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L'épistémologie
complémentariste dans les sciences humaines.
7)
L’épistémologie de l’ethnopsychiatrie.
L’épistémologie
de l’ethnopsychiatrie consiste à prendre une discipline pour en
“fracturer” une autre. C’est donc une épistémologie centrée sur
le travail du savant, sur l’activité de pensée du savant. Parce que
l’on s’est trop occupé de la production du savant. Quand je lis un
texte de Freud je sens qu’il y a de la pensée, je suis à peu près
en désaccord à tous les mots, mais je sens qu’il y a de la pensée
et je peux lui parler. Il y a peut-être un ou deux autres avec lesquels
je peux parler: tous les autres, il n’y a rien, parce qu’on ne leur
a pas “cassé la tête”. Ils étaient dans leur discipline, à
l’intérieur de leur discipline et plus rien ne venait de l’extérieur,
parce qu’ils ne remettaient pas en scène le risque du début — le
risque de Freud par exemple. Un risque pensé, bien sûr! Le risque de
s’engager dans une pensée où il y a quelque chose qui va venir, qui
va contrevenir.
Je
vais vous donner un exemple de cette méthodologie en acte. La
psychanalyse contient un postulat qui a été à un moment donné extrêmement
fécond, à savoir qu’il existe un appareil que l’on ne peut pas
voir mais dont on peut constater les effets. Cet appareil, c’est
l’appareil psychique. On le met donc en scène et on se demande
comment il fonctionne : il fonctionne sur lui-même, c’est-à-dire
qu’il ne produit que du matériel psychique et il se suffit de ce matériel
psychique pour continuer à s’alimenter lui-même. Exemple : pourquoi
un bébé pleure-t-il ? Parce qu’il lui manque sa propre représentation
du sein, donc il pleure. Il se produit alors dans son monde intérieur
quelque chose d’impalpable qui est son fantasme du sein : il arrête
de pleurer ! Il a faim, il “ hallucine ” un hot-dog, il n’a plus
faim (rires). Il fonctionne uniquement sur l’hallucination ! Ça
c’est le postulat de base et il a des conséquences concrètes, par
exemple que les enfants sont des êtres hallucinatoires : c’est leur
activité essentielle de pensée. On dit donc que le bébé passe la
plus grande partie de son temps à “halluciner” et un tout petit peu
de son temps à percevoir. Et cette activité deviendra celle de “fantasmation”,
activité qui ne s’arrêtera qu’à la clôture du complexe d’Œdipe,
c’est-à-dire à 75 ans (rires). Très bien! Pourquoi pas? Cet
appareil-là résolvait beaucoup de questions. Mélanie Klein disait que
lorsque le bébé “rêvasse” il a des pensées cannibales. Alors,
mon Maître — qui n’était pas un imbécile — a dit que Mélanie
Klein était complètement tarée parce que dire qu’un enfant a des
pensées cannibales cela voudrait dire qu’il fait une différence
entre la chair humaine et la chair animale!
Un
jour pourtant quelqu’un est arrivé: c’est Sony avec la vidéo
(rires). Sony a mis le souk dans cette conception théorique parce
qu’on s’est mis à filmer les nourrissons pendant des heures et des
heures ! Et l’on s’est rendu compte qu’au troisième jour le
nourrisson repérait sa mère. Daniel Stern a montré ces vidéos à des
collègues en leur disant que les bébés, qui paraît-il vivaient dans
l’hallucination et qui en sortaient progressivement en s’intéressant
à la réalité, étaient en train de percevoir mais pas d’halluciner.
Vous savez ce qu’on lui a répondu ? J’étais là ce jour là: “Ce
bébé-là ne nous intéresse pas ! Parce que nous travaillons avec le bébé
psychanalytique” (rires). Lorsqu’on dit une chose pareille cela
signifie que la psychanalyse est morte, parce qu’elle n’accepte plus
de prendre de risques. Alors qu’il faudrait plutôt se demander
comment reconstruire notre pensée à partir des données apportées par
Sony.
Il
existe un exemple tout aussi impressionnant en psychanalyse. L’idée
est la suivante: la chose à symboliser, c’est le mot et la chose,
c’est le symbole du mot — le monde à l’envers ! Tout le monde
pensant, bien sûr, que la chose c’est la chose et le mot c’est le
symbole de la chose. Les chamans disent qu’ils peuvent agir sur
l’autre parce qu’ils ont des cristaux de quartz à l’intérieur du
ventre, de temps à autre ils sortent les cristaux et les montrent.
Comment une chose peut-elle être le symbole d’un concept? Ou je
remets en cause toute ma pensée à partir du fait que les chamans
travaillent à partir d’objets, ou alors je dis des absurdités. Les
analystes qui sont allés s’intéresser aux techniques thérapeutiques
des autres mondes ne se sont pas du tout intéressés aux objets, aux
choses. Or, partout dans le monde on soigne à partir d’objets, de
choses, de trucs. Imaginez-vous que j’aille voir un marabout: je me
plains et il me donne un objet en me disant de le garder toujours sur
moi. Je le garde donc dans ma poche pendant des années et un jour...
l’objet s’en va, un jour, tu ne sais plus où il est passé.
Quelquefois il t’appelle et tu te demandes si tu as regardé à tel
endroit, et tu le trouves, mais la plupart du temps tu ne le trouves
pas. Qu’est-ce qu’il est devenu cet objet ? Il est probablement tombé
dans la rue. Quelqu’un passe devant cet objet, il ne le touche pas :
parce qu’un objet comme cela, c’est peut-être quelqu’un qui l’a
mis sur la route pour qu’on marche dessus. L’objet restera là et le
balayeur, lui, ne regardera pas ce qu’il balaie et il le repoussera
vers la périphérie. Si bien que, de déplacement en déplacement,
l’objet se retrouvera à la décharge. J’ai un copain au CNRS qui
s’intéresse aux poubelles, il est allé faire les décharges de Dakar
et il a ramassé une foule d’objets. Ces objets sont fabriqués de
manière fabuleuse : ils ont des principes de fonctionnement
extraordinaires. Et j’ai découvert un de ces principes — un seul,
ce n’est pas beaucoup — ce n’est même pas moi, c’est Marcel
Mauss qui m’a aidé. Il explique que les objets sont vivants et si
l’on s’en débarrasse, on les tue et peut-être qu’un autre objet
apparaîtra pour les venger. De quoi est fait un être vivant ?
D’un noyau et d’une enveloppe. Ainsi ces objets sont toujours
fabriqués à partir du modèle du noyau et de l’enveloppe. La vie
dans le noyau: par exemple un texte dans les objets musulmans et une
enveloppe de cuir. L’éthnopsychiatrie c’est cela: le dispositif qui
“contraint” — parce que personne n’accepte — les personnes qui
travaillent sur des objets théoriques à se faire “casser la tête”
par des gens qui travaillent sur d’autres types d’objets.
Tobie
Nathan – Professeur de psychologie de l’Université Paris VIII.
Séminaire de l'IRSA, Montpellier III - le 9 décembre 1994
- Conférence
transcrite par Claude Chéguéttine et Jean-Marie Brohm Avec la revue Prétentaine.
Rubrique
Epistémologie
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