Nous avons donc préparé le terrain pour une
sorte de deuxième voie que je vais tenter de suivre ce soir devant vous sans me
dissimuler sa difficulté. Le problème est de penser le corps vivant, ce corps dont nous
ne cessons de faire l'épreuve muette dans notre vie quotidienne et que nous mettons en
oeuvre dans chacune de nos actions non plus à partir du monde et de l'expérience
du monde, à partir du corps objectif et sensible. Ce dont il s'agit, c'est de partir non
du monde mais de la vie et de se demander si, dans cette vie, on peut comprendre comment
en elle peut naître quelque chose comme ce corps vivant dont nous avons l'expérience
et une expérience plus certaine que l'expérience du corps objectif. C'est donc
cette seconde voie que je tente d'élucider ce soir.
Évidemment, si on veut aller de la vie au corps vivant en proposant
une sorte de genèse de ce corps vivant à l'intérieur duquel chacun de nous se trouve
placé, il faudrait savoir au préalable ce qu'est la vie. Or, pour parler de la vie,
aucune époque n'est plus mal placée que la nôtre. Affirmation paradoxale : la
science qui s'occupe de la vie, la biologie, n'est-elle pas celle qui, au XXe siècle, a
fait les progrès les plus fulgurants, progrès tels qu'ils ont mis en cause notre
mode de vie et posé ce qu'on appelle des problèmes de société. Et pourtant, un
biologiste très célèbre a déclaré: On n'interroge plus la vie aujourd'hui en
laboratoire. Cette proposition, je la crois profondément vraie et elle apparaît
telle si on la réfère à ce que j'ai appelé ce matin l'acte proto-fondateur de la
science moderne et, par conséquent, de la biologie moderne, c'est-à-dire à la décision
de Galilée d'exclure de notre connaissance de l'univers matériel tout ce qui relève des
qualités sensibles et, d'une manière générale, de la sensibilité, de l'affectivité,
de la subjectivité, de la vie, pour ne retenir comme constitutif de cet univers réel que
ses déterminations géométriques et mathématiques. La détermination géométrique ou
mathématique de ces particules matérielles, c'est-à-dire des algorithmes. Tandis que
tout ce qui relève de la subjectivité vivante se trouve mis de côté par cette science
comme la condition même de son développement. Alors, il n'est pas étonnant que, au
terme de ce développement, la biologie ne fasse que retrouver le présupposé de départ
de la modernité, à savoir la mise entre parenthèses de la vie. Dans la biologie, il n'y
a pas de vie.
Si la vie se trouve éliminée a priori de la biologie dans le
présupposé même de cette science, où la trouvons-nous ? Serait-ce dans le
monde ? Dans le monde, ne voyons-nous pas, à côté des choses inanimées, des
êtres vivants, des corps vivants et précisément notre vie plus ou moins semblable à
celle des animaux.
Je prends un second risque, celui de formuler
d'entrée de jeu la thèse qui commandera toute cette analyse. Dans le monde, il n'y a
rien de tel que la vie. Dans le monde, la vie ne se montre jamais et c'est d'ailleurs la
raison pour laquelle la vie est absente du champ de la biologie, parce que celle-ci, en
dépit de l'abstraction de ses méthodologies, cherche encore la vie dans le monde, ne
cessant de porter son regard dans cet au-dehors qu'est le monde. Dans le monde, il est
vrai, nous voyons des êtres vivants, des corps vivants, mais jamais la vie. Ce caractère
d'être vivant est une signification qui est inhérente à la perception des corps vivants
et qui joue un rôle essentiel dans cette perception. C'est ce caractère d'être vivant,
c'est cette signification d'être vivant que nous atteignons dans la perception de ces
corps, jamais la vie. C'est précisément parce que nous n'atteignons jamais la vie en
elle-même que nous ne l'atteignons que sous la forme d'une signification irréelle,
c'est-à-dire d'une irréalité. Cette signification peut bien investir l'être vivant et
déterminer de fond en comble la perception que nous en avons, de telle façon que ces
yeux, comme le dit Husserl, sont perçus comme yeux qui voient, ces mains sont
perçues comme mains qui touchent. Mais de telles significations demeurent dans leur
irréalité de principe, elles ne font précisément que signifier la vie sans pouvoir la
donner en elle-même, en personne, comme disent les phénoménologues.
