|
Michel HENRY: "Kandinsky
et la signification de l'uvre d'art"
O n ne peut aborder la question de la signification de l'uvre d'art que
si l'on a répondu à une première question : celle de
sa nature ou, comme nous le dirons, de son site. Il s'agit
donc de savoir dans quelle dimension d'être se déploie l'objet esthétique, quel statut il convient de reconnaître à tout ce qui
peut être le contenu de cette expérience spécifique qui est celle de l'art. Or, ce problème incontournable nous met en présence d'une aporie.
D 'une
part l'uvre d'art est une
réalité imaginaire. Nous nous rallions ici aux indications géniales données par
Husserl au paragraphe 111 de Ideen
I (1). Dans la contemplation esthétique de la gravure de Dürer Le
Chevalier, la Mort et le Diable nous ne sommes pas dirigés vers la plaque gravée non
plus que vers les figurines qui apparaissent en traits noirs sur celle-ci, mais vers de
toutes autres réalités qui sont les "réalités
figurées", en portrait ou encore dépeintes et qui constituent justement,
non plus la gravure en tant qu'objet du monde, mais l'objet-gravure en tant qu'uvre d'art, sa réalité esthétique. Faisons donc cette distinction essentielle
entre les éléments matériels qui servent de support à une uvre d'art, qui appartiennent au monde réel de la perception, au même titre que
toute autre chose réelle et, d'autre part, l'uvre d'art en tant que telle, qui n'a plus son site dans le monde mais précisément hors de lui, en sorte que
nous disons, en ce sens, qu'elle est un pur imaginaire. |
Les tesselles d'une
mosaïque, le bois ou le cuivre d'une gravure, la toile d'un tableau, les couleurs qui la
recouvrent, font partie du monde qui nous entoure. Mais dans l'expérience esthétique
(qu'elle soit celle du créateur ou du spectateur) ces éléments matériels ne servent
qu'à figurer une réalité d'un autre ordre, la réalité représentée par le tableau,
la gravure ou la mosaïque. On peut percevoir la toile du tableau, examiner son grain, ses
craquelures, et c'est ce qu'on fait lorsqu'on veut la dater avec précision. Dans le cas
d'une peinture sur bois on supposera qu'elle est flamande si c'est du chêne, française
si c'est du noyer, italienne si c'est du sapin. Dès que commence la vision esthétique
toutefois, dès que la toile ou le bois devient un tableau et pénètre
dans la dimension propre de la peinture, ces éléments matériels sont neutralisés,
n'étant plus perçus ni posés comme objets du monde, mais comme une entité qui n'a
d'autre fonction que de produire la réalité représentée dans le tableau B
laquelle est, elle aussi, neutralisée, n'appartenant pas plus au monde réel que les
éléments qui la représentent, constituant avec eux une seule et nouvelle dimension
d'être à l'intérieur de laquelle ils sont unis par des rapports de ressemblance et qui
est la dimension ontologique de l'art.
De la différence entre celle-ci et le
monde réel de la perception, nous ne donnerons qu'une preuve: un très petit espace réel
sur la toile peut représenter dans le tableau un espace immense, comme celui des paysages
qu'on découvre à travers la fenêtre de certains primitifs flamands. D'une manière
générale, c'est le tableau tout entier qui peut être perçu comme une fenêtre, comme
un trou dans le monde réel, trou ou fenêtre à travers lesquels le regard se trouve
déporté dans un ailleurs radical. Dans la peinture classique la différence dont nous
parlons entre réel et imaginaire, et l'ailleurs dans lequel elle a pour effet de
nous jeter, trouve sa première expression dans le fait que le tableau est construit de
telle façon qu'il provoque une illusion, celle d'un espace à trois dimensions ou, si
l'on préfère, de la profondeur là où il n'y a cependant, dans le monde réel de la
perception, que la surface plane d'un mur, du bois ou de la toile.
Par ailleurs, toute uvre
esthétique se présente, faut-il le rappeler, comme une totalité et n'est intelligible que comme telle. Dans un tableau
chaque couleur ne prend sa valeur qu'en fonction de toutes
les autres, qu'elles lui soient contiguës ou qu'elles nouent avec elle, en un point éloigné ou opposé de la toile,
quelque relation plus subtile. De même en est-il pour chaque forme, chaque volume :
tout élément de ce qu'on appelle pour cette raison une
composition est nécessaire à l'apparition de celle-ci et
ainsi lui appartient en un sens rigoureux. Or, voici le point qui importe et qu'il convient de souligner : cette composition est une composition
esthétique, les relations dont elle est faite, les éléments entre lesquels ces
relations s'instituent, sont eux-mêmes de nature
esthétique, ils se situent à l'intérieur de cette
dimension d'irréalité principielle qui est celle de l'uvre. Lorsque le peintre pose une couleur sur la toile, ce n'est pas elle qu'il examine, il voit la
composition, il voit en elle ce qui correspond à ce trait ou à cette tache, bref son
effet esthétique, lequel s'intègre à l'ensemble des effets, c'est-à-dire à ce Tout
qu'est l'uvre. Ainsi
faut-il devant un Frans Hals reculer de quelques pas jusqu'à
l'endroit où ces touches largement brossées se changeront
brusquement en sang d'une joue ou, sur le visage de cet
Officier de la Milice de Saint-Adrien qui se tourne lentement vers nous, en l'il de la Vie qui nous regarde à travers le temps. La composition esthétique n'est donc
pas cette sorte de palette de couleurs qu'est devenue la toile sous l'effet des coups de
pinceau ou de couteau de l'artiste, mais elle n'est possible qu'à partir d'elle. Chaque
élément plastique de la composition étant figuré à partir d'un élément matériel,
il suppose l'existence de celui-ci. À la totalité plastique de la composition qui est
l'uvre elle-même correspond nécessairement une unité organique du substrat, à la
