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Hibou, raconte-moi Jean Jaurès, ou comment rendre justice à
Jean Jaurès...
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Ce 27 Février 1999, Hibou, "Chouette au chapeau" et Oui-oui écoutent
parler le tribun devant la statue de Jean Jaurès couverte d'un voile épais. La parole
fait surgir, par la magie du discours, ce que la violence aveugle, les cris et les
chuchotements, les compromissions mal cachées par la raison d'État, ou tout simplement la
peur grégaire, ont longtemps caché:
le grand homme Jaurès, sa pensée exceptionnelle, son uvre
inachevée mais généreuse, comme si l'oubli pouvait être conjuré, comme si les morts
avaient des droits, comme si le discours pouvait atteindre les absents et singulièrement
cette jeunesse qu'il faut bien toucher pour qu'elle s'engage.
Le courage, la foi, et la culture
de l'orateur, dans un immense et pathétique effort, rendent justice à un des géants du
XXème siècle ... "Je la (la statue) dédie à tous ceux qui ne
connaissent pas Jaurès et qui, en voyant ce bronze, iront peut-être ouvrir un livre ou
une page internet sur ce grand homme." (Georges Frêche, Maire de Montpellier).
La cérémonie terminée Hibou, pensif, s'entend interpeller par Oui-oui: Hibou, raconte
moi Jaurès!
Hibou: écoutons-le plutôt parler,
nous ne serons pas déçus: écouter quelqu'un c'est se mettre dans les conditions de lui
rendre justice, de prononcer un discours bien ajusté. Si les morts ont des droits c'est
d'abord celui de prononcer à nouveau les paroles jadis prononcées: cinq jours avant sa
mort, le 25 Juillet 1914, Jaurès vient à Lyon aider un de ses amis Vaise qui sollicite
les électeurs de banlieue pour un mandat de député. Il vient donc le soutenir mais,
dans son désarroi, notre tribun oublie cette tâche pour crier le mélange de tristesse,
d'angoisse et d'espérance qui l'étreint à la veille de la guerre: cette guerre qui se
profile, qui , il le sait, va écraser toute une jeunesse et avec elle une partie de
l'espérance des peuples, cette guerre qui va semer le germe des monuments aux morts.
De cette guerre quelles sont les raisons?
Écartant par la souveraineté de
son esprit les causes matérielles, Jaurès s'élève aux responsabilités morales de ce
que l'homme seul a pu faire: loin du manichéisme, ce professeur de philosophie qui tout
jeune rivalisait de loyauté avec Bergson dans des joutes oratoires qui médusaient la
promo de l'Ecole Normale, accuse, derrière l'ambition et l'avidité, le désir injuste et
l'absence de hauteur dans la pensée: marquant ainsi le partage des responsabilités, dans
le paroxysme de sa souffrance il marque aussi les conditions d'une réconciliation: il
appelle non pas le marché commun des intérêts mais l'action d'un parti socialiste
internationnal pour imposer la paix: Jaurès n'est donc pas le prophète d'une Europe des
intérêts mais celui qui a espéré une Europe sociale, une Europe du partage, qui reste
devant nous comme un projet, le projet de l'humain, de cette démocratie toujours à
conquérir sur la générosité restreinte.
Voici le dernier discours de Jean Jaurès, 5 jours avant sa mort.
CITOYENS,
Je veux vous
dire ce soir que jamais nous n'avons été, que jamais depuis quarante ans l'Europe n'a
été dans une situation plus menaçante et plus tragique que celle où nous sommes à
l'heure où j'ai la responsabilité de vous adresser la parole. Ah! citoyens, je ne veux
pas forcer les couleurs sombres du tableau, je ne veux pas dire que la rupture
diplomatique dont nous avons eu la nouvelle il y a une demie heure, entre l'Autriche et la
Serbie, signifie nécessairement qu'une guerre entre l'Autriche et la Serbie va éclater
et je ne dis pas que si la guerre éclate entre la Serbie et l'Autriche le conflit
s'étendra nécessairement au reste de l'Europe, mais je dis que nous avons contre nous,
contre la paix, contre la vie des hommes à l'heure actuelle, des chances terribles et
contre lesquelles il faudra que les prolétaires de l'Europe tentent les efforts de
solidarité suprême qu'ils pourront tenter.
