Dieu: Le
pari de Pascal par Jules Lachelier
-A : L'argumentation de Pascal
"Examinons donc ce point, et disons Dieu est, ou il est pas... Que gagerez-vous?...
Il faut parier cela n'est pas volontaire, vous êtes embarqué... Pesons le gain et la perte en prenant croix, que Dieu est."
Pour comprendre ce passage, il faut, je crois, suppléer deux propositions que Pascal a sous-entendues,
1° Dieu. s'il est, nous fera jouir dans une autre vie, à moins que nous n'y mettions nous-mêmes obstacle, d'un bonheur infini;
2° Ceux-là seuls pourront jouir de ce bonheur, qui auront renoncé en ce monde à l'amour d'eux-mêmes
et aux satisfactions dont il est la source. Existence de Dieu, vie éternelle et renonciation à l'amour-propre, ces trois idées sont indissolublement unies dans l'esprit de Pascal. S'il veut que nous affirmions l'existence de Dieu, c'est parce qu'elle nous permet d'espérer après cette vie un bonheur infini; et il veut que nous l'affirmions pratiquement, en vivant de la seule manière qui ne nous rende pas indignes de ce bonheur.
On comprend alors comment il a pu assimiler cette affirmation à un pari ou, d'une manière générale, à un
jeu de hasard. Il y a ici un gain en perspective, c'est la vie éternelle; il y a aussi un enjeu, ce
sont les plaisirs terrestres dont nous faisons le sacrifice. Il est vrai que, dans les jeux ordinaires, on ne sacrifie pas définitivement sa mise: on n'y renonce que provisoirement et avec la pensée de la retrouver, entière et accrue, dans son gain. Ici au contraire, le sacrifice est irrévocable ce n'est pas le paradis de Pascal qui nous rendra les plaisirs auxquels nous aurons renoncé ici-bas ; il nous donnera plus et mieux sans doute, mais il nous donnera autre chose. Pour rendre la comparaison tout à fait exacte, représentons-
nous une loterie dont le lot unique soit une oeuvre d'art. L'argent que nous coûte notre
billet est bien, cette fois, un argent sacrifié: nous ne le reverrons
pas, même si nous gagnons, sous forme d'argent: mais il se retrouvera éminemment, pour parler comme
Descartes, dans la valeur du lot.
Pascal remarque a plusieurs reprises que nous sommes forcés de parier, soit dans un sens,
soit dans l'autre. "Ne point parier que Dieu est", lui fait dire Port-Royal, "c'est
parier qu'il n'est pas". Il est facile d'expliquer cette nécessité, sans faire intervenir, comme M. Havet, la crainte de
l'enfer. Nous parions que Dieu est quand nous renonçons, en vue du bonheur à venir, aux satisfactions de l'amour-propre. Mais il n'y a pas, à l'égard de l'amour-propre, de neutralité possible: car il nous est naturel, ou plutôt il est notre nature même: ne pas y renoncer par un acte exprès, c'est lui abandonner entièrement la direction de notre vie; c'est donc agir comme si
nous n'avions rien à espérer dans une autre; c'est affirmer pratiquement que Dieu n'est pas.
Celui qui parie que Dieu est, n'a à craindre, s'il se trompe, que le néant. Celui qui parie que Dieu n'est pas compte, au contraire, sur ce néant: mais que lui arrivera-t-il s'il se trompe et si son âme subsiste après sa mort? Il aura perdu, par sa faute, un bonheur infini, et cette perte sera déjà pour lui un immense malheur. Est-il voué, en outre, à des souffrances positives et, pour parler la langue de la théologie chrétienne, aux peines de l'enfer? On ne peut pas dire que Pascal n'ait pas envisagé cette éventualité:
il en parle dans quelques passages qui ne sont pas sans rapport avec notre texte; il n'en parle pas dans ce texte même et ne la fait pas entrer dans les calculs sur lesquels il fonde son pari. Nous n'avons ici devant nous qu'une alternative, celle de la vie éternelle et du néant.
" Si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien."
Pascal compte cependant les plaisirs de cette vie pour quelque chose, puisqu'il en fait l'enjeu du pari. Dans les calculs qui vont suivre, il les représente par l'unité. Mais ce n'est que pour se conformer à l'opinion commune: car il se réserve de montrer qu'ils sont faux et de nulle valeur. Il anticipe ici sur ce qu'il dira plus tard.
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