ressemblance particulière qui s'établit chaque fois entre telle partie de la toile et
son équivalent esthétique correspond la ressemblance globale de l'uvre et de son
support. Celui-ci se propose comme un continuum, il a une sorte d'unité. Ce n'est
pas une unité interne, laquelle est seulement celle de l'uvre, puisque la
disposition matérielle des couleurs est déterminée par l'effet esthétique qu'elle
produira. Pour cette raison, toutefois, cette disposition est nécessaire en l'état qui
est le sien. C'est le continuum présenté par le substrat matériel de
l'uvre qui fait de lui l'analogon de celle-ci, ce à partir de quoi elle
pourra surgir et se déployer dans la dimension d'existence qui est la sienne. |
C'est la raison pour laquelle ce continuum doit être à tout prix
préservé, rétabli et reconstitué lorsqu'il a été
endommagé ou détruit. La restauration d'une uvre d'art doit donc se faire en fonction de l'unité
esthétique de l'uvre et non pas du tout en tenant
compte du support lui-même, en supprimant par exemple en celui-ci tout ce qui a été
refait dans le passé pour ne conserver que les éléments ayant appartenu à l'uvre originale. La restauration scientifique des uvres d'art telle qu'on la pratique aujourd'hui en éliminant dans les fresques, par exemple, les parties
reconstituées lors des restaurations antérieures, en les remplaçant par des espaces
vides, c'est-à-dire par des traînées blanchâtres de
ciment, aboutit en fait à leur destruction criminelle ainsi qu'on le voit en maints endroits comme à Daphni, dans les monastères
serbes, à Arezzo, à Florence, etc. Cette restauration scientifique (utilisant des
procédés comme le carbone 14) procède d'un
matérialisme grossier qui méconnaît le statut véritable de l'uvre d'art en tant que non-réelle, en
tant qu'imaginaire pur.
À cette
conception de l'uvre d'art qui s'efforce de lui reconnaître, par
une analyse phénomé - nologique précise, un domaine d'existence
spécifique, s'oppose cependant une autre qui a pour elle l'autorité d'un des plus grands artistes de
notre temps, mais aussi la force de son évidence propre à savoir la thèse selon
laquelle la dimension ontologique où se meut l'art est celle
de la sensibilité. Considérons ces affirmations cruciales de Kandinsky: "C'est par la sensibilité seule que l'on parvient à atteindre le vrai dans l'art".
Et encore: "L'art agissant
sur la sensibilité, il ne peut agir que par la sensibilité". Ainsi les fameuses
lois du beau, étant celles de la sensibilité, n'ont-elles
que l'apparence de lois mathématiques, idéales et
objectives. Lors même qu'on parviendrait à donner aux
formes, et aux relations qu'entretiennent entre eux les
éléments plastiques d'une composition, une formulation
mathématique rigoureuse, celle-ci ne serait jamais que l'approximation
idéale de proportions et d'équilibres qui jouent à l'intérieur de la sensibilité et qui trouvent en elle et dans ses lois
propres leur possibilité, les exigences auxquelles ils répondent, leur ultime raison.
Voilà pourquoi, comme le dit encore Kandinsky: "Balances
et proportions ne se trouvent pas en dehors de l'artiste mais en lui" (2)..
|
Seulement, si l'art relève de la sensibilité, s'il puise en elle ses lois propres et
les exigences auxquelles elles s'efforcent de trouver une réponse, l'uvre d'art
n'a-t-elle pas du même coup son site dans le monde réel, lequel est justement le monde
sensible, un monde donné à la sensibilité et se définissant à partir d'elle, à
partir de ses formes et de son contenu ? Ainsi nous trouvons-nous pris dans l'aporie
qui veut que l'uvre d'art appartienne au monde réel et ne lui appartienne pas.
Avant de tenter de surmonter cette difficulté dont la solution nous permettra de
comprendre la véritable nature de l'uvre d'art en même temps que sa signification,
relevons quelques unes des implications de la définition de l'art comme trouvant son
essence dans la sensibilité et dans la dimension d'être qu'elle circonscrit.
Il convient pour cela d'en dire un peu plus sur la
sensibilité elle-même et sur le monde dont elle est la condition. La sensibilité est l'Ouverture de ce monde, la transcendance en et par laquelle naît le
premier Dehors, cet avant-plan de lumière qu'est tout monde
en tant que tel. La sensibilité est l'Ek-stase de l'Être. C'est bien parce que cette
transcendance habite chacun de nos sens qu'ils sont capables
de se dépasser chaque fois vers ce qui constitue leur objet propre (le vu, l'entendu, le touché) et de l et de l'atteindre,
dans et par ce procès de transcendance donc, et ainsi dans le Dimensional ek-statique où
se montre à nous tout ce qui nous offre son visage, une face ou un aspect de son être,
tout ce qui se donne en tant que l'ob-jet.
|
Or, la sensibilité n'épuise nullement son être
dans cette pure relation à un monde considérée en tant que telle et comme se suffisant
à soi-même, relation dont la phénoménalité se réduirait à celle de ce monde et à
son surgissement. En toute relation de ce genre, en réalité, en toute affection par un
étant quel qu'il soit, affection faisant de lui un ob-jet,
règne le trait de l'affectivité, lequel n'est ni surajouté ni contingent, mais détermine au contraire la
sensibilité comme son propre Fond et ce qui la rend ultimement possible. Ainsi notre
attitude à l'égard des choses n'est-elle jamais réductible à un pur regard et à son déplacement
insensible ou indifférent. Ce regard n'est jamais un simple
voir, mais précisément un sentir, un sentir les choses, et cela parce que le voir qui
nous ouvre à elles est d'abord et nécessairement un voir
qui se sent lui-même voyant "sentimus nos videre", dit Descartes
(3),qui s'éprouve et qui s'affecte lui-même avant d'être affecté par
le monde, de telle manière que la phénoménalité propre de cette auto-affection
originelle est l'affectivité elle-même comme telle.
