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  L'emprise  de Régis Debray
NRF, Gallimard, 31 Mars 2000

[ L'homme - la médiologie - L'emprise  - Régis Debray i.f - Dieu, un itinéraire]   

On lit d'un trait le livre de Régis Debray, L'emprise, car le style emporte le lecteur comme si, en trouvant le secret de l'articulation du continu et du discontinu, il savait persuader au risque de ne pas convaincre. L'ensemble brille d'une ingéniosité consensuelle qui ne fâchera ni les conservateurs ni les partisans prisonniers de la caverne mais qui fera douter un instant ceux qui ont la vue plus exercée. 
  C'est que l'auteur de ce qui se veut un pamphlet contre la Presse trouve rassurant le bruit de la houle (p.17) comme si le retour à intervalles réguliers d'un temps fort pouvait rassurer autre chose qu'un corps, un enfant ou un danseur. Tout est donc joué dès le début et la fin ne dira rien de plus dans le repli du sujet sur ce qui lui est propre, dans ce refus de l'héroïsme à qui Montaigne a donné des lettres de noblesse dans une époque, il est vrai, de bruit et de fureur qui n'a qu'une lointaine ressemblance avec un Etat de Droit.
  Et certes, la distinction de Nietzsche qui nous invite à scruter le devenir passé pour découvrir le rythme sombre et inquiétant de la brute humaine qu'il serait vain de vouloir transformer et les éclaircies de l'héroïsme qui travaille sur ce qui est modifiable, voilà qui donne un sens au courage, à la bravoure, au sacrifice des grands hommes de bien sans lesquels l'humanité n'existerait pas. Mais si la métaphore de la houle convient au premier aspect, au rythme de l'espèce, peut-on réduire le second à l'insignifiance de l'écume, sans le nier, sans se noyer dans le mécanisme de la force des choses qui explique tout et qui ne comprend rien? N'est-on pas en train de nous dire que Socrate est mort pour rien, que le temps agit, qu'il faut donc s'en remettre à cette houle comme à l'espoir qui maudit le présent en se confiant à ce qu'on dénonce, à la paresse d'un balancier tel un misanthrope qui renonce à sa vocation de Don Quichotte? Le héros est-il fatigué pour "décliner la querelle, passer son chemin en souriant" un peu comme La Bougie de Ponge qui va se noyer dans son alimentaire?
  L'analogie permettant tous les rapprochements, le livre conte les méfaits de l'opinion qui renaît sans cesse de la crédulité, du conformisme exploité par des montreurs de marionnettes médiatiques qui sont eux-mêmes victimes de l'illusion des prisonniers de la caverne. On a dit que la science était une forme de religion, pourquoi pas la presse? Et l'auteur de filer la métaphore, de scruter la presse à travers une optique religieuse dans un parcours où l'abstrait s'étonne de retrouver dans l'objet ce qu'il fait apparaître,  du service des âmes à la mondialisation religieuse, au risque de mal déterminer l'un et l'autre, la presse et la religion.
  Cette démonstration persuasive, ingénieuse, intelligente dans l'invention des moyens, centrée sur le retour du même dans la négation de l'héroïsme nivelle les Athéniens et les Cafres en accord avec l'épistémologie contemporaine de l'histoire: "... L'histoire  contemporaine a cessé d'être rapport aux valeurs pour devenir histoire naturelle des hommes, oeuvre de pure curiosité." P. Veyne. Non? Sans rire?
Bergson écrivait pourtant: "Le feu qui est au centre de la terre n'apparaît qu'au sommet des volcans." pour suggérer que le grand homme de bien est à la fois inventif et simple, que s'il fraye des voies nouvelles à la vertu et à la métaphysique c'est que la société ne peut progresser que si elle laisse faire l'individu.
  Ce livre fait peut-être la part belle à la presse qui ne risque pas grand chose à s'entendre comparée à un moment de l'histoire comme si l'idée de justice pouvait faire autre chose que de condamner l'injustice: si tout est illusion, pourquoi une illusion plutôt qu'une autre, pourquoi pas la presse comme un moindre mal? 
  Si la force des choses semble toujours l'emporter c'est parce que le point de vue des valeurs et de l'héroïsme n'entre pas dans la théorie: à travers une théorie réductrice on ne peut voir qu'un réel étriqué, ce qui est confondre l'espoir et l'espérance et tourner le dos à l'aventure.
  A trop vouloir étouffer, ne finit-on pas par embrasser, selon le jeu du conscient et de l'inconscient?
  Si le secret de la transmission, sa "pierre philosophale", c'est l'héroïsme il faudra bien tôt ou tard le prendre en compte et peut être relire Bergson: "On tient à l'éloge et aux honneurs dans l'exacte mesure où l'on n'est pas sûr d'avoir réussi .... mais celui qui est sûr, absolument sûr, d'avoir produit une oeuvre viable et durable, celui-là n'a plus que faire de l'éloge... parce qu'il est créateur..." La conscience et la vie, page 23.

Joseph Llapasset.

[ L'homme - la médiologie - L'emprise  - Régis Debray i.f - Dieu, un itinéraire ]   

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