Citoyens, la note que
l'Autriche a adressée à la Serbie est pleine de menaces et si l'Autriche envahit le
territoire slave, si les Germains, Si la race germanique d'Autriche fait violence à ces
Serbes qui sont une partie du monde slave et pour lesquels les slaves de Russie éprouvent
une sympathie profonde, il y a à craindre et à prévoir que la Russie entrera dans le
conflit, et si la Russie intervient pour défendre la Serbie, l'Autriche ayant devant elle
deux adversaires, la Serbie et la Russie, invoquera le traité d'alliance qui l'unit à
l'Allemagne et l'Allemagne fait savoir qu'elle se solidarisera avec l'Autriche. Et si le
conflit ne restait pas entre l'Autriche et la Serbie, Si la Russie s'en mêlait,
l'Autriche verrait l'Allemagne prendre place sur les champs de bataille à ses côtés.
Mais alors, ce n'est plus seulement le traité d'alliance entre l'Autriche et l'Allemagne
qui entre en jeu, c'est le traité secret mais dont on connaît les clauses essentielles,
qui lie la Russie et la France et la Russie dira à la France:
"J'ai contre moi deux
adversaires, l'Allemagne et l'Autriche, j'ai le droit d'invoquer le traité qui nous lie,
il faut que la France vienne prendre place à mes côtés. A l'heure actuelle, nous sommes
peut-être à la veille du jour où l'Autriche va se jeter sur les Serbes et alors
l'Autriche et l'Allemagne se jetant sur les Serbes et les Russes, c'est l'Europe en feu,
c'est le monde en feu.
Dans une heure aussi grave,
aussi pleine de périls pour nous tous, pour toutes les patries, je ne veux pas m'attarder
à chercher longuement les responsabilités. Nous avons les nôtres, Moutet l'a dit et
j'atteste devant l'Histoire que nous les avions prévues, que nous les avions annoncées;
lorsque nous avons dit que pénétrer par la force, par les armes au Maroc, c'était
ouvrir l'ère des ambitions, des convoitises et des conflits, on nous a dénoncés comme
de mauvais Français et c'est nous qui avions le souci de la France.
Voilà, hélas! notre part
de responsabilités, et elle se précise, si vous voulez bien songer que c'est la question
de la Bosnie-Herzégovine qui est l'occasion de la lutte entre l'Autriche et la Serbie et
que nous, Français, quand l'Autriche annexait la Bosnie-Herzégovine, nous n'avions pas
le droit ni le moyen de lui opposer la moindre remontrance, parce que nous étions
engagés au Maroc et que nous avions besoin de nous faire pardonner notre propre péché
en pardonnant les péchés des autres.
Et alors notre ministre des
Affaires étrangères disait à l'Autriche:
"Nous vous passons la
Bosnie-Herzégovine, a condition que vous nous passiez le Maroc" et nous promenions
nos offres de pénitence de puissance en puissance, de nation en nation, et nous disions
à l'Italie. "Tu peux aller en Tripolitaine, puisque je suis au Maroc, tu peux voler
à l'autre bout de la rue, puisque moi j'ai volé à l'extrémité."
Chaque peuple
paraît à travers les rues de l'Europe avec sa petite torche à la main et maintenant
voilà l'incendie. Eh bien! citoyens, nous avons notre part de responsabilité,
mais elle ne cache pas la responsabilité des autres et nous avons le droit et le devoir
de dénoncer, d'une part, la sournoiserie et la brutalité de la diplomatie allemande, et,
d'autre part, la duplicité de la diplomatie russe. Les Russes qui vont peut-être prendre
parti pour les Serbes contre l'Autriche et qui vont dire "Mon cur de grand
peuple slave ne supporte pas qu'on fasse violence au petit peuple slave de Serbie.
"Oui, mais qui est-ce qui a frappé la Serbie au cur? Quand la Russie est
intervenue dans les Balkans, en 1877, et quand elle a créé une Bulgarie, soi-disant
indépendante, avec la pensée de mettre la main sur elle, elle a dit à l'Autriche
"Laisse-moi faire et je te confierai l'administration de la Bosnie-Herzégovine.
"L'administration, vous comprenez ce que cela veut dire, entre
diplomates, et du jour où l'Autriche-Hongrie a reçu l'ordre d'administrer la
Bosnie-Herzégovine, elle n'a eu qu'une pensée, c'est de l'administrer au mieux de ses
intérêts."