Voilà pourquoi
le monde est par essence un monde sensible, parce que la relation à l'objet, soit ultimement Ek-stase de l'Être où se fonde tout monde et la relation elle-même, s'auto-affecte dans sa transcendance même, en sorte que, sur le fond en
elle de cette auto-affection qui la révèle originellement à elle-même, une telle
relation est par nécessité une relation affective: une sensibilité. Voilà pourquoi
Kant cherchant les conditions de toute expérience possible, c'est-à-dire pour lui de tout monde possible, commença son investigation
par une Esthétique transcendantale, soit par l'analyse de la sensibilité. Sans doute cette analyse se déroule-t-elle
sur un plan qui est encore celui de la factualité, elle rencontre la sensibilité à la
naissance du monde sans comprendre véritablement la raison du caractère sensible de
cette naissance. Cette raison est là pour nous: le monde est un monde sensible parce que
la relation au monde est affective selon la possibilité la plus intérieure de son
déploiement ek-statique.
Si nous supposons par conséquent que
l'art a son lieu propre dans la
sensibilité, qu'il consiste dans la mise en uvre de
ses pouvoirs, alors nous devons dire: l'art ne constitue
nullement un domaine à part, réservé aux artistes, aux esthètes ou aux spécialistes,
il se recouvre au contraire avec le monde lui-même, tout monde possible en général,
pour autant que celui-ci est un monde sensible, prenant sa source dans la sensibilité et
porté par elle. Ainsi le monde concret où vivent les hommes tombe-t-il entièrement sous
les catégories de l'esthétique et n'est-il compréhensible que par elles. C'est
un monde qui est beau ou qui est laid, nécessairement; s'il
n'est ni l'un ni l'autre, c'est dans une sorte de neutralité
qui n'est qu'une détermination
esthétique parmi d'autres, un certain
état de la sensibilité à laquelle ce monde est voué dans le principe.
|
C'est un fait bien connu par ailleurs des
historiens, des anthropologues, des ethnologues, etc., que toute forme de civilisation
connue jusqu'à présent, à l'exception peut-être de la nôtre, porte en elle, comme
l'une de ses activités principales, celle de l'art dont les productions sont souvent tout
ce qui nous reste de ce passé bouleversant. Pourquoi en est-il ainsi, pourquoi toute
culture inclut-elle en elle l'art comme une de ses dimensions essentielles? Parce que tout
monde possible, et par conséquent le nôtre, est par nécessité un monde esthétique,
parce que tout homme en tant qu'habitant de ce monde est potentiellement un artiste, celui
en tout cas dont la sensibilité fonctionne comme la condition transcendantale de ce monde
et de son surgissement. Un monde par essence esthétique, un art inhérent à toute
culture, telles sont les deux premières implications de la thèse selon laquelle
l'uvre d'art relève de la sensibilité et lui appartient.
Que nous soyons dans l'aporie, on le voit à ceci que la définition
de l'objet esthétique comme imaginaire pur entraîne au contraire cette
conséquence tirée par Sartre de sa lecture de Husserl que le domaine de l'art
étant étranger au monde réel de la perception, celui-ci n'est comme tel ni beau ni
laid. Thèse difficile à soutenir, en particulier aujourd'hui. Nous vivons en effet à
l'ère de la technique, laquelle ravage le monde de notre existence quotidienne,
défigurant ses paysages, ses sites, ses villes, ses monuments légués par le passé,
faisant surgir partout l'horrible et le hideux. Comment cette dévastation de l'univers
dont nous sommes les témoins impuissants serait-elle possible si, en tant que sensible,
cet univers n'était pas traversé, au moins de façon virtuelle, par des catégories
esthétiques ?
Semblable évidence
saute aux yeux dès qu'on s'interroge plus avant sur les raisons pour lesquelles la
technique plonge notre monde dans cet abîme de laideur: parce qu'elle procède d'un
savoir entièrement nouveau, apparu à l'époque de Galilée et dont les présuppositions
et les décisions allaient bouleverser l'humanité de l'homme, faisant de celui-ci ce
qu'il est aujourd'hui, l'homme européen, dont le modèle cependant s'impose à la terre
entière. Afin de parvenir à une connaissance objective du monde, cette science
galiléenne avait décidé de faire abstraction en lui de ses qualités sensibles, de la
sensibilité elle-même, pour ne retenir, comme constitutives de sa réalité véritable,
que les formes géométrisables des choses, leurs propriétés idéales susceptibles de se
prêter à une détermination mathématique et comme telle rigoureuse la même pour
tous, universellement valable, objective, scientifique, en lieu et place de ses
apparitions sensibles, subjectives, individuelles et changeantes. En définissant de la
sorte un monde-de-la-science comme le seul monde vrai et réel, elle n'hypostasiait
pas seulement une abstraction pour autant que ce monde de la science renvoie
nécessairement au monde réel sensible dont il n'est qu'une idéalisation et qui lui
confère son seul sens possible elle éliminait encore tout ce par quoi ce monde est
un monde esthétique. Organiser l'activité sociale à la lumière des possibilités
infinies offertes par la science nouvelle, mettre en place et laisser fonctionner de tous
côtés les dispositifs instrumentaux de la techno-science, c'était introduire dans le
champ de la sensibilité des changements ne tenant plus aucun compte de celle-ci, de sa
volonté et de ses lois : un univers par essence esthétique allait cesser
d'obéir à des prescriptions esthétiques. Tel est le principe de la nouvelle
barbarie propre à notre époque et dont la restauration scientifique d'uvres d'art
dont nous avons parlé est comme un cas-limite, l'exemple le plus significatif et le plus
consternant. |
La seconde aporie à laquelle conduit la thèse du statut
imaginaire de l'uvre d'art ne concerne plus le monde réel où nous vivons, mais
l'uvre d'art elle-même. Car si elle était un imaginaire pur et s'épuisait en lui,
au même titre qu'une image quelconque, on chercherait en vain quel fondement attribuer à
sa consistance interne, et par là nous entendons sa lisibilité, la rigoureuse
détermination de ses parties en tant qu'éléments de la composition esthétique,
éléments dont on a montré qu'ils sont eux-mêmes esthétiques. Ce qui caractérise
l'image ordinaire, en effet, c'est que, soutenue à chaque instant par l'acte imageant de
la conscience qui la pose et n'étant que le point-limite de cette activité, elle ne
souffre en face d'elle aucune passivité du regard et s'effondre dès que s'interrompt
l'acte conscientiel qui la crée. Je ne puis, dit Sartre, compter le nombre des colonnes
du Panthéon dont je forme l'image.