C'est le motif philosophique pour lequel il convient, dès à présent,
de rejeter la thèse de Heidegger selon laquelle la vie n'est pas le chemin qu'il faut
suivre si l'on veut parvenir à ce qui fait l'être-essentiel de l'homme. La raison
invoquée au paragraphe 10 de Sein und Zeit et qui lui sert à
écarter les problématiques de la vie de son époque, celle de Bergson, de Scheler et
même de Husserl cette raison est que si la vie constitue un genre d'être
particulier, ce n'est cependant que dans le Dasein que nous avons accès à elle,
en sorte que l'analytique du Dasein constitue le soubassement ontologique
indispensable à l'édification d'une biologie aussi bien d'ailleurs que d'une psychologie
et d'une anthropologie en général. La vie est un genre d'être particulier mais, par
essence, elle n'est accessible que dans le Dasein. Etant donné que le Dasein est
essentiellement In-der-Welt-sein, être-au-monde, il s'ensuit que la vie n'est
accessible que dans le monde. Ce qui est vrai des organismes vivants et des corps vivants
en tant qu'objectivités empiriques soumises aux conditions générales de l'expérience,
que ce soient celles de Kant ou de Heidegger, pour celui-ci c'est le Dasein, est donc attribué sans autre forme de procès à la vie elle-même. La
confusion entre les organismes empiriques, les corps vivants objets, avec leurs processus
objectifs physiologiques, d'une part, et, d'autre part, la vie elle-même que nul n'a
jamais vue dans le monde et ne verra jamais, cette confusion ruineuse est déjà accomplie
et ce qu'elle présuppose, ce n'est rien de moins qu'une sorte de meurtre par lequel la
vie se trouve d'entrée de jeu démise de son essence la plus propre, à savoir le fait de
s'éprouver soi-même et ainsi de vivre.
Si la vie ne se montre jamais en elle-même dans le monde, de telle
façon qu'il n'est pas possible de l'y apercevoir, sinon sous la forme de significations
irréelles, si donc la vie absente du monde l'est aussi pour cette raison du champ de la
biologie, alors la question se pose: avons-nous originairement accès à la vie
elle-même et, en ce cas, où et comment? Voici notre réponse. Nous avons accès à
la vie elle-même. Où? dans la vie, comment? par la vie. C'est pour autant
que nous sommes des vivants dans la vie que nous avons accès à cette vie et le mode de
cet accès, c'est la vie elle-même; et cela parce que seule la vie parvient en soi,
seule la vie donne accès à soi. Dès lors, la question se dédouble : il s'agit de
savoir, d'une part, comment la vie a accès à elle-même, comment la vie parvient
elle-même en soi ; comment elle se donne à elle-même et, d'autre part, il s'agit
de savoir comment nous avons accès à cette vie, comment nous nous trouvons placés en
elle de façon, une fois placés en elle et plongés en elle, à avoir part à
l'oeuvre qui
est la sienne, à l'oeuvre de vie.
La première question: comment la vie
parvient-elle originellement en soi? La vie s'éprouve elle-même et elle n'est rien
d'autre que cela, non pas quelque chose qui aurait cette propriété, mais le fait de
s'éprouver soi-même. Comme telle, la vie ne relève d'aucune ontologie mais seulement
d'une phénoménologie. Elle n'appartient pas à l'ordre de ce qui est, à l'ordre de ce
qui apparaît, mais à l'apparaître lui-même. Et c'est ici que la pensée de la vie nous
oblige non seulement à récuser la phénoménologie classique mais, au-delà d'elle, une
bonne partie du développement philosophique occidental. Pour la phénoménologie comme
pour cette philosophie, apparaître veut dire se montrer en un monde, venir au jour, à la
lumière. Telle est d'ailleurs la thèse de Heidegger, visible dès son analyse du
phénomène grec. Mais on se tromperait de beaucoup si l'on estimait que la philosophie
classique de la conscience a introduit un nouveau concept de l'apparaître car, pour elle,
la conscience est essentiellement conscience de quelque chose, elle est une
représentation vor-stellen ce qui veut dire: poser
devant. Poser devant ce qui devient conscient, ce qui se montre du fait d'être ainsi
posé devant. Ce qui se manifeste du fait de cet au dehors et en lui. Ou, comme le
déclare un disciple de Husserl: La conscience originaire entendue de manière
intentionnelle est le véritable accès à l'être. Cela veut dire que l'accès à
l'être consiste dans ce dépassement par lequel la conscience est capable de se jeter
hors de soi, dans ce dehors qui est le monde.