Dans l'entrevue que le
ministre des Affaires étrangères russe a eu avec le ministre des Affaires étrangères
de l'Autriche, la Russie a dit à l'Autriche: "Je t'autoriserai à annexer la
Bosnie-Herzégovine à condition que tu me permettes d'établir un débouché sur la mer
Noire, à proximité de Constantinople. "M. d'Ærenthal a fait un signe que la Russie
a interprété comme un oui, et elle a autorisé l'Autriche à prendre la
Bosnie-Herzégovine, puis quand la Bosnie-Herzégovine est entrée dans les poches de
l'Autriche, elle a dit à l'Autriche : "C'est mon tour pour la mer Noire." -
"Quoi? Qu'est-ce que je vous ai dit? Rien du tout!", et depuis c'est la brouille
avec la Russie et l'Autriche, entre M. Iswolsky, ministre des Affaires étrangères de la
Russie, et M. d'Ærenthal, ministre des Affaires étrangères de l'Autriche ; mais la
Russie avait été la complice de l'Autriche pour livrer les Slaves de Bosnie-Herzégovine
à l'Autriche-Hongrie et pour blesser au cur les Slaves de Serbie.
C'est ce qui l'engage dans
les voies où elle est maintenant.
Si depuis trente ans, si
depuis que l'Autriche a l'administration de la Bosnie-Herzégovine, elle avait fait du
bien à ces peuples, il n'y aurait pas aujourd'hui de difficultés en Europe; mais la
cléricale Autriche tyrannisait la Bosnie-Herzégovine; elle a voulu la convertir par
force au catholicisme; en la persécutant dans ses croyances, elle a soulevé le
mécontentement de ces peuples.
La politique
coloniale de la France, la politique sournoise de la Russie et la volonté brutale de
l'Autriche ont contribué à créer l'état de choses horrible où nous sommes.
L'Europe se débat comme dans un cauchemar.
Eh bien! citoyens, dans
l'obscurité qui nous environne, dans l'incertitude profonde où nous sommes de ce que
sera demain, je ne veux prononcer aucune parole téméraire, j'espère encore malgré tout
qu'en raison même de l'énormité du désastre dont nous sommes menacés, à la dernière
minute, les gouvernements se ressaisiront et que nous n'aurons pas à frémir d'horreur à
la pensée du cataclysme qu'entraînerait aujourd'hui pour les hommes une guerre
européenne.
Vous avez vu la guerre des
Balkans; une armée presque entière a succombé soit sur le champ de bataille, soit dans
les lits d'hôpitaux, une armée est partie à un chiffre de trois cent mille hommes, elle
laisse dans la terre des champs de bataille, dans les fossés des chemins ou dans les lits
d'hôpitaux infectés par le typhus cent mille hommes sur trois cent mille.
Songez à ce que serait le
désastre pour l'Europe: ce ne serait plus, comme dans les Balkans, une armée de trois
cent mille hommes, mais quatre, cinq et six armées de deux millions d'hommes. Quel
massacre, quelles ruines, quelle barbarie! Et voilà pourquoi, quand la nuée de l'orage
est déjà sur nous, voilà pourquoi je veux espérer encore que le crime ne sera pas
consommé. Citoyens, si la tempête éclatait, tous, nous socialistes, nous aurons le
souci de nous sauver le plus tôt possible du crime que les dirigeants auront commis et en
attendant, s'il nous reste quelque chose, s'il nous reste quelques heures, nous
redoublerons d'efforts pour prévenir la catastrophe. Déjà, dans le Vorwaerts, nos
camarades socialistes d'Allemagne s'élèvent avec indignation contre la note de
l'Autriche et je crois que notre bureau socialiste international est convoqué.
Quoi qu'il en soit,
citoyens, et je dis ces choses avec une sorte de désespoir, il n'y a plus, au moment où
nous sommes menacés de meurtre et, de sauvagerie, qu'une chance pour le maintien de la
paix et le salut de la civilisation, c'est que le prolétariat rassemble toutes ses forces
qui comptent un grand nombre de frères, Français, Anglais, Allemands, Italiens, Russes
et que nous demandions à ces milliers d'hommes de s'unir pour que le battement unanime de
leurs curs écarte l'horrible cauchemar.
J'aurais honte de
moi-même, citoyens, s'il y avait parmi vous un seul qui puisse croire que je cherche à
tourner au profit d'une victoire électorale, si précieuse qu'elle puisse être, le drame
des événements. Mais j'ai le droit de vous dire que c'est notre devoir à nous, à vous
tous, de ne pas négliger une seule occasion de montrer que vous êtes avec ce parti
socialiste international qui représente à cette heure, sous l'orage, la seule promesse
d'une possibilité de paix ou d'un rétablissement de la paix.
Jean Jaurès, discours prononcé le 25 Juillet 1914.
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un coeur
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