Husserl a
découvert des champs dobjets nouveaux, des structures dêtre différentes en
étudiant des intentionnalités spécifiques. Dans ce champ danalyse intentionnelle,
il a découvert des champs ontologiques que personne navait encore explorés. Dans Logique
formelle et logique transcendantale, qui est un livre fabuleux (15), il
montre que lintentionnalité est comme un projecteur qui fait voir des choses
quon na jamais vues. Il a même essayé de faire cela pour la vie subjective
en analysant la temporalité intérieure qui est totalement différente du temps objectif
(16).
Il a montré ce qui institue le rapport essentiel du chercheur
à son objet de recherche que lintentionnalité est un
acte de lesprit qui constitue le champ du sens, sens qui nexiste pas dans la
nature. La géométrie par exemple constitue des figures géométriques idéales, des
idéalités géométriques, qui nexistent pas dans la nature. Dans la nature, il y a
des ronds, il ny a pas de cercle. Le cercle est une figure idéale. Lhomme a
inventé des dimensions ontologiques qui nexistaient pas : lart, ça
nexistait pas, la géométrie non plus, lhomme les a créés comme des êtres
idéaux. Dans le rapport du chercheur à son objet de recherche il y a également cet
aspect didéalité créatrice et un chercheur qui met en jeu certains présupposés
peut être complètement écrasé par ce quil découvre...
Toute intentionnalité est
ainsi à la fois auto-affective en séprouvant elle-même, en tant que donnée à
elle-même, et hétéro-affective dans la mesure où elle souvre à quelque chose
dautre.
Si lon admet la thèse
phénoménologique classique que la corporéité, cest lincarnation, peut-on
dire alors que toute uvre dart, toute perspective esthétique, se réfère à
une ou plusieurs intentionnalités corporelles ? Autrement dit, la dimension
esthétique ne saurait-elle se référer quaux arts majeurs du regard et de
laudition, ou est-ce quon peut généraliser lart à toute
intentionnalité corporelle, ce qui supposerait une déconstruction assez radicale de
lesthétique traditionnelle ?
Absolument. Une
phénoménologie du corps nétudie pas seulement les cinq sens traditionnels qui
sont des intentionnalités : la vue, le toucher, louïe, etc. Il faut remonter
au problème du corps pour répondre à la question (17). Il y a eu de
nombreuses théories du corps, dailleurs dans votre article vous en donnez un très
bel exposé, mais ce sont presque toutes des théories de limage du corps.
Cest le corps tel quon se le représente, avec son rôle symbolique, etc. Mais
le problème originel du corps nest pas là. Un seul penseur la vu, cest
Maine de Biran. Il y a chez lui une extrême attention accordée au mouvement, cest
le cur de sa théorie du corps quaucune philosophie du corps navait
élucidé auparavant. Le corps est un mouvement, mais le mouvement va mouvoir quelque
chose. Or, il faut dabord que le pouvoir qui prend ou qui meut soit en possession de
lui-même. Et il est en possession de lui-même impressionnellement, cest-à-dire
que je suis un « je peux » et que ce «je peux» est donné à lui-même
affectivement. Que mon corps soit un «je peux» de cette sorte, cest la définition
de lêtre humain pour Maine de Biran. Pour sexercer, il faut donc que ce
pouvoir soit en possession de lui-même de la même manière que lintentionnalité,
qui ne peut former dimage que si elle est en possession de soi en tant
quintentionnalité. Pour Maine de Biran le mouvement sauto-affecte. Il est un
avec lui-même, dans cette épreuve immédiate quil fait de soi. Cest
seulement parce que le pouvoir de prendre est en possession de lui-même que je peux
prendre. Autrement dit, le statut du pouvoir et du mouvement est le même :
cest une cogitatio au sens de Descartes. Le pouvoir est en rapport avec
lui-même, séprouve lui-même immédiatement, exactement de la même façon que la
crainte est en rapport avec elle-même et séprouve elle-même immédiatement. Le
«je peux» suppose non seulement une corporéité intentionnelle, mais aussi une
corporéité pathétique. Le corps, avant dêtre ce qui me jette vers les
choses «mon corps se lève vers le monde» dit
Merleau-Ponty est pathétiquement un avec lui-même.