Ce qui caractérise l'apparaître à travers ces multiples formes de
conceptualisation dans lesquelles, bien entendu, je n'ai pas le temps d'entrer, c'est
qu'il détourne de lui-même, avec une telle violence que ce qui apparaît c'est toujours
autre chose que l'apparaître lui-même. Ce qu'il donne, c'est l'autre vers lequel il nous
jette. L'intentionnalité, par exemple, qui donne tout, qui nous ouvre le champ entier de
l'être, comment se donne-t-elle elle-même? L'intentionnalité est un faire-voir,
mais ce faire-voir n'est jamais vu. La conscience classique est une représentation, elle
présente devant et elle fait voir de cette façon mais, dès que le soupçon se fait jour
avec Schopenhauer et avec Freud que tout ne se réduit pas à cet être-représenté, au
fait d'être représenté, alors la pensée de l'Occident ne connaît plus de
phénoménalité, elle s'en remet à l'inconscient. Et par conséquent, lorsque par hasard
la philosophie rencontre son ultime question, non pas celle de la donation du monde dans
l'intentionnalité, mais la question de cette donation elle-même, de la donation de
l'intentionnalité ou encore la question de l'auto-donation, elle n'a pas de réponse.
La donation de la donation, l'auto-donation,
c'est la vie. La vie est donc phénoménologique en un sens radical et fondateur, elle
n'est pas phénoménologique en ce sens qu'elle serait un phénomène parmi les autres,
qui serait là dans le monde comme eux, un corps vivant à côté des autres, un corps
vivant avec ses composants, les molécules, les cellules, etc. Les divers processus
physiologiques dont le corps est le siège. La vie est phénoménologique en ce sens
qu'elle désigne la phénoménalité elle-même, la donation elle-même et, bien plus, le
mode originaire selon lequel cette phénoménalisation se phénoménalise. Elle n'est pas
donation mais, précisément, elle est donation de la donation, auto-donation.
Auto-donation de la vie veut dire : ce que la vie donne, c'est elle-même, ce qu'elle
éprouve, c'est elle-même. Elle n'éprouve pas d'abord le monde, sa résistance, sa
pression, pas davantage ce qui se donne en lui de tous les étants, elle ne sent pas
d'abord ce qui est senti, les qualités des choses, les choses. Elle n'est pas affectée
par quelque chose d'autre qu'elle, par une altérité quelconque, mais par elle-même.
C'est en ce sens que je dis : la vie est auto-affection.
Mais étant donné que le domaine de
l'auto-affection est celui de la
vie, il doit être pensé avec rigueur. Auto-affection ne s'entend pas au sens de ce
concept tel qu'il intervient dans la deuxième édition de la Critique de la raison
pure ; non plus au sens que lui donne Heidegger dans son commentaire de
Kant, intitulé Kant et le problème de la métaphysique. Cette auto-affection
kantienne désigne en effet une auto-sollicitation du temps par lui-même. Il s'agit de
l'affection par l'horizon temporel du monde, de sorte que cette soi-disant auto-affection
est une affection par une altérité radicale, celle de l'horizon extatique qui définit
précisément le monde. La vie n'est pas non plus une auto-affection au sens d'une
auto-position, d'une auto-objectivation, c'est-à-dire que la vie s'affecte elle-même
sans se pro-poser à elle-même, c'est-à-dire sans se poser devant soi, comme un
en
face, dans une différence, par exemple dans la différence d'une ek-stase. C'est à
cette seule condition que le contenu de son affection peut être elle-même et non pas
l'autre et le différent. Parce que la vie s'affecte indépendamment de tout au dehors,
elle n'a pas de dehors, aucune face de son être ne s'offre à la prise d'un regard
quelconque. C'est pourquoi nul ne la voit jamais. La vie est invisible. L'invisible de la
vie n'est pas provisoire mais insurmontable. L'idée d'une réalisation de la vie qui
s'accomplirait par une sorte d'objectivation, par une action qui serait une
extériorisation dans le monde cette idée est absurde, car une telle opération ne
signifierait pas une réalisation de la vie, mais sa destruction. Voilà pourquoi aussi,
l'idée d'un accès à la vie se faisant dans le monde et ainsi sur le fond d'une
ouverture préalable du monde, sur le fond du Dasein, n'est qu'une autre expression
de cette absurdité. Parce que la vie est incapable de se séparer de soi, elle se
supporte elle-même dans une passivité foncière qui la caractérise de fond en comble et
sur laquelle je n'insiste pas ici.