|
Or, l'un des traits remarquables de l'uvre d'art, c'est la clarté et la précision des détails (sur La Déposition
de Fra Angelico à Saint-Marc, je peux précisément compter les personnages de l'avant-plan, le nombre des tours de l'enceinte,
celui des maisons ou des édifices entraperçus au-dessus de la muraille, etc.),
leur localisation rigoureuse, l,
leur localisation rigoureuse, l'évidence et la force
contraignante des relations internes de la composition, relations qui la font être
proprement ce qu'elle est. Plus significative encore est la
manière dont elle s'offre à nous, non pas en sa carence
ontologique, tel le terme fragile d'une activité sans
laquelle elle sombrerait tout aussitôt dans le néant, mais comme la massive imposition
de ce qui détient, de par sa consistance propre, le pouvoir de nous placer vis-à-vis de
lui dans la condition du spectateur, soit d'un être
foncièrement passif à l'égard de ce qu'il lui est donné de contempler et dont il ressent en lui le pouvoir. C'est finalement de l'émotion de l'expérience esthétique, soit de cette force avec laquelle elle nous
contraint mais que, dans le même temps, elle éveille en nous, c'est du pathos de cette force qu'il s'agit maintenant de rendre compte et, du même coup, d'écarter l'aporie qui
nous occupe depuis le début.
Cette aporie
consiste en ceci, rappelons-le, que l'uvre
d'art ne saurait se réduire à son support, c'est-à-dire à cette chose matérielle qu'est
le bois, le cuivre, la toile et que, par rapport à eux, elle se situe dans un ailleurs
qui, par opposition à ce monde réel de la perception, a été qualifié d'irréalité principielle et, en ce sens, d'imaginaire.
Cette analyse est exacte et nous n'avons pas à revenir sur
elle, mais seulement à préciser la nature de cet ailleurs et ainsi le site véritable de
l'uvre d'art pour que l'aporie soit levée. Que cette uvre ne se situe jamais dans le monde,
qu'elle ne se trouve pas vraiment là où se dis-pose son
support là justement, devant nous, sur ce mur ne signifie pas qu'elle soit étrangère à la sensibilité, mais au contraire qu'elle puise son essence en elle, déployant son être là où la
sensibilité déploie le sien, dans l'immanence où le voir s'éprouve lui-même en tant que voyant, où le sentir se sent lui-même
avant de sentir quoi que ce soit d'autre et ainsi s'auto-affecte avant d'être affecté par l'ob-jet dans cette immanence radicale de l'affectivité absolue où il n'y a encore ni
Dehors, ni monde hors de celui-ci par conséquent, loin de tout ce qui est là, dans
un ailleurs que donne à sentir toute uvre véritable et qui est identiquement
l'ailleurs où elle se tient et où
nous nous tenons nous-mêmes: ce que nous sommes.
|
C'est donc une analyse philosophique de la
sensibilité qui nous permet de vaincre l'aporie. Que l'art appartienne à la
sensibilité, que la substance de la chose esthétique soit la sensation la couleur
pour la peinture, le son pour la musique, etc., cela nous contraint de préciser le statut
de cette sensation qui va définir du même coup celui de l'uvre elle-même. Or,
malgré l'apparence, la sensation où s'enracine le monde sensible n'est cependant rien de
ce monde. Nous disons que l'arbre est vert, que la rue est sonore, que la laideur nous
fait souffrir. Mais dans les choses on ne trouve ni couleur, ni son, ni souffrance.
Couleur, son, souffrance, il ne peut y avoir que sentis, éprouvés ou vécus, là donc
où quelque chose se sent et s'éprouve soi-même de manière à pouvoir sentir et
éprouver quoi que ce soit d'autre: dans l'essence préalablement déployée de
l'auto-affection en tant que la subjectivité absolue, en tant que la Vie.
Pour clarifier définitivement le site
de l'uvre, nous distinguons donc de façon rigoureuse ce que nous appellerons
l'être-originel et l'être-constitué de la sensation, ou de l'impression. L'être
originel de l'impression est son s'éprouver soi-même, l'auto-impression en laquelle elle
se sent elle-même sans distance, dans un sentir primitif qui est son affectivité même.
Ainsi est-ce toujours par la douleur que nous connaissons la douleur, par la couleur que
nous connaissons la couleur, etc. L'impression originellement donnée à elle-même par
son affectivité est cependant susceptible de nous être donnée une seconde fois par un
regard, par une intentionnalité et cela se produit lorsqu'elle glisse au passé et
que le premier écart du temps nous en sépare, qu'une "rétention" nous la
pro-pose comme tout juste passée, quand elle apparaît dans le monde ensuite en tant que
l'une de ses qualités sensibles : le vert de l'arbre, le bruit de la rue.
