Epistémologie - A quoi sert l'histoire des sciences?
par Jean Dhombres.
(Directeur de l'I.R.E.M)
L'utilitarisme à tout crin
Chez les scientifiques, une attitude utilitariste est en
grand développement et fait recours à l'histoire des sciences à des fins
essentiellement pédagogiques. Il est symptomatique que ce recours soit le fait
de professeurs impliqués dans des systèmes pédagogiques assez différents. Ce
sont sans doute, parmi les enseignants scientifiques, les mathématiciens qui
marquent la volonté la plus grande d'utiliser la voie historique, aussi bien en
France, dont on connaît la raideur formaliste dans l'enseignement secondaire,
qu'en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, où l'aspect "ludique", par
opposition au théorique, fut privilégié dans l'apprentissage des
mathématiques. Pour la plupart des enseignants de mathématiques, ce recours à
l'histoire des sciences ne se justifie pas par le goût ou l'intérêt de cette
discipline, encore moins par un souci culturel, mais parce que ces enseignants
sont confrontés à des réactions négatives: d'une part, l'apathie des
élèves tant devant l'axiomatique (cas français) que face à des activités
où n'intervient plus un enchaînement de démonstrations (15) et, d'autre part,
le refus des collègues d'enseigner (15) une mathématique intemporelle, une structure ne vivant que
d'elle-même et apparemment par elle-même. |
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Chez certains enseignants la motivation devient encore plus
radicale. Le recours à l'histoire sert à destabiliser une vision trop
aisément qualifiée de "bourbakiste" en mathématiques,
c'est-à-dire procédant par déroulement nécessaire des propriétés d'une
structure à partir d'un petit nombre d'axiomes. L'histoire permet au contraire
d'indiquer que l'axiomatisation ne constitue pas l'essence de l'activité
mathématique, mais en jalonne tout au plus certaines époques, ainsi celle
d'Euclide au IIIème siècle avant notre ère, ou celle d'Hilbert au tournant du
XXème siècle. L'histoire signale et éclaire l'osmose enrichissante qui infuse de
la physique, de la mécanique, de l'astronomie, des statistiques, voire de la
biologie aux mathématiques, afin de constituer le fonds des faits
mathématiques enfin abstraits. Ainsi, l'histoire irrigue les développements
mathématiques par la vitalité scientifique générale, leur donne comme des
points de contact avec la réalité et comme un ancrage. On saisit ce que cela
a de bénéfique. |
Toutefois, pour l'organisation de la pratique éducative,
quelques conséquences de cet utilitarisme pédagogique méritent d'être
soulignées, car les problèmes soulevés ne sont pas aisés à résoudre.
D'abord, ce faisant, le mathématicien déborde son cadre
traditionnel et touche aux autres sciences dans son enseignement même. Des
choix s'imposent alors, afin, d'une part, de tenir explicitement compte des
connaissances des élèves en physique ou en chimie, ce qui implique une
sélection sévère de textes originaux commentés, et, d'autre part, de ne pas
imposer dans toute démarche scientifique une tendance mathématisante
prédominante. La mathématisation, par modélisation d'un phénomène physique,
pour brillante et efficace qu'elle soit, en plusieurs aspects, ne constitue pas
le fond même de la démarche du physicien, du biologiste, du géologue ou du
chimiste. Ainsi le mathématicien en optique, et dans le cadre de
l'approximation de Gauss des systèmes centrés, aura-t-il tendance à
privilégier le caractère homo-graphique de la correspondance entre un objet
lumineux et son image. Il y a pourtant bien d'autres aspects physiques.
Une autre conséquence est que le mathématicien, le
scientifique plus généralement, empiète sur le territoire de l'historien. Et
il y a là un problème sérieux. D'abord de méthodologie et d'exactitude,
comme nous le développerons plus loin. Mais le risque le plus grand est
d'inciter à la paresse l'enseignant historien lui-même, sinon de le
décourager. Ce n'est pas en faisant ce qui devrait constituer une part du
travail du collègue historien que le professeur de sciences améliorera les
choses (16). Car la réussite d'une éventuelle insertion de l'histoire des
sciences dans les programmes exige d'abord qu'une telle démarche soit acceptée
par les différentes catégories de professeurs. Cet accord, dans le passé, ne
fut jamais obtenu. L'absence de ce consensus minimal, respectueux certes des
modalités propres à chaque discipline, élimine progressivement tout
recours à l'histoire des sciences en invoquant comme faciles excuses la
structure même de la science ("ne pas se préoccuper des tâtonnements
par lesquels a passé la science"), et cela même dans les disciplines
comme la biologie, où la tradition historique semblait la plus riche, ou encore
la géologie, domaine où le sens du déplacement des temps devrait être le
plus sensible. On donne encore comme excuses les programmes (maladie
sempiternelle de l'enseignement), la non-pertinence de l'histoire des sciences
quant au développement culturel et historique et l'absence de maîtrise des
concepts scientifiques de base.
