe des rapports réels entre
larbre en fleurs en tant quexistant dans la réalité spatiale transcendante
et que la perception de cet arbre en fleurs est un état psychique réel qui nous
appartient en tant quhomme réel dans la nature réelle, lattitude
phénoménologique met entre parenthèses lêtre réel, ou supposé tel, de cet
arbre pour décrire, en tant que donné phénoménologique vécu, la perception,
limagination, le souvenir, etc. du point de vue de la corrélation intentionnelle
entre la noèse et le noème. Dès lors « larbre pur et simple peut flamber,
se résoudre en ses éléments chimiques, etc. Mais le sens le sens de cette
perception, lequel appartient nécessairement à son essence ne peut pas
brûler, il na pas déléments chimiques, pas de force, pas de propriétés
naturelles ».
Et bien évidemment
aussi, si lon admet avec Husserl « la validité universelle de la
corrélation fondamentale entre noèse et noème », tous les actes
intentionnels (scientifiques, cognitifs, affectifs, volitifs, artistiques,
esthétiques, éthiques, religieux, magiques, initiatiques, divinatoires, etc.) sont
redevables dune réduction phénoménologique qui suspend le jugement sur leur
statut ontologique ou leur « réalité » (objective, vraie, extérieure,
attestée, vérifiée, mesurée, prouvée, etc.). Ne se pose donc plus comme dans
lattitude naturelle la question de la véracité (fausseté) ou de
lauthenticité (imaginaire) des croyances, crédulités, superstitions, illusions,
hallucinations, rumeurs, légendes, affabulations, etc., ni celle de leur
« réfutation » (récusation), mais celle de leur sens vécu intentionnel.
Cette attitude phénoménologique qui accueille le donné tel quil se donne
phénoménalement est tout aussi rigoureuse notamment pour une
socio-anthropologie de létrange, de linsolite, du prodigieux, du
merveilleux que les laborieuses procédures de « construction de la
réalité sociale » (qui tiennent lieu de vertu dormitive en
socio-anthropologie),
les multiples « enquêtes » dites de « terrain » (questionnaires
qui contiennent déjà par anticipation les « réponses », sondages qui ne
« sondent rien »...), les « observations scientifiques
objectives » (dans des conditions qui nont
d« expérimentales » que le nom), les diverses méthodologies
réductionnistes de « mise à distance » du chercheur et
d« objectivation » des « faits » (papillons quon
pourrait épingler ou champignons quil suffirait de ramasser...) qui prétendent
toutes définir aujourdhui « la » démarche scientifique ou
« la » sociologie.
Alors
« il est possible que la phénoménologie ait aussi quelque chose à dire et
peut-être beaucoup à dire au sujet des hallucinations, des illusions et en général des
perceptions mensongères ; mais il est évident que ces perceptions mensongères,
envisagées avec le rôle quelles jouaient dans le cadre de lattitude
naturelle, tombent sous la réduction phénoménologique. Désormais si lon
considère la perception et même un enchaînement de perceptions qui se poursuit de
façon quelconque (comme quand nous contemplons larbre en fleurs tout en nous
promenant), nous navons pas à nous demander par exemple sil lui correspond
quelque chose dans "la" réalité. Cette réalité thétique, considérée par
rapport au jugement, pour nous nest pas là. Néanmoins tout pour ainsi dire demeure
comme par devant. Le vécu de perception, même après la réduction phénoménologique,
est la perception de "ce pommier en fleurs, dans ce jardin, etc." ;
de même le plaisir après la réduction est le plaisir que nous prenons à ce
même arbre. Larbre na pas perdu la moindre nuance de tous les moments,
qualités, caractères avec lesquels il apparaissait dans cette perception, et avec
lesquels il se montrait "beau", "plein dattrait", etc.,
"dans" ce plaisir ».
Et lon peut
donc, en toute rigueur, envisager pareille analyse phénoménologique pour toutes les
« apparitions », toutes les « rencontres », toutes les
« manifestations », quelles soient ordinaires ou extraordinaires,
volontaires ou involontaires, normales ou anormales, triviales ou merveilleuses...
(p.5- Mondes
vécus étrangers : le Visible et lInvisible
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