Il faut redire ici cependant
que la qualité sensible de la chose réelle, objective, n'est possible que comme la pro-jection dans l'extériorité,
par une intentionnalité constituante, de ce qui n'existe
originellement qu'en son auto-affection et par elle. La
qualité sensible en tant que propriété noématique de l'ob-jet
est précisément l'être-constitué de la sensation, lequel
renvoie à son être originel et le suppose. Mais parce que la qualité noématique, la
couleur noématique par exemple, n'est que la représentation
extérieure de ce qui n'existe en soi que dans l'intériorité de sa subjectivité, elle est un irréel, comme l'a reconnu avec profondeur Husserl, et avant lui Descartes. Ainsi s'éclaire brusquement devant nous l'irréalité
principielle de l'uvre d'art
comme ne devant plus être pensée à partir de la réalité de son support matériel et
dans son opposition à lui, mais au contraire à partir de la subjectivité entendue comme
l'auto-affection de la vie. Irréelle, l'uvre d'art l'est aussi longtemps que nous nous méprenons sur son lieu véritable, que
nous la considérons dans son appartenance au monde, là où couleurs et formes se
proposent comme des propriétés transcendantes, comme des caractères noématiques de l'objet d'un ob-jet qui, en tant que l'uvre, se confond avec ce noème, avec ces couleurs et ces formes
irréelles. Réelles, elles le sont là où toute couleur et toute forme a sa réalité
originelle, où elles s'éprouvent
elles-mêmes dans le pathos de leur subjectivité vivante.
|
De tous les grands créateurs et
théoriciens de l'art, c'est Kandinsky qui nous permet d'aller le plus
loin dans l'intelligence du statut de l'uvre et ainsi de sa signification véritable. Son intuition
décisive consiste justement dans la reconnaissance du site propre de l'uvre d'art comme constituée par sa
subjectivité, elle-même comprise comme le pouvoir de s'auto-impressionner,
de s'éprouver soi-même, de "résonner" dit Kandinsky, de "vibrer".
Une telle subjectivité n'est rien d'autre que la vie. Parce que la vie constitue à la fois la forme et le
contenu de son affection originelle, elle est autonome, et c'est
cette expérience pathétique primitive, dans sa suffisance intérieure, qui définit à
la fois le site de l'uvre et son
contenu: L'élément intérieur de l'uvre est son
contenu (4).
Or, c'est l'autonomie de ce
contenu en tant que, dans son auto-affection immanente, il n'y
a encore en lui rien d'autre que lui, ni dehors ni monde, que
Kandinsky désigne sous le terme d'abstraction. Abstraction
veut donc dire pour le maître du Bauhaus exactement le contraire de ce que nous entendons
ordinairement par ce terme. Abstraire pour la tradition, en effet, c'est mettre à l'écart des éléments ou des
caractères initialement immergés dans un tout, dans le Tout du monde, et cela afin de
les considérer en eux-mêmes, de leur attribuer une valeur particulière. C'est de cette façon qu'on explique
habituellement la genèse de la peinture abstraite et sa venue historique dans l'art moderne. Un travail effectué sur notre perception du monde extérieur
et prenant ainsi son origine en lui aurait abouti à ne retenir de lui, ou du moins à
privilégier, que la lumière, ou certaines impressions, ou des formes géométriques.
Alors que l'abstraction kandinskienne implique la mise
hors-jeu globale du monde, laquelle ne nous laisse pas pour autant en présence d'un néant, mais de ce que nous sommes en notre être le
plus profond.
L'uvre d'art pourtant
n'est-elle pas constituée d'éléments, de formes, de couleurs, que nous apercevons dans
le monde, que nous voyons devant nous, devant notre regard? Kandinsky appelle formes ces
constituants extérieurs de l'uvre et il en distingue deux: "La forme dessinée et la forme picturale"(5)La forme dessinée et la forme picturale"(5). Or, ce sont ces éléments extérieurs de l'uvre qui sont
abstraits au sens ordinaire du mot, qui n'ont par eux-mêmes aucune suffisance
d'être : ils ne subsistent jamais par leur propre force, livrés à eux-mêmes en
quelque sorte. Où trouvent-ils donc la puissance qui leur confère l'être ? Dans la
subjectivité précisément, dans la vie en laquelle toute couleur mais aussi toute forme
s'auto-impressionne elle-même, résonne et vibre en elle-même, avant de se présenter
dans l'extériorité sous l'aspect de cette couleur et de cette forme que nous croyons
voir, mais que nous ne voyons en réalité que pour autant que nous ne cessons de les
sentir en nous, là où elles se sentent et s'éprouvent elles-mêmes: dans la vie.
Kandinsky appelle son, sonorité, résonance, ton, cette subjectivité invisible de la vie
où l'impression, qu'elle soit celle de la couleur ou de la forme, puise son être
originel. |
Le caractère musical de ces
métaphores ne doit pas nous égarer. Elles désignent purement et simplement la
subjectivité absolue dont toute impression est originairement une modalité, laquelle
sert chaque fois de fondement à sa constitution objective à son apparence
noématique. Preuve en est le fait que ces termes sont habituellement associés à celui
d'intériorité qui qualifie toujours chez Kandinsky le contenu originel et abstrait de
l'art, à savoir précisément la vie. Et en effet il est toujours question de son
intérieur, de sonorité intérieure, de résonance intérieure ou encore de tension
vivante intrinsèque, tous éléments radicalement subjectifs qui composent ensemble, hors
du monde, dans l'invisible de notre Nuit, à la fois le principe de notre être et celui
de l'art. Il se trouve seulement que Kandinsky a décelé dans la musique ce dessein et
cette capacité de reproduire immédiatement les déterminations cachées de l'Âme,
reconnaissant ainsi en elle, dans son indifférence à toute réalité objective l'art
le plus immatériel (6) et il a assigné à la
peinture le même but, celui de dire non plus le monde mais, comme la musique, le fond de
l'Être et de la Vie. C'est en concevant sa tâche à l'image de ce qui a déjà été
réalisé par la musique, et non pas du tout comme celle d'exprimer la musique (ce
sera au contraire le propos d'un artiste comme Auguste von
Briesen(7) ), que la peinture va
conquérir sa signification métaphysique et proprement salvatrice pour la culture moderne
et, pour cela, se faire à son tour, consciemment et délibérément, abstraite.