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La situation de l'histoire des techniques est tout aussi
ambiguë.
Une fois de plus s'applique la maxime maoïste assurant que le
problème de l'enseignement, c'est d'abord l'enseignant! Donc, en particulier,
sa formation. On ne modifiera rien en profondeur par des simples refontes de
programmes, que d'autres annuleront par la suite, si la formation même de
l'enseignant, tant mathématicien que physicien, historien ou philosophe, ne
comporte pas un travail sérieux sur l'histoire des sciences et des techniques. L'institutionnalisation
d'une telle formation à un stade ou un autre de la formation des milliers
d'enseignants est condition sine qua non de l'utilisation convenable de
l'histoire des sciences dans les classes, donc une tâche urgente des
universitaires responsables. Mais les universitaires peuvent-ils vraiment se
sentir responsables, aujourd'hui, après tant d'atermoiements sur la création
de centres de formation des maîtres, après les expériences assez douloureuses
de travail dans les écoles normales d'instituteurs, quand tous les choix,
toutes les décisions, et tous les financements, leur échappent? |
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Une autre conséquence d'une démarche historique
systématique pour l'enseignement des sciences est de soulever, par
elle-même, des difficultés de compréhension qui risquent de compliquer
sérieusement et quelquefois inutilement la tâche d'apprentissage de
l'élève. T. Rekveld signale à juste titre que l'étude de la théorie de la
relativité n'est guère facilitée par l'analyse "préalable des
efforts qui ont conduit à la théorie d'Einstein. La compréhension des
questions relatives à l'hypothèse d'un éther imprégnant toute substance
est en soi une entreprise difficile" (17).
On pourrait en dire autant de la mécanique aristotélicienne face à la
dynamique newtonienne ou de la notion de convergence telle qu'Euler la
concevait, voire Gauss, dans son travail fameux sur la série
hypergéométrique, face à la conceptualisation de Çauchy et de Weierstrass
telle que nous l'enseignons aujourd'hui. En d'autres termes, on ne saurait
oublier que la démarche scientifique est régie par une méthodologie très
structurée. Et que se plonger dans un moment scientifique du passé n'est en
rien plus facile que de développer l'approche contemporaine (18). Il faut en
prendre conscience. On conçoit toutefois plus aisément le parti qui peut
être tiré, selon une perspective historique, de descriptions de
l'instrumentation scientifique en physique et en chimie. Il y a tout un fond
d'histoire des techniques qui reste à développer dans un but éducatif,
notamment en utilisant des moyens audiovisuels. |
En résumé, l'histoire des sciences ne saurait être
employée systématiquement par l'utilitarisme pédagogique. Il s'agit d'être
logique avec le but poursuivi, une meilleure assimilation des méthodes
scientifiques, et ainsi d'adopter la remarque de Paul Langevin "On fait
trop souvent apprendre et non comprendre. A cette conception statique, il faut
substituer une conception dynamique s'appuyant sur l'histoire."
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Exactitude historique?
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Notes:
15- En Ontario, un temps, les mathématiques furent
laissées
en option tout au long du secondaire et selon un programme très éclectique. Il
y eut une très forte diminution du nombre des élèves dans les cours de
mathématiques... et des difficultés à l'entrée des universités.
16- Il n'en reste pas
moins qu'il faudra situer historiquement Hyppocrate ou Mariotte, Laplace, Euler
ou Poincaré... que l'origine des systèmes des nombres, avant ou après
l'alphabet, excite la curiosité! Que la division sexagésimale du système
horaire intrigue! Que la fixation de la longueur de l'équateur terrestre à un
peu plus de 40 000Km soulève des questions! Culture et curiosité vont de pair
et on ne court guère de risques à demander, tant à l'historien qu'au
scientifique de développer l'une par l'autre.
17-Rekveld: Relativité
(pour un enseignement rénové des sciences OCDE, Paris)
18- Nous ne pouvons
développer ici la discussion de tous les problèmes pratiques d'insertion de
l'histoire des sciences dans l'enseignement, du primaire au supérieur. Voir les
Actes du Colloque, Enseignement de l'histoire des sciences aux scientifiques, 9,
10, 11 Octobre 1980.
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