On reconnaît là le
problème de lâme et du corps. Il est vrai que ce problème constitue une aporie à
laquelle se sont heurtés tous les philosophes: Spinoza, Malebranche, Descartes, etc. Le
problème est en effet de savoir comment lâme peut agir sur le corps. Or, il est
absolument à jamais impossible de comprendre comment une volition de lâme peut
déterminer un mouvement corporel objectif. Si ma volonté est une volonté subjective,
spirituelle, comment peut-elle agir sur le corps objectif? Cest continuellement de
la magie. La solution de Maine de Biran est celle-ci : en vérité le pouvoir
originaire «jagis», «je peux»
est invisible. La relation à soi du pouvoir est comme la relation de ma crainte à
elle-même : je suis dans mon pouvoir, mon pouvoir est latent, je léprouve, je
suis le pouvoir et je le déploie sur le plan invisible. Mais ce pouvoir que je déploie
dans linvisible, en raison de la dualité de lapparaître, du fait quil
y a un monde, je laperçois de lextérieur dans le monde. Cest-à-dire
que je suis en possession de mon pouvoir comme de ma crainte : je léprouve, je
lexerce mais, comme tout est double, je me vois aussi de lextérieur. Il y a
deux corps comme il y a deux moi : un Moi transcendantal qui saperçoit dans le
monde sous forme de moi empirique. Il y a un moi sujet et un moi objet. Cest-à-dire
quil y a un moi qui nest pas au monde et parce quil y a un moi qui
nest pas au monde il peut voir le monde.
Le mouvement est un problème
difficile parce que le pouvoir est purement subjectif, il est vivant, je suis le pouvoir,
pour cette raison je suis capable de le déployer et de laccomplir mais je puis
aussi lapercevoir comme un objet du monde. La solution de Maine de Biran, cest
que le mouvement réel se déploie dans linvisible et nous, nous le voyons de
lextérieur. Jai deux expériences de mon mouvement: là où je le fais et là
où je le vois. Je le fais en faisant effort, avec le sentiment de leffort, donc
leffort est donné pathétiquement, et de lextérieur je le vois. Ce qui
suppose un double apparaître. Il y a un seul corps, je peux le voir de lextérieur,
mais je le vis de lintérieur.
Quen est-il alors
de cette intentionnalité corporelle ?
Ce qui est
originaire ce nest pas lintentionnalité, même dans lintentionnalité
corporelle. Vous voulez me questionner sur lintentionnalité corporelle, mais je
résiste pour dire : avant lintentionnalité corporelle, il y a la
corporéité. Cest-à-dire ce qui donne lintentionnalité corporelle à
elle-même: la vie. Pour Merleau-Ponty, le corps est immédiatement intentionnel.
Pourquoi? Parce que la subjectivité husserlienne était intentionnelle. Merleau-Ponty a
découvert un corps subjectif, mais un corps subjectif intentionnel, et il na pas vu
que cette conception laisse dans lombre une dimension dun autre ordre qui est
la dimension pathétique. Or, notre corporéité est fondamentalement pathétique.
Vous venez dévoquer le
mouvement, leffort, la forme pure du mouvement. Que dire de la danse et de la voix?
Kandinsky a montré que la
danse navait pas à être mimétique. La danse nest pas figurative, elle ne
représente rien, elle a affaire aux mouvements mêmes du corps, à ses potentialités. Ce
quelle va exprimer ce sont les capacités motrices du corps, les pouvoirs qui sont
en lui tels que je les vis originellement (18). Doù lidée
dune danse abstraite dans les écrits de Kandinsky. La danse ne raconte pas une
histoire, elle dévoile des pouvoirs en les donnant à sentir au spectateur dans son
propre corps. De même que les formes du tableau me font sentir les forces qui
mhabitent, avec lesquelles je me confonds.