), que la peinture va
conquérir sa signification métaphysique et proprement salvatrice pour la culture moderne
et, pour cela, se faire à son tour, consciemment et délibérément, abstraite. Si ce que nous venons de dire est vrai, alors nous
comprenons la distinction cruciale établie par Kandinsky entre deux significations
essentiellement différentes du concept d'élément pictural et par là il faut
entendre les couleurs et les formes dont est faite toute peinture. D'une part, chacun de
ces éléments, pris dans son immédiateté apparente, se présente comme un contenu
objectif: ce point que nous voyons, cette ligne avec ses diverses variations
possibles droite, courbe, brisée, etc. ces couleurs avec leurs dégradés et leurs
nuances à l'infini. D'autre part cependant, l'analyse de ces éléments laisse
apparaître ce fait déterminant que chacun d'eux, chaque sorte de point ou de ligne,
chaque couleur, est lié à une impression subjective qui lui est propre et que Kandinsky
appelle justement sa sonorité intérieure, sa valeur intérieure, sa sonorité
profonde bref son contenu intérieur ou abstrait. Cette référence principielle de
tout élément objectif à une détermination subjective spécifique nous met en présence
à la fois des moyens et des buts de l'art, elle éclaire d'une façon saisissante ce que
nous appelons le site de l'uvre d'art en même temps que sa signification dernière. |
L'art, pour le dire une première fois très
rapidement, n'a d'autre but, d'autre signification que d'exprimer ces déterminations
subjectives qui constituent le fond de notre être et peut-être de l'être lui-même,
l'âme des choses et de l'univers s'il est vrai que toute entité, toute apparence
objective a sa résonance intérieure et repose initialement en elle. C'est parce que
cette dimension subjective de l'Être est identiquement l'essence de l'univers et le
contenu abstrait, c'est-à-dire absolument réel, que l'art veut exprimer, que Kandinsky a
pu parler à propos de celui-ci de profondeur cosmique et dire encore que la genèse
d'une uvre d'art est de caractère cosmique (8).
Peindre ce n'est donc nullement représenter naïvement un objet
extérieur en se guidant sur lui comme sur une donnée préalable et visible, sur des
propriétés qui lui appartiendraient véritablement et qui seraient lisibles sur lui: sa
forme, sa couleur noématiques. C'est faire retour bien
plutôt à cette réalité invisible qui est indissolublement celle du monde et de l'homme lui-même : c'est elle, en
vérité, que l'art s'est
assigné pour mission de représenter. Peindre dès lors, ce n'est plus se guider sur quelque modèle extérieur dont l'imitation d'ailleurs resterait privée de
sens (puisque le modèle est toujours supérieur à sa copie), c'est choisir et le plus souvent inventer des éléments objectifs dont
seul compte l'équivalent subjectif, dont la résonance
intérieure est justement la même que celle qu'on veut
exprimer ; c'est construire, à l'aide de ces minima représentatifs que sont points, lignes, surfaces et
autres éléments faussement appelés géométriques, à l'aide
des couleurs aussi, une composition dont la vibration intérieure est le sentiment qui
constitue son archétype en même temps que sa finalité exclusive. Mais si le contenu de
l'art, son contenu abstrait, cosmique, nous devient
intelligible, c'est la manière d'exprimer ce contenu, c'est
la nature de cette expression qui reste à préciser. Nous savons ce que nous
voulons, dit Kandinsky dans la Conférence de Cologne, bien plus souvent que nous
ne découvrons comment le réaliser.
À cette
question des moyens de l'art en l'occurrence de la peinture nous sommes cependant en mesure de fournir
une réponse assurée. Si chaque élément objectif forme, couleur, considérées
sous leur aspect extérieur s'accompagne d'une détermination subjective spécifique qui lui sert de support, ne
convient-il pas de mettre en évidence ces tonalités définies qui marquent le
retentissement en nous de chaque type d'objet, la manière
incontournable et précise que nous avons de le vivre ? Et cette tâche elle-même
est double. Il s'agit d'abord de
faire apparaître ou plutôt éprouver cette tonalité intérieure dont l'activité quotidienne, engluée dans sa finalité exclusivement pratique,
nous a fait perdre conscience. Il s'agit d'autre part, ces tonalités intérieures ayant été rendues à nouveau A sensibles, d'en dresser en quelque
sorte l'inventaire tout en dégageant les lois de leurs
combinaisons possibles. Les écrits théoriques de Kandinsky consistent justement dans l'étude systématique des tonalités subjectives en lesquelles couleurs et
formes se donnent à nous, dans la reconnaissance de leurs relations, subjectives comme
elles et qui constituent le fondement de toute uvre d'art concevable uvre que Kandinsky appelle de
façon significative une composition.
La mise en évidence de la tonalité subjective qui accompagne chaque
élément objectif a donné lieu chez Kandinsky à des analyses admirables. Si l'on
considère par exemple une lettre on voit qu'elle se propose comme une forme globale,
laquelle a, en tant que telle, une sonorité propre, gaie ou triste. Elle comprend d'autre
part différentes lignes orientées qui produisent à leur tour telle ou telle impression
subjective. L'ensemble de ces impressions ou sonorités définit la vie intérieure de la
lettre. Il s'ensuit que toute lettre produit un double effet: elle agit d'une part en tant
que signe ayant une finalité propre et sert à cet égard à former des mots eux-mêmes
porteurs d'une signification définie : c'est la finalité pratique, utilitaire, de
la lettre, ce que Kandinsky nomme son effet extérieur. Or, il est possible de considérer
la lettre en oubliant cet effet extérieur, cette fonction de signe. On s'aperçoit alors
que la lettre est liée, de par sa forme pure, à un effet intérieur qui constitue
sa signification proprement picturale et qui peut jouer d'une manière totalement
indépendante de sa fonction utilitaire. Bien plus, c'est lorsque cette fonction
utilitaire est perdue de vue que l'effet intérieur qui résulte de la seule forme de la
lettre est ressenti
dans toute sa force (9).