La question est plutôt celle-ci. Si la donation
de la vie s'accomplit comme auto-donation, quel apparaître permet cette
auto-donation ? Car ce n'est pas n'importe quel apparaître qui est susceptible
d'instituer une donation de cette sorte. Précisément lorsque cette donation est, par
exemple, l'intentionnalité, cet apparaître détourne de soi, avons-nous vu, de telle
sorte qu'il ne se donne jamais lui-même, mais seulement l'en face. Or, toute
pensée est de cette sorte, y compris la pensée phénoménologique. La méthode
phénoménologique n'est qu'une mise en pratique de l'intentionnalité. Et, par
conséquent, ce n'est pas l'intentionnalité qui pourra nous donner la vie. Pour autant
que notre question est philosophique, c'est-à-dire qu'elle relève de la pensée, elle
n'a pas de réponse. Que l'apparaître originel, qui permet la vie, qui s'accomplit comme
la vie, c'est-à-dire comme une auto-donation, échappe à la méthode phénoménologique
elle-même en tant que méthode intentionnelle, qu'elle nous échappe à nous maintenant
qui essayons de la penser, cela ne laisse ouverte qu'une seule possibilité, à savoir
que, indépendamment de l'effort de notre pensée, hors de notre regard, hors monde, la
vie s'apporte elle-même en elle, qu'elle se phénoménalise elle-même dans la
phénoménalité qui est la sienne et selon cette phénoménalité.
Comment se phénoménalise cette phénoménalité originelle revient à
demander quelle est la matière phénoménologique pure dont elle est faite, quelle est sa
chair phénoménologique. Le comment de la donation, son Wie, doit être un Was,
un contenu. Le comment de la phénoménalisation en laquelle consiste la vie, c'est
une affectivité transcendantale qui habite tout ce qui s'auto-affecte et qui se trouve,
de la sorte et de la sorte seulement, être vivant. Par exemple toute impression, tout
sentiment, tout désir, tout vouloir, toute action, mais aussi tout voir, toute pensée et
l'intentionnalité elle-même. Car le voir qui n'est jamais vu ne verrait rien s'il ne
s'auto-affectait en tant que voyant en tant que voir vivant. Cependant la vie n'a
nul besoin de l'intentionnalité dans son auto-donation primitive, tandis que
l'intentionnalité, par exemple du voir, n'est pas possible sans la vie.
Lorsqu'on regarde le monde, c'est-à-dire lorsqu'on considère toute
chose de l'extérieur, demandant ainsi à l'extériorité l'accès de ces choses et
peut-être leur essence, on se trouve en présence d'une hiérarchie qui va de soi. Il y a
le monde matériel, la vie organique, l'homme. Dans cette hiérarchie, la vie occupe une
place intermédiaire qui explique sans doute le grand embarras de la pensée
traditionnelle à son égard. Même un philosophe comme Max Scheler, qui a entrepris de
renouveler entièrement la problématique de l'intersubjectivité, reste prisonnier de
cette hiérarchie et, pour cette raison, il échoue. Depuis toujours cependant, dans une
telle hiérarchie, l'homme est plus qu'un vivant. En effet, c'est un animal mais pourvu du
logos, c'est-à-dire de la capacité de former des significations et ainsi de parler. De
telle façon que pour nous les hommes, qui sommes ces animaux supérieurs pourvus du
logos, la vie est difficile à comprendre. Elle ne peut se comprendre que par une sorte de
soustraction par rapport à ce que nous sommes, nous ces vivants mais pourvus du logos.