Il en va de même avec
la voix. Chez Maine de Biran, il y a une activité de «phonation» comme il y a la
vision, il sagit dun pouvoir situé dans le corps même. Il y a une
respiration subjective. Dans cette activité de phonation, qui est du même ordre que
lactivité de prendre, cest un pouvoir subjectif que je déploie. Ensuite je
me le représente. Lorsque je pousse un cri ou prononce certaines paroles il se produit un
phénomène de redoublement en ce sens que jentends moi-même ce cri ou ces paroles.
Pour Maine de Biran je ne peux savoir que jentends le cri que jai formé que
parce que je suis dabord le pouvoir qui profère le son. Cest pourquoi
louïe nest en effet quun redoublement. Il y a comme un circuit qui fait
que jentends le son que jai proféré. Il y a un épanchement sonore, un son
que jentends, mais pour savoir que cest moi qui parle et pas vous, il faut
quil y ait en moi ce savoir primordial, dynamique et pathétique de la phonation,
pouvoir avec lequel je coïncide. Cest parce que je sais, là où je forme le son,
que cest moi qui le forme, quil y a une ipséité dans ce pouvoir, que je peux
dire: «Cest moi qui ai dit cela, et pas vous».
Tout ce qui procède du corps
serait donc à lorigine de lart?
Oui, absolument. La
théorie de la peinture de Kandinsky vaut pour tous les arts, cest ce qui fait que
les arts peuvent communiquer entre eux et quil peut y avoir un art global, ce
quil appelle un «art monumental», cest-à-dire un art qui ne serait plus
seulement la peinture, la sculpture, la danse ou la décoration. Dans lopéra, par
exemple, nous sommes en présence dun art où interviennent le chant, les couleurs,
les décors, les mouvements des personnages, etc. Les éléments de chacun de ces arts
semblent différents : la voix pour la chanteuse, la couleur pour les costumes ou les
décors, le mouvement pour les déplacements des personnages, le texte pour le livret.
Mais ces arts différents dont les éléments semblent différents peuvent dire la même
chose parce que leur contenu subjectif est le même. Il y a un commun dénominateur qui
est la réalité subjective de lélément de chaque art. Objectivement, chaque
élément est différent, mais subjectivement il est le même. On peut faire concourir des
arts différents à un même effet, leur faire exprimer un même pathos. Il y a donc une
espèce dunité subjective, absolument fantastique, des éléments objectifs.
Si phénoménologiquement le
corps est la source de toute esthétique, peut-on dire que la temporalité du corps,
cest-à-dire lhorizon dattente du vieillissement et donc de la finitude
et de la mort, serait le référent ultime de tout art? En dernière instance, toute
ontologie esthétique nest-elle pas une ontologie du temps?
Ma réponse, là, est
très précise, elle est négative. Pourquoi? Le temps phénoménologique, le temps
quont étudié Husserl et Heidegger, est encore un temps ek-statique,
cest-à-dire un temps éclaté. Lhorizon, ce trou de lumière qui est le
monde, est un horizon du lointain. Cest un horizon irréel, tridimensionnel,
cest-à-dire constitué par ce que Heidegger appelle trois ek-stases et qui sont
celles du futur, du présent et du passé. Dans cet horizon ek-statique les choses coulent
du futur au présent et au passé. Heidegger le dit littéralement : la présence se
présentifie à partir de trois ek-stases qui font que les choses sont là dans leur venue
au présent, à partir de lhorizon du futur et dans leur glissement au passé. Cet
horizon du futur, pour lhomme, est borné par la mort. Et cest ce qui vous a
amené à dire ce que vous avez dit. Or, tout cela ne concerne que la phénoménalité
ek-statique. La temporalité de la vie, elle, est totalement différente. Et par
conséquent, vous ne pouvez plus dire ce que vous avez dit car la temporalité de la vie
nest pas ek-statique. Bien sûr, la vie se projette sans cesse vers son avenir et
vers son passé, mais cest la vie au monde, qui se représente dans le monde, qui se
jette dans le monde. La vie en elle-même toutefois, à lendroit où elle touche à
elle-même, nest pas dans le temps ek-statique. Le vivant, cest quelque chose
qui touche à soi, sans lécart daucune distance, sans différer de soi
daucune façon, qui séprouve soi-même en un sens radical. Notre moi vivant,
notre Soi transcendantal ne se coupe jamais de soi. Et donc, il faut penser une
temporalité pathétique, cest-à-dire une temporalité où ce qui se transforme ne
se sépare pas de soi. Cest ce que jai essayé de faire. Il faut décrire une
temporalité sans intentionnalité, un simple devenir affectif. La vie ne cesse
dêtre éprouvée, même si les modalités de cette épreuve ne cessent de changer.