Or, ce que nous venons de
dire d'une simple lettre est vrai de tout élément
extérieur quel qu'il soit. Une ligne par exemple sert dans
la vie ordinaire à délimiter un objet et ainsi à le désigner. Mais si dans un tableau
on l'affranchit de cette obligation de figurer un objet
particulier, si elle ne représente plus aucune chose repérable, alors devient
perceptible sa résonance purement intérieure, celle-ci reçoit, dit Kandinsky, sa pleine
force intérieure. Pleine parce que cette résonance n'est
plus affaiblie ou masquée par la signification utilitaire qui l'efface aussi longtemps qu'elle fonctionne
comme le signe ou la représentation d'un objet.
Force parce que, aperçue en elle-même et pour elle-même, une ligne manifeste en
chacun de ses angles, de ses inflexions, de ses courbures, par chacun de ses changements
de direction, l'effet sur elle d'une
force qui, n'étant plus celle d'aucun
processus objectif (lequel a disparu), n'existe plus en effet
qu'en nous, en notre corps subjectif où toute force réelle
a son siège effectif force que, pour cette raison, Kandinsky qualifie enfin d'intérieure.
|
Kandinsky a donné une
démonstration saisissante de la réalité subjective de tout élément objectif à propos
du mouvement. La puissance mystérieuse et magique de la subjectivité abyssale de l'Être se donne à sentir en nous dès qu'elle n'est plus recouverte et dissimulée par
l'écheveau des relations objectives et pratiques qui
composent le monde de la banalité quotidienne. Un mouvement simple, le plus simple qu'on puisse imaginer, et dont le but n'est pas
connu, agit déjà par lui-même, il prend une importance mystérieuse, solennelle. Cette
action dure aussi longtemps que l'on reste dans l'ignorance du but extérieur et pratique de ce mouvement. Il agit alors à
la manière d'un son pur. N'importe
quel travail simple, exécuté en commun (comme les préparatifs du levage d'un poids lourd) prend, si l prend, si l'on n'en connaît pas la raison, une importance singulière et mystérieuse,
dramatique, saisissante. Involontairement on s' arrête, frappé comme par une vision, la vision d'existences appartenant à un
autre plan (10). Cette
vision magique d'un autre
monde qui n'est plus le monde mais comme son envers et
sa face cachée, qui demeure toujours en deçà du spectacle et ne se montre jamais en
lui c'est précisément la vision à laquelle prétend
l'art, ce qu'il nous donne à
contempler ou plutôt, nous l'avons
indiqué, à ressentir en nous comme cette réalité originelle qui est à la fois celle
du cosmos et la nôtre.
La longue et
minutieuse analyse des couleurs, qui occupe une bonne partie des écrits théoriques, a le
même but que celle de la forme (à laquelle d'ailleurs la couleur elle-même appartient), celui de montrer que
tout élément objectif et notamment la couleur noématique, ayant sa réalité originelle
et son lieu de vibration (son auto-affection faisant d'elle
une impression) dans la subjectivité, c dans la subjectivité, c'est en
fonction de celle-ci, de sa résonance propre, que chaque couleur doit être choisie, c'est sa nécessité intérieure qui constitue la seule motivation
possible de son intervention dans une peinture. Dans la Conférence de Cologne,
Kandinsky raconte un souvenir significatif de ses années d'apprentissage:
Souvent, dit-il, une tache d'un bleu limpide et d'une puissante résonance aperçue dans l'ombre
d'un fourré me subjuguait si fort que je peignais tout un
paysage uniquement pour fixer cette tache. C'est l'intensité avec laquelle il éprouve le retentissement subjectif de chaque
couleur mais aussi de chaque forme qui conduisit Kandinsky à abandonner peu à peu le
support objectif et ainsi l'idée même d'une peinture figurative, de façon à laisser le champ libre à la
puissance de la couleur et de la forme abstraite pure, c'est-à-dire à la subjectivité de la vie.
Si tel est le but de l'art arracher le contenu intérieur et abstrait
des tonalités subjectives, à leur dissolution dans la perception objectiviste, les
isoler au contraire, les abstraire pour les rendre à la puissance de leur retentissement
originel est un problème, dans la mesure où ces résonances intérieures ne sont
précisément jamais isolées pas plus d'ailleurs que les
éléments objectifs formes et couleurs noématiques qui vont leur correspondre
dans le tableau. C'est donc seulement sur un plan théorique
qu'on peut considérer à part chaque élément aussi bien
dans l'extériorité de sa forme graphique ou picturale que
dans l'intériorité de sa force subjective. Dans le contexte
concret de l'uvre au contraire cet isolement de l'élément n'existe plus, sa tonalité
particulière n'est donc plus saisissable directement. Il
convient alors, pour l'éprouver en elle-même, de modifier
sa position, de faire jouer son entourage. Ainsi, lorsque pour suivre toujours Kandinsky,
on considère un point situé au centre du Plan Originel (c'est-à-dire
de la feuille de papier, de la toile), c'est seulement en
déplaçant ce point vers l'un des côtés du Plan que l'on parviendra à percevoir et sa résonance propre et la résonance
latente et mystérieuse du Plan Originel lui-même, l'une et
l'autre jusque-là confondues et,
celle du Plan notamment, méconnues.
|
Les difficultés relatives à la saisie de la
tonalité subjective des éléments isolés ne constituent rien d'autre, toutefois, que
les principes mêmes de la composition kandinskienne. Il suffit de multiplier les
éléments et leurs relations possibles pour ouvrir le champ infini de l'invention
plastique abstraite. Ces éléments sont au nombre de trois : la forme, la
couleur, l'objet (à quoi on pourrait ajouter le Plan). Puisque
chacun de ces éléments exerce, en raison de sa valeur subjective, une action sur nous,
il importe que l'artiste, se substituant proprement à la Nature, mette en uvre
consciemment ces trois facteurs et combine leurs effets, c'est-à-dire l'ensemble des
tonalités affectives qu'ils suscitent en nous, pour construire l'uvre conforme à
la Nécessité Intérieure, à ce qu'on pourrait appeler la composition originelle en nous
de ces diverses tonalités, composition qui est à la fois la cause et le résultat de la
composition plastique : un état de la Force et du pathos de la Vie en nous. En
partant de cet état, c'est-à-dire des tonalités subjectives des éléments objectifs,
l'artiste abstrait dispose ceux-ci selon des principes, des critères, des directions qui
ne sont rien d'autre, en fin de compte, que les pulsions les plus profondes de son Âme et
de son Désir.