C'est ce que dit Heidegger: L'ontologie de la vie s'accomplit par voie
d'interprétation privative, elle détermine ce qui doit être pour que puisse être
quelque chose de tel que rien que vivre so etwas wie nur noch Leben. Cette
thèse selon laquelle la vie est moins que nous, qui sommes ouverts au monde, sera reprise
par Biswanger et elle corrompra toute la Dasein - analyse. Si, au contraire, la vie
rend possible l'intentionnalité elle-même et, par conséquent, les actes noétiques que
Scheler plaçait au-dessus de la sphère cosmo-vitale et si, d'autre part, cette vie
s'auto-révèle avant qu'un monde soit ouvert et indépendamment de cette ouverture du
monde, alors cette hiérarchie entre la vie et l'homme, qui va de soi et qui est
instituée depuis toujours, ne doit-elle pas être renversée? C'est l'idée même
du logos qui doit être foncièrement changée. Il s'agit en fin de compte de penser à un
autre logos, non pas ce logos qui forme des significations mais l'Archi-révélation
fondamentale de la vie, ce Logos originaire que Jean appelle le Logos de Vie.
Revenons donc à cette phénoménalisation de la
vie et à notre seconde question qui est de savoir non seulement comment la vie parvient
en soi, mais comment nous parvenons en elle, dans cette vie qui n'a pas de visage, qui
ignore le monde et qui se révèle originellement à soi dans son auto-affection
pathétique et de cette façon seulement. Nous donc, comment parvenons-nous en elle, de
manière à avoir part à cette auto-révélation qui lui est propre? Ce n'est
précisément pas en partant de nous, ce n'est pas en partant de quelque ego originaire,
ultime constituant fonctionnant en dernière instance, pour le désigner comme la Krisis,
porteur de quelque dispositif d'expérience, que ce soit celui de Kant ou l'In-der-Welt-sein
de l'intentionnalité, ego qui pourrait ainsi, partant de lui-même, rencontrer
la vie, en faire l'expérience. Aucun a priori ne précède notre relation à la
vie ni ne la détermine de quelque façon, sinon l'a priori de la vie elle-même.
Dans la vie, nous y sommes toujours déjà et c'est seulement parce que toujours et déjà
nous sommes dans la vie que toute autre forme d'expérience est possible pour nous. Mais
comment sommes-nous dans la vie ? Comment sommes-nous toujours et déjà venus en
elle, de telle façon que cette venue à la fois nous précède et fait de nous des
vivants?
Nous venons dans la vie dans notre naissance. Naître ne veut pas dire
venir au monde, naître veut dire venir dans la vie. Nous ne pouvons venir au monde que
parce que nous sommes déjà venus dans la vie. Mais la façon dont nous venons dans la
vie n'a précisément rien à voir avec la façon dont nous venons au monde. Nous venons
au monde dans la conscience, dans l'intentionnalité, dans l'In-der-Welt-sein. Nous
venons dans la vie sans conscience, sans intentionnalité, sans Dasein. _
vrai dire, nous ne venons pas dans la vie, c'est la vie qui vient en nous. En cela
consiste notre naissance, la naissance transcendantale de notre moi. C'est la vie qui
vient, elle vient en soi, de telle façon que, venant en soi, elle vient aussi en nous et
nous engendre. La question est donc: comment s'accomplit cette venue en soi de la
vie qui est sa venue en nous, qui est notre naissance ? La vie vient en soi dans le
procès de son auto-affection éternelle. Dans un tel procès, la vie s'écrase contre
soi, c'est-à-dire qu'elle s'éprouve soi-même et qu'elle jouit de soi, de telle façon
qu'un Soi résulte chaque fois de cette épreuve comme identique à son pur s'éprouver
soi-même. En d'autres termes, en s'accomplissant comme auto-affection, la vie génère en
soi sa propre Ipséité, elle s'éprouve comme un Soi originaire, lequel habitera tout Soi
concevable, ce Soi qui n'a donc d'origine que dans la vie et qui n'est possible qu'en
elle. Mais l'épreuve que la vie fait d'elle-même dans son Ipséité originaire est une
épreuve phénoménologiquement effective, comme telle elle est nécessairement une
épreuve singulière car il n'y a point d'épreuve qui ne soit telle. Donc, toute
ipséité en tant que phénoménologiquement effective, en tant que vivante, apparaît
dans cette épreuve irréductiblement singulière comme un Soi singulier. Ainsi la vie
s'engendre, c'est-à-dire en vient à s'éprouver soi-même en tant qu'un Soi singulier.
