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  Apparitions des Énigmes  (page 6)

Complémentarisme de
l'ethnopsychanalyse et de la phénoménologie

(p.1- La transversalité de l’insolite
(p.2- Modèles de pensée
(p.3- L’Étrange et ses doubles : Secret, Énigme, Mystère
(p.4- Phénoménologie de l’Étrange
(p.5- 
Mondes vécus étrangers : le Visible et l’Invisible
(p.6-  Padre Pio, une étude de J-M Brohm

Padre Pio, une étude de J-M Brohm

2. « Le 9 mai 1919, Il Giornale d’Italia publiait un entrefilet surprenant. Dans le couvent d’un village reculé des Pouilles, un moine capucin prétendait souffrir des stigmates du Christ en croix, aux mains, aux pieds et au côté gauche. Cinq plaies sanguinolentes qui ne cicatrisaient jamais. À en croire ce capucin, nommé Padre Pio da Pietrelcina, ses stigmates remontaient à quelques mois déjà. Un personnage lumineux, peut-être un ange, les lui aurait infligés alors qu’il priait seul dans l’église de son couvent ». Ainsi commence l’article de Bertrand Le Gendre dans Le Monde consacré à ce « cas énigmatique ». Les autorités religieuses, méfiantes et même hostiles, ne font rien pour aider Padre Pio à surmonter cette épreuve et le soupçon s’installe très vite : on l’accuse de s’infliger lui-même ses blessures et de les entretenir artificiellement, il s’identifierait hystériquement au martyre du Christ et ne serait qu’un mystificateur. Le Saint Office et les capucins, pour en avoir le cœur net, dépêchent des médecins sur place : 
« Au cours de la seule année 1919, le soi-disant stigmatisé est examiné six fois. Leurs conclusions convergent : Padre Pio n’est pas un affabulateur. Ses lésions sont bien réelles et résistent à tout traitement. Les hommes de science ne décrivent pas en termes identiques les stigmates du capucin. L’un parle de blessures superficielles qui suintent continûment. Un autre prétend que la paume des mains est transpercée de part en part. Mais ils sont unanimes : le phénomène est inexplicable scientifiquement ». 
Padre Pio, quant à lui, porte des mitaines, sauf durant les messes pendant lesquelles il dissimule ses paumes saignantes dans les manches de son surplis. Il emmaillote comme il peut ses pieds dans ses grossières sandales de capucin, panse sa plaie au côté avec son linge de corps. Bientôt toute l’Italie est au courant et l’Église qui le persécute (un micro est placé sous son lit et même, selon plusieurs de ses biographes, dans le confessionnal où il officie...) tente de l’isoler, tandis qu’affluent les fidèles sur ce nouveau lieu de pèlerinage miraculeux (cinq à six millions de personnes visitent chaque année la cellule du Padre Pio, alors que Lourdes n’en accueille que quatre millions...). Padre Pio, qui sera peut-être un jour béatifié, a raconté lui-même son expérience vécue. 
« La scène se passe le 20 septembre 1918. Le capucin vient de célébrer la messe. Il est agenouillé face à la statue d’un Christ supplicié aux plaies sanglantes, qui est l’objet d’un culte fervent, depuis, à San Giovanni Rotondo. Padre Pio est alors "surpris par un repos semblable à un doux sommeil". 
"Tous mes sens internes et externes et même les facultés de mon âme, se remémore-t-il, se trouvaient dans une quiétude indescriptible. Et pendant que tout ceci s’accomplissait, je vis devant moi un personnage mystérieux [dont] les mains, les pieds et le côté ruisselaient de sang. Sa vue était terrifiante". 
C’est à ce moment précis que l’inouï se produisit : 
"La vision du personnage disparut et je m’aperçus que mes mains, mes pieds et mon côté étaient percés et ruisselaient de sang". L’effroi du jeune capucin est alors à son comble. Il décide de se taire et de badigeonner ses plaies avec de la teinture d’iode en espérant que le sang s’arrêtera de couler. Mais les plaies ne cicatrisent pas ». Bien évidemment, on a tenté depuis d’expliquer ce phénomène de stigmatisation : hystérie, somatisation, auto-suggestion, etc. Ce qui est frappant dans ce témoignage, c’est que le capucin lui-même est effrayé, ébranlé dans son monde vécu ordinaire, puisqu’il tente de guérir ses plaies avec de la teinture d’iode, donc de recourir à une médication connue de lui. Rien n’y fait. Encore plus troublante est l’intrusion soudaine dans son univers de capucin d’un mystérieux personnage qui bouleverse sa vie en instituant une nouvelle temporalité et un nouveau monde vécu, douloureux, énigmatique, incompréhensible. Or, ce personnage mystique « terrifiant » et « ruisselant de sang » est en principe compatible avec les « croyances » de son monde vécu religieux. Qui est ce personnage ? Les scientifiques et certains hommes d’Église s’efforcent de donner une réponse intelligible aux stigmates visibles qui apparaissent sur le corps de Padre Pio, mais ils refoulent la vision vécue par Padre Pio de ce personnage mystérieux qui lui est apparu. C’est donc la phénoménalité d’une « manifestation » ou d’une « apparition » qu’ils récusent ou contournent, comme s’ils n’arrivaient pas à concevoir le lien phénoménal entre l’apparaître, puis le disparaître, de la vision d’un personnage auparavant invisible, et l’apparition visible de stigmates qui ne disparaissent pas. D’autres visions tourmenteront d’ailleurs Padre Pio puisque, s’il faut en croire ses biographes, tous hagiographes, « il subit des nuits durant les assauts du Malin, qui le frappe de "vrais coups". Parfois Satan apparaît [je souligne] sous la forme d’un chat noir, du pape Pie X ou d’une jeune femme nue dansant lascivement ». La mort de Padre Pio (disparition physique) le 23 septembre 1968, à 2 h 30, entretient d’ailleurs le mystère de l’apparition mystique : « Ultime énigme, révélée par sa toilette mortuaire, ses stigmates ont inexplicablement disparu. Aucune cicatrice ne subsiste ».

On a là un flux phénoménal ininterrompu de témoignages qui se superposent historiquement comme des couches ou alluvions de sens. Les mondes vécus collectifs des uns (capucins, médecins, Saint Office, paroissiens de Padre Pio, pèlerins, biographes, journalistes, etc.) renvoient au monde vécu singulier de Padre Pio en tentant de lui donner un sens (scientifique, religieux, surnaturel, etc.). Mais le monde vécu de Padre Pio atteste lui-même d’un autre monde auquel il a participé l’instant d’une apparition ou d’une vision : 
« J’ai vu un personnage mystérieux ». 
C’est en première personne que Padre Pio a vu, en contemplant la statue du Christ en croix, ce personnage ruisselant de sang. Et ce personnage, à son tour, qu’a-t-il vu, ou qu’a-t-il donné à voir qu’il avait déjà vu ? On peut tenter de réduire la vision de Padre Pio à une hallucination, un effet de mirage, une illusion sensorielle, ou toute autre explication « objective » (épuisement physique, constitution fragile, déficit psychologique, etc.), la question philosophique reste entière comme énigme : le monde vécu d’un sujet qui devient témoin d’une « réalité », comme les évangélistes ont été les témoins de la vie du Christ.


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