La
signification de l'uvre d'art, c'est d'exprimer cette Âme qui est donc, en même
temps que celle de chacun, l'âme de l'univers, s'il est vrai qu'à chaque élément de ce
dernier, à chaque détermination objective correspond une détermination pathétique, en
sorte que le monde est la totalité de ces tonalités subjectives par lesquelles il existe
réellement en nous. Comme le dit Kandinsky: Le monde est rempli de résonances. Il
constitue un cosmos d'êtres exerçant une action spirituelle. La matière morte est un esprit vivant (11). |
Que ce soit là la
signification universelle de l'uvre
d'art, et pas seulement celle de la peinture abstraite, cela
résulte de ce que celle-ci n'a été prise qu'à titre d'exemple, que la théorie de la
peinture abstraite que nous avons esquissée avec l'aide de
Kandinsky est en réalité une théorie de toute peinture possible. Si l'on considère un tableau classique représentant une scène religieuse
comme une adoration des mages, une déposition, etc., on voit bien que les formes (par
exemple l'angle sous lequel sont présentés les personnages)
et les couleurs (par exemple des vêtements) n
et les couleurs (par exemple des vêtements) n'ont
aucun modèle objectif et sont choisies uniquement en fonction de leur pouvoir expressif,
c'est-à-dire de la tonalité subjective à laquelle chacune
de ces formes ou de ces couleurs est liée par principe. Ainsi la peinture classique n'est-elle figurative qu'en apparence. Une
peinture réellement figurative, c'est-à-dire dont le
principe de construction serait la reproduction pure et simple d'éléments extérieurs, avec leur résonance intérieure ordinaire c'est-à-dire extrêmement faible comme cela est arrivé à certaines
époques ou dans certaines écoles, s'effondrerait dans l'insignifiance.
Une dernière
remarque pour souligner le dynamisme et le caractère bienfaisant de l'art et nous rappeler aussi, malheureusement,
comment les sociétés qui, comme la nôtre, se coupent de lui et de la culture en
général, se trouvent menacées de ruine, de cette dégénérescence qu'on appelle la barbarie. L'art en effet n'a pas pour but d'exprimer un état subjectif
entendu comme un état de fait, un état de chose, et c'est
en ce sens que Kandinsky a pu dire: Je ne peins pas des états d'âme. L'art peint la vie, c'est-à-dire une puissance d'accroissement, car la vie en
tant que subjectivité, c'est-à-dire en tant que s'éprouver soi-même, est justement le
pouvoir de parvenir en soi et ainsi de s'accroître de soi à chaque instant. C'est la
raison pour laquelle chaque il veut voir davantage et chaque force se gonfler
d'elle-même, devenir plus efficiente et plus forte. L'art est la tentative sans cesse
reprise de porter chacun des pouvoirs de la vie à son plus haut degré d'intensité et
ainsi de plaisir, il est la réponse donnée par la vie à son essence la plus intime et
au vouloir qui l'habite à son désir de surpassement.
|
(1) Edmund
Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, traduction Paul
Ricur, Paris, Gallimard, 1950, p. 373.
(2)
Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art et dans
la peinture en particulier. Au cur de la création picturale, Paris,
Denoël-Gonthier, 1954, p. 115.
(3)
René Descartes, Lettre à Plempius du 3 octobre 1637, Adam et
Tannery, I, p. 413.
(4) Wassily
Kandinsky, La peinture en tant qu'art pur @ in Der Sturm, nos
178-179, septembre 1913, pp. 98-99.
(5) Ibid.
(6) Wassily
Kandinsky , Du spirituel dans l'art, op. cit., p. 76.
(7) Là-dessus ,
cf. notre travail: Dessiner la musique. Théorie pour l'art de Briesen in Le Nouveau
Commerce, Paris, Cahiers 61, printemps 1985.
(8) Wassily
Kandinsky , Conférence de Cologne, 1914.
(9) Cette analyse se
trouve dans l'article : Wassily Kandinsky, "Sur la question de la forme",
paru dans l'Almanach Der Blaue Reiter de 1912.
(10) Wassily Kandinsky,
Du spirituel dans l'art, op. cit., pp. 157-158.
(11) Wassily Kandinsky,
"Sur la question de la forme", op. cit.
(6) Wassily
Kandinsky , Du spirituel dans l'art, op. cit., p. 76.
(7) Là-dessus ,
cf. notre travail: Dessiner la musique. Théorie pour l'art de Briesen in Le Nouveau
Commerce, Paris, Cahiers 61, printemps 1985.
(8) Wassily
Kandinsky , Conférence de Cologne, 1914.
(9) Cette analyse se
trouve dans l'article : Wassily Kandinsky, "Sur la question de la forme",
paru dans l'Almanach Der Blaue Reiter de 1912.
(10) Wassily Kandinsky,
Du spirituel dans l'art, op. cit., pp. 157-158.
(11) Wassily Kandinsky,
"Sur la question de la forme", op. cit.
Retour à philorecherche/fac
Aller à "J'aime la philosophie"
Retour à la page d'accueil de
philagora
|
|