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Feutrement bien... ou, les trois frères

Un conte pour enfant.

Autrefois, il y a bien longtemps, dans un château entouré de chênes verts et de vignes, vivait un seigneur riche et puissant, avec sa femme, ses quatre fils, ses écuyers ses domestiques, ses chiens et ses faucons de chasse. Tout ce qu'on apercevait par les fenêtres de son donjon lui appartenait. Un jour, des messagers sont venus demander à tous les courageux d'aller se battre très loin, de l'autre côté de la mer, pour défendre des hommes pieux qui allaient vénérer le tombeau de leur Maître et à qui on faisait des misères.

Le seigneur du château aurait bien voulu y aller, mais il était très malade et tout le monde pensait qu'il allait bientôt mourir. Conrad, le plus âgé de ses fils, qui devait avoir toutes les terres après la mort de son père, n'avait pas du tout envie de s'éloigner. Les ennuis des gens qui s’en allaient au diable perpette, ça lui était vraiment bien égal, il est donc resté tranquillement à la maison. Ses frères:

Guilhem,Roch Fulcran
 
  étaient des garçons gentils et pas compliqués.

Dès qu’ils ont appris qu'il fallait se battre ils ont dit: "D'accord on y va!" Ils ne comprenaient pas très bien qui avait tort, qui avait raison mais comme ils n’avaient ni domaine, ni château à garder ils étaient ravis de courir l'aventure. Et ils sont partis dans le bel équipement que le seigneur leur père leur a donné pour l'occasion, avec sa bénédiction. Ils étaient fiers d'aller rejoindre les autres chevaliers et ils espéraient gagner là-bas beaucoup de terres et de richesses. Sans se l'avouer, ils rêvaient peut-être aussi de conquérir le cœur d'une de ces princesses qu'on disait si belles avec leurs grands yeux noirs et leurs longs cheveux de soie qui leur tombaient jusqu’aux pieds.

Ils ont commencé par faire un voyage interminable dans la pluie, la chaleur, souvent sans rien à manger. Avec des compagnons de route qui tombaient malades d'autres qui ne voulaient plus avancer, des brigands cachés en embuscade qui leur sautaient dessus, des bandes de chiens sauvages qui les poursuivaient en hurlant des nuages de sauterelles qui dévoraient les feuilles des arbres et les écussons brodées sur les drapeaux, des puces qui venaient se glisser sous leur armure et qui les mordaient sans qu'ils puissent seulement se gratter... tous les ennuis que tu peux inventer et encore beaucoup d'autres que nous ne connaissons même pas. Un véritable enfer!
Quand ils sont arrivés là-bas, ils ont cru que leurs malheurs étaient finis, ils ne savaient pas qu’ils ne faisaient que commencer.

Dans ce pays, tout était nouveau et dangereux: le soleil, si brûlant à midi que beaucoup tombaient brusquement de leur cheval comme si une flèche les avait touchés ...   

  L'eau des torrents était si froide qu'après en avoir bu ils étaient pris de coliques épouvantables, sans oublier les fruits qui leur donnaient la fièvre, le sable où les pieds des chevaux s'enfonçaient jusqu'aux chevilles, les serpents et les scorpions du désert dont la morsure était mortelle sans compter bien sûr, un ennemi qui attaquait toujours quand on ne s'y attendait pas.

Nos trois garçons se sont battus sans se plaindre, vingt fois chacun, ils ont été blessés, ils ont failli être faits prisonniers, ils ont cru mourir. Ils ont assiégé des forteresses, ils ont pris des villages et des villes, mais ils n’étaient pas assez malins, nos trois petits, ils n'avaient pas assez de toupet pour dire: "Ce château est à nous, c'est nous qui l'avons pris". Il y en avait toujours de plus dégourdis pour le dire avant eux et le crier plus fort. Pauvres ils étaient venus, pauvres ils restaient !

Un jour (leurs chevaux étaient morts depuis déjà longtemps), ils avaient tant marché dans le sable brûlant et sur des pierres coupantes que leurs pieds saignaient et qu'ils ne pouvaient plus avancer. Ils se sont traînés jusqu'à une fontaine, et ils ont trempé leurs pieds nus dans l'eau fraîche.

Tout près d'eux, un vieil homme finissait de tondre son dromadaire. Ce n'était pas une affaire facile parce que la bête, qu'on avait ligotée par terre, rouspétait de toutes ses forces en remuant ses grosses lèvres boudeuses et en lançant de bonnes ruades dans tous les sens. Le chamelier a regardé ces trois enfants qui auraient pu être les siens, il a pris la belle laine dorée qu’il venait de récolter et il en a bourré autant qu'il a pu dans les pauvres bottes déchirées.

Ensuite il s'est éloigné tranquillement comme quelqu'un qui est content d'avoir rendu service. Alors les trois garçons ont enfilé leurs bottes et plus jamais ils n'ont eu mal aux pieds.   
Après toutes ces peines et toutes ces batailles, nos trois chevaliers finissent par avoir envie de retourner au pays. Ils ne veulent plus rester si loin de chez eux. Ils vont donc rentrer, le coeur aussi léger que la bourse.
 

Leur retour se passe comme sur le tapis volant du calife de Bagdad.   Déjà, ils se réjouissent de pouvoir embrasser leurs parents. Mais au château, ils ne retrouvent que leur mère, toute seule. Le seigneur est mort trois jours après leur départ. Conrad devenu le maître, a voulu organiser une grande chasse dans les bois, son cheval s’est emballé, et tous les deux ont dégringolé jusqu'au fond d'un ravin: plus de Conrad!

C'est bien malheureux, mais ils en ont tant vu qu'ils ne peuvent pas s'apitoyer trop longtemps sur ce maladroit. Du reste, leur nourrice a fait chauffer pour eux trois gros chaudrons d'eau: on peut dire que ce bain, ils l'ont bien mérité! Vivement ils jettent manteaux cottes chemises, et quand ils retirent leurs bottes, il en tombe quelque chose qui n'a ni forme ni couleur, c'est le poil de dromadaire du vieux chamelier charitable.
A force de marches et de sueur, sans le savoir, ils en ont fait du feutre. Voilà comment trois petits chevaliers ont rapporté la recette du feutre de leurs longues pérégrinations, et avec cette recette, la fortune pour eux et pour toute la région.

Texte de Jacqueline - mise en page Joëlle Llapasset ©

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