Mais là on tombe sur
la butée de la mort ?
Non, il
ny a pas de mort, justement. Il ny a pas de mort, ou alors il faut en parler
tout autrement, il faut travailler avec une philosophie radicalement différente. Parce
que la butée de la mort, cest la butée de la mort devant moi dans le monde. Il
faut que je pense le monde pour que je pense la mort. Je me dis : je suis âgé, dans
six mois peut-être, ou plus tard, je serai mort. Mais on raisonne alors dans
lek-stase. Or, là où il y a la vie, dans son essence intérieure, il ny a
plus dek-stase, ni passé ni futur. Cest très difficile à comprendre, mais
certains auteurs en ont eu lintuition. Par exemple, Maître Eckhart quand il
dit : « Ce qui sest passé hier est aussi loin de moi que ce qui
sest passé il y a quinze mille ans ». Cela montre quil ny a pas
de rapport entre le moi et le temps, le temps ek-statique, il ny a pas de mesure de
lécart...
Et limaginaire ?
Pour Husserl,
lintentionnalité imageante part dun support matériel et en prenant appui sur
lui elle constitue un univers de significations vécues : mais on ne voit pas les
constituants matériels de ce tableau, on voit limmensité de la mer à Venise par
exemple. De même, à partir de signes matériels, on voit lespace. Chez les
primitifs flamands il y a de grands personnages, la Vierge et lEnfant, et puis une
fenêtre qui ouvre sur un paysage infini. Cest dire quà partir
déléments réels qui sont la matérialité de la peinture cette intentionnalité
imageante, guidée par ces signes quelle perçoit, institue luvre
dart. Cest pour cela que luvre dart est imaginaire.
Lespace nest pas dans le tableau puisque le tableau est plat et que dans un
tableau classique vous avez un immense espace. Dans une peinture normale à trois
dimensions, lespace est fictif: à
partir dune uvre plate, on croit percevoir une profondeur. Mais la profondeur
est purement imaginaire, il ny a pas de profondeur sur le tableau réel. De même,
le volume dun personnage est un leurre. Et ce leurre est créé par
limagination esthétique puisquil ny a pas perception mais imagination
de lespace. à travers un tableau se creuse un lointain à linfini. Cest
cela limaginaire, cette profondeur de la représentation picturale alors que son
support matériel est plat.
Pour Husserl limaginaire suppose
lintentionnalité imageante quon appelle limagination, mais cette
imagination est une conscience imageante, elle doit se connaître elle-même en tant
quimagination. Si limagination ne se vivait pas comme imagination, il ny
aurait pas dimaginaire. Donc limagination, avant de projeter limage
quelle imagine, sauto-affecte. Lacte dimagination est un acte
vivant, il se rapporte à lui-même en tant quacte en séprouvant
immédiatement, mais pas du tout comme il se rapporte à limage. Il se rapporte
extérieurement, ek-statiquement, à limage et il se rapporte pathétiquement à
lui-même: cest ce rapport pathétique primordial que les phénoménologues
occultent le plus souvent.
Michel Henry - Professeur émérite de Philosophie
- Université Paul Valéry - Montpellier III
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