2.
« Le 9 mai 1919, Il Giornale dItalia publiait un entrefilet surprenant.
Dans le couvent dun village reculé des Pouilles, un moine capucin prétendait
souffrir des stigmates du Christ en croix, aux mains, aux pieds et au côté gauche. Cinq
plaies sanguinolentes qui ne cicatrisaient jamais. À en croire ce capucin, nommé Padre
Pio da Pietrelcina, ses stigmates remontaient à quelques mois déjà. Un personnage
lumineux, peut-être un ange, les lui aurait infligés alors quil priait seul dans
léglise de son couvent ». Ainsi commence larticle de Bertrand Le Gendre
dans Le Monde consacré à ce « cas énigmatique ». Les autorités
religieuses, méfiantes et même hostiles, ne font rien pour aider Padre Pio à surmonter
cette épreuve et le soupçon sinstalle très vite : on laccuse de
sinfliger lui-même ses blessures et de les entretenir artificiellement, il
sidentifierait hystériquement au martyre du Christ et ne serait quun
mystificateur. Le Saint Office et les capucins, pour en avoir le cur net,
dépêchent des médecins sur place :
« Au cours de la seule année 1919, le
soi-disant stigmatisé est examiné six fois. Leurs conclusions convergent : Padre
Pio nest pas un affabulateur. Ses lésions sont bien réelles et résistent à tout
traitement. Les hommes de science ne décrivent pas en termes identiques les stigmates du
capucin. Lun parle de blessures superficielles qui suintent continûment. Un autre
prétend que la paume des mains est transpercée de part en part. Mais ils sont
unanimes : le phénomène est inexplicable scientifiquement ».
Padre Pio, quant
à lui, porte des mitaines, sauf durant les messes pendant lesquelles il dissimule ses
paumes saignantes dans les manches de son surplis. Il emmaillote comme il peut ses pieds
dans ses grossières sandales de capucin, panse sa plaie au côté avec son linge de
corps. Bientôt toute lItalie est au courant et lÉglise qui le persécute (un
micro est placé sous son lit et même, selon plusieurs de ses biographes, dans le
confessionnal où il officie...) tente de lisoler, tandis quaffluent les
fidèles sur ce nouveau lieu de pèlerinage miraculeux (cinq à six millions de personnes
visitent chaque année la cellule du Padre Pio, alors que Lourdes nen accueille que
quatre millions...). Padre Pio, qui sera peut-être un jour béatifié, a raconté
lui-même son expérience vécue.
« La scène se passe le 20 septembre 1918. Le
capucin vient de célébrer la messe. Il est agenouillé face à la statue dun
Christ supplicié aux plaies sanglantes, qui est lobjet dun culte
fervent, depuis, à San Giovanni Rotondo. Padre Pio est alors "surpris par un repos
semblable à un doux sommeil".
"Tous mes sens internes et externes et même les
facultés de mon âme, se remémore-t-il, se trouvaient dans une quiétude indescriptible.
Et pendant que tout ceci saccomplissait, je vis devant moi un personnage mystérieux
[dont] les mains, les pieds et le côté ruisselaient de sang. Sa vue était
terrifiante".
Cest à ce moment précis que linouï se produisit :
"La vision du personnage disparut et je maperçus que mes mains, mes pieds et
mon côté étaient percés et ruisselaient de sang". Leffroi du jeune capucin
est alors à son comble. Il décide de se taire et de badigeonner ses plaies avec de la
teinture diode en espérant que le sang sarrêtera de couler. Mais les plaies
ne cicatrisent pas ». Bien évidemment, on a tenté depuis dexpliquer ce
phénomène de stigmatisation : hystérie, somatisation, auto-suggestion, etc. Ce qui
est frappant dans ce témoignage, cest que le capucin lui-même est effrayé,
ébranlé dans son monde vécu ordinaire, puisquil tente de guérir ses plaies avec
de la teinture diode, donc de recourir à une médication connue de lui. Rien
ny fait. Encore plus troublante est lintrusion soudaine dans son univers de
capucin dun mystérieux personnage qui bouleverse sa vie en instituant une nouvelle
temporalité et un nouveau monde vécu, douloureux, énigmatique, incompréhensible. Or,
ce personnage mystique « terrifiant » et « ruisselant de sang »
est en principe compatible avec les « croyances » de son monde vécu
religieux. Qui est ce personnage ? Les scientifiques et certains hommes
dÉglise sefforcent de donner une réponse intelligible aux stigmates visibles
qui apparaissent sur le corps de Padre Pio, mais ils refoulent la vision vécue
par Padre Pio de ce personnage mystérieux qui lui est apparu. Cest donc la
phénoménalité dune « manifestation » ou dune
« apparition » quils récusent ou contournent, comme sils
narrivaient pas à concevoir le lien phénoménal entre lapparaître,
puis le disparaître, de la vision dun personnage auparavant invisible, et
lapparition visible de stigmates qui ne disparaissent pas. Dautres
visions tourmenteront dailleurs Padre Pio puisque, sil faut en croire ses
biographes, tous hagiographes, « il subit des nuits durant les assauts du Malin, qui
le frappe de "vrais coups". Parfois Satan apparaît [je souligne] sous la
forme dun chat noir, du pape Pie X ou dune jeune femme nue dansant
lascivement ». La mort de Padre Pio (disparition physique) le 23 septembre 1968, à
2 h 30, entretient dailleurs le mystère de lapparition
mystique : « Ultime énigme, révélée par sa toilette mortuaire, ses
stigmates ont inexplicablement disparu. Aucune cicatrice ne subsiste ».
On a là un
flux phénoménal ininterrompu de témoignages qui se superposent historiquement comme des
couches ou alluvions de sens. Les mondes vécus collectifs des uns (capucins, médecins,
Saint Office, paroissiens de Padre Pio, pèlerins, biographes, journalistes, etc.)
renvoient au monde vécu singulier de Padre Pio en tentant de lui donner un sens
(scientifique, religieux, surnaturel, etc.). Mais le monde vécu de Padre Pio atteste
lui-même dun autre monde auquel il a participé linstant dune
apparition ou dune vision :
« Jai vu un personnage
mystérieux ».
Cest en première personne que Padre Pio a vu, en
contemplant la statue du Christ en croix, ce personnage ruisselant de sang. Et ce
personnage, à son tour, qua-t-il vu, ou qua-t-il donné à voir quil
avait déjà vu ? On peut tenter de réduire la vision de Padre Pio à une
hallucination, un effet de mirage, une illusion sensorielle, ou toute autre explication
« objective » (épuisement physique, constitution fragile, déficit
psychologique, etc.), la question philosophique reste entière comme énigme : le
monde vécu dun sujet qui devient témoin dune « réalité »,
comme les évangélistes ont été les témoins de la vie du Christ.
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