L'utilitarisme pédagogique connaît aussi une insidieuse
conséquence que tentent de combattre tous les historiens des sciences. Il
s'agit du choix, presque inconscient, dans les textes du passé, de tout ce
qui paraît être à la racine des conceptions actuelles, et au contraire du
rejet, par oubli, de tous les développements qui leur semblent étrangers.
L'histoire des sciences est certes une mine
particulièrement riche, car elle permet de visualiser des tâtonnements, des
cheminements, des erreurs, le rôle des préjugés idéologiques, l'importance
d'un vocabulaire précis, le poids des bonnes notations, des symboles, mais
aussi la fulgurance de certaines intuitions, la force comprimée de certaines
démonstrations livrées telles quelles, sans fard, la beauté de synthèses
puissantes. On peut y suivre la difficile germination des concepts les plus
simples, ceux que précisément l'on trouve au début de toute théorisation
scientifique: énergie, entropie, chaleur, équilibre chimique, vitesse ou
accélération, opérateurs, etc. Comme mémoire des difficultés, l'histoire
des sciences est pédagogiquement très riche, sans qu'il soit besoin de
recourir aux remarques, souvent pertinentes, d'épistémologie génétique de
Piaget et de ses continuateurs, ou à la loi de récapitulation de Haeckel,
selon laquelle l'individu, dans son développement, passe par toutes les
étapes de l'espèce. Mais de quelle histoire s'agit-il ?
Une histoire qui ne juge que négativement ou positivement
les résultats et les efforts du passé en fonction des connaissances
actuelles? Une histoire qui, du passé, gomme tout ce qui ne conduit pas à
la situation présente, pourtant elle-même précaire dans le déroulement des
temps? Une histoire qui doit se plie aux exigences d'une énonciation
moderne de la science dont elle devient un simple faire-valoir? On tendrait
alors à faire passer pour démarche historique vraie ce qui, au mieux, n'est
qu'une sélection de certains aspects du passé, aspects mesurés à l'aune de
la connaissance contemporaine. Cette histoire-là, au fond, ne fait que de la
science. On pourrait en donner des exemples très concrets: je pense ainsi à
l'histoire usuelle du calcul infinitésimal, histoire bouleversée depuis
l'avènement de l'analyse non - standard, selon les remarques pertinentes de I.
Lakatos, à l'histoire de la thermodynamique et du calorique dont G.
Bachelard nous a appris à nous méfier, dans son étude sur l'évolution d'un
problème de physique, etc.
L'histoire des sciences comporte donc, presque
ab ovo,
une opposition conflictuelle entre un point de vue scientifique actuel,
c'est-à-dire une épistémologie contemporaine que corrobore un utilitarisme
pédagogique et la rigueur constitutive de l'histoire des sciences comme
discipline en soi. Il faut effectivement prendre conscience que l'histoire des
sciences et des techniques est une discipline autonome pour ceux qui
considèrent que la science est d'abord un formidable legs du passé, certes en
perpétuel mouvement, un héritage dont la genèse mérite un méticuleux
inventaire, au même titre, et avec la même rigueur critique, que les
institutions politiques, ou les styles artistiques et littéraires. La
réalisation de cet inventaire inouï exige une méthode spécifique, tant dans
le champ historique que dans le champ scientifique. D'une part, pour
pénétrer vraiment la pensée d'un auteur scientifique d'hier et en repérer la
structure, il faut d'abord abolir certains concepts modernes, s'écarter donc du
chemin, devenir hérétique en quelque sorte. D'autre part, il ne faut pas
oublier que le rythme des acquisitions scientifiques, cette étrange pulsation
de la praxis et de l'intellect humains, ne bat pas à l'unisson de l'histoire
politique.
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