Si vous préférez, il n'y a point de vie qui vienne en soi, sinon en tant qu'un Soi
singulier et notamment en tant que ce Soi singulier que je suis moi-même. La vie
s'auto-affecte comme moi-même. Si, avec Jean ou avec Maître Eckhart, on appelle la vie
Dieu, alors on dira avec Eckhart : . Mais ce Soi singulier qui est engendré dans la
vie, qui n'est donné à lui-même que dans l'auto-donation de la vie, porte en lui
celle-ci. Ainsi la vie se communique-t-elle nécessairement à chacun des Soi qu'elle
engendre, le donnant à lui-même en se donnant à soi, de telle façon que dans ce Soi,
il n'y a rien qui ne soit vivant. Je répète: son Soi, c'est-à-dire sa donation à
soi n'advient que dans l'auto-donation de la vie. Aucun Soi qui ne contienne cette
auto-donation de la vie et, toujours si on appelle la vie Dieu, on dira encore avec
Maître Eckhart. Si nous comprenons maintenant que le Soi est la condition de
possibilité transcendantale de tout moi et de tout ego concevable, car il n'y a de moi
que joint à lui-même dans la Vie qui le joint à soi en se joignant elle-même à soi,
alors nous comprenons qu'il n'y a de moi ou d'ego que joint à lui-même, donné à
lui-même dans l'auto-donation de la Vie et par elle seulement.
Dans le langage courant, nous disons
indifféremment moi, je. Ce n'est cependant pas la même chose, même si la pensée
classique glisse de l'un à l'autre dans la plus parfaite confusion et sans même voir
qu'il y a, dans cette double désignation du Soi, au moins un problème. Que le Soi
singulier se dise d'abord à l'accusatif, c'est-à-dire comme un moi, cela traduit le fait
qu'il est engendré, cela veut dire très exactement qu'il ne s'est pas apporté lui-même
dans la condition qui est la sienne d'être donné à lui-même. Précisément, il n'est
apporté en lui-même, dans sa condition qui est d'être constamment donné à lui-même,
que dans l'auto-donation de la vie absolue. Or, parce que cette génération du moi dans
l'auto-donation de la vie est phénoménologique en un sens absolu (puisque la vie est
l'Archi-phénoménalité), alors cette génération est phénoménologique elle aussi,
c'est-à-dire que ce qui motive la mise à l'accusatif du moi se lit en lui. C'est
précisément ce sentiment qu'il a d'être foncièrement passif, non seulement à l'égard
de chacun de ses états, de sa douleur, de son plaisir, etc., mais, bien plus, d'être
foncièrement passif à l'égard de sa propre condition, d'être donné à soi. Dans un
inédit, Husserl dit. Je suis moi-même sans que je sois pour rien dans cet
être moi-même, c'est-à-dire que je m'éprouve sans être la source de cette épreuve.
Je suis donné à moi-même sans que jamais cette donation relève de moi d'aucune
manière. Je m'affecte et ainsi je m'auto-affecte, c'est-à-dire que je ne suis pas
affecté par quelque chose d'extérieur, d'autre que moi mais par moi-même. Mais
je ne suis pour rien dans cette auto-affection. Et ainsi, je ne m'affecte pas absolument,
cette auto-affection n'est pas mon fait. Il serait donc plus exact de dire : je suis
auto-affecté et, de cette façon, engendré comme un Soi dans l'auto-affection de la vie.
Moi désigne en fin de compte ce caractère d'être auto-affecté du Soi singulier,
caractère grâce auquel, auto-affecté par soi, il est désormais un Soi et un moi.
L'autre auto-affecté, c'est être en possession de soi et ainsi de tous
les pouvoirs que le Soi et ainsi le moi portent en eux-mêmes. Dès lors, par le fait
même qu'il se trouve en possession de lui-même et de tous les pouvoirs qu'il trouve en
lui, le moi, étant en possession de ces pouvoirs, est en mesure de les exercer.
