Dieu: Le
pari de Pascal par Jules Lachelier
-B : Critique du pari
Mais comment pourrait-il reposer sur une possibilité réelle? Il faudrait pour cela, avons-nous dit, qu'un genre, donné sous une forme particulière en ce monde, fût susceptible, dans un autre, d'une spécification nouvelle, à la fois analogue et différente. La supposition nous a paru absurde; et elle l'est en effet, à moins que, par une exception probablement unique, il ne nous soit possible, d'abord, de saisir ce genre en dehors de sa forme particulière, à
l'état, en quelque sorte, de pure idée, et ensuite, de constater qu'il est en lui-même indépendant des conditions de l'existence sensible et susceptible, par conséquent, d'une réalisation supra-sensible. L'exception n'est pas elle-même facile à concevoir: est-ce à dire cependant qu'elle n'existe pas?
Il y a dans notre conscience un élément singulier, difficile à définir, moitié fait, moitié idée: c'est ce qu'on peut
appeler à peu près indifféremment raison ou liberté. Cet élément nous est donné chaque fois que nous pensons ou que nous voulons, non pas, il est vrai, à l'état pur, mais
toujours combiné avec un phénomène sensible de représentation ou d'inclination. Mais nous pouvons, par un effort
de réflexion, l'isoler et le saisir en lui-même; et nous constatons alors qu'il est tout à fait disproportionné à ce phénomène, si bien qu'il y a, entre la forme et la matière de chacun de nos actes intellectuels, non pas harmonie, mais désaccord et presque contradiction. Toutes les fois par exemple, que nous portons un jugement, nous témoignons, par l'emploi même du verbe être, que nous entendons énoncer ce qui est vrai en soi et doit être admis comme
tel par toutes les intelligences: et cependant notre jugement n'exprime que ce que nous avons perçu et imaginé, c'est-à-dire des apparences relatives à notre sensibilité et à notre point de vue sur l'univers. Il en est exactement de même d'un acte de volonté: nous voulons toujours, en principe, ce qui est, en soi et aux yeux de la pure raison, le meilleur: nous voulons toujours, en fait, ce que nos inclinations et notre imagination, agissant de concert, nous représentent comme le meilleur, quoique ce soit quelquefois, en réalité, le pire. La raison et la liberté débordent donc manifestement notre conscience actuelle: elles sont en nous l'idée en partie indéterminée, le cadre à moitié vide, d'une vie spirituelle qui ne se réalise que très imparfaitement en ce monde et qui pourrait se réaliser beaucoup mieux dans un autre, si, tous les éléments sensibles de la conscience
ayant disparu, la matière des actes intellectuels devenait adéquate à leur forme. Ce que serait, pour notre esprit, cette vie nouvelle, c'est ce qu'il serait absurde de vouloir imaginer, puisqu'elle exclut, par hypothèse, tout ce qui est actuellement imaginable: qu'elle soit réellement possible, c'est ce dont nous ne devons pas douter, puisqu'elle n'est que la spécification éventuelle d'un genre dont nous saisissons en nous-mêmes l'existence. En fait, nous la croyons possible et nous y aspirons sans la connaître: ne pouvant bannir de notre conscience les éléments sensibles, nous cherchons du moins à en restreindre le rôle: nous faisons plus de cas d'une vérité générale que d'une vérité particulière, d'une connaissance a priori que d'une connaissance empirique; la conduite dont nous nous honorons le plus est celle à
laquelle notre intérêt a le moins de part et dont le motif est le plus étranger à notre nature sensible. La religion est
l'orientation de notre vie entière vers l'au-delà; l'ascétisme et le
mysticisme sont un effort généreux, mais téméraire,
à présent la barrière qui nous en sépare.
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