Coïncidant avec ces pouvoirs dans son auto-donation, qui est aussi bien l'auto-donation
de chacun de ces pouvoirs, il coïncide avec eux. Parmi ces pouvoirs, il y a notamment
tous les pouvoirs du corps, par exemple celui de prendre, celui de se mouvoir, celui de
toucher, celui, d'une manière générale, de déployer tous les pouvoirs dont le faisceau
constitue un corps phénoménologique.
Ainsi, cet ego est-il identique au corps vivant que nous cherchons, que
nous avions trouvé en partant de l'expérience courante du corps, et que nous trouvons
maintenant dans sa génération à partir de la vie absolue. Dans la mesure où le moi est
maintenant, en vertu de sa donation à soi, en possession de tous ces pouvoirs dont il
dispose, ce moi qui s'est emparé de lui-même et de tout ce qui vit en lui, ce moi se
déclare en effet un je. Je veux dire: je peux. Je peux n'est pas
une proposition synthétique, c'est-à-dire que, dans cette proposition, aucun pouvoir ne
se surajoute à l'essence du je, mais celui-ci est, en tant que tel, pouvoir, il est
le pouvoir ultime parce qu'il est en possession de chacun des pouvoirs qu'il trouve en
lui. Et il est en possession de ces pouvoirs sur le fond en lui du moi, c'est-à-dire sur
le fond en lui du Soi, c'est-à-dire sur le fond en lui de la vie absolue qui le donne à
lui-même. Ainsi seul un ego vivant est-il quelque chose que nous appelons un corps,
c'est-à-dire quelque chose qui peut prendre appui sur lui-même, parce qu'il est donné
à lui-même. Il n'est pas sans fondement, il a pris base dans son moi transcendantal et
dans l'auto-donation de la vie. Dès lors, ayant pris base sur lui-même et sur chacun de
ses pouvoirs, il peut les exercer. Il peut les exercer et cette capacité, il la vit
constamment, il peut exercer ses pouvoirs quand il le veut, librement. Cet ego, en tant
que corps vivant, est libre. Toute liberté repose sur un pouvoir et la liberté dont nous
pouvons parler, c'est la capacité de mettre en oeuvre les pouvoirs que nous trouvons
phénoménologiquement en nous et cela parce que nous sommes en possession, sur le fond de
l'auto-donation de la vie, de l'ego lui-même et de chacun de ses pouvoirs en lui. Libres,
nous ne le sommes jamais à l'égard de quoi que ce soit d'extérieur, mais seulement à
l'intérieur de ce je fondamental qui, lui-même, présuppose le moi et le Soi. Libre,
l'ego ne l'est donc, en fin de compte, que sur le fond en lui d'un moi qui le précède
nécessairement, c'est-à-dire sur le fond de ce Soi généré dans l'auto-engendrement de
la vie, c'est-à-dire donné à lui-même dans l'auto-donation de la vie.
A peine ai-je besoin de faire remarquer que les théories qui
critiquent la liberté, ou qui nient la liberté de ce je, sont totalement absurdes. Ce
que nous voyons bien, c'est que ces théories reposent sur le transfert des régulations
du monde dans un domaine où elles n'ont absolument rien à faire. Il s'agit d'une sorte
de non-sens ontologique, parce que c'est d'abord un non-sens phénoménologique, puisque
la condition de l'exercice d'un pouvoir, c'est-à-dire de la liberté, réside dans
l'essence même de l'ego. C'est dans sa naissance même que l'ego est libre, dans sa
génération. Les théologies affirmant que Dieu a créé l'homme libre disent, avec un
vocabulaire relativement impropre, quelque chose qui est profondément vrai. Si on
comprend ce que cela signifie, si on écarte le mot création qui, encore une fois, n'a
rien à faire ici puisque création veut dire création du monde et ainsi d'une
extériorité alors, dans l'acosmisme fondamental de la vie et là seulement, la
possibilité de quelque chose comme l'exercice effectif d'un pouvoir c'est-à-dire
la liberté devient intelligible.
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par Michel Henry
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