Par Anne
Longuet-Marx:
Linvention de
lhumain
(page
1 -
page 2 )
Maître de conférences en Littérature
comparée.
Université de Paris XIII - Directrice de l'Institut culturel Franco-Allemand de Tübingen
page - 1Une fable
commence ainsi:
|
«Je
ne suis pas de ceux qui disent:
"Ce nest rien
Cest une femme qui se noie!"»
|
Si je mabrite
derrière ces vers, ce nest pas pour tester la moralité du public, ni pour conjurer
la noyade ou implorer des secours, mais pour demander à mon auditoire indulgence et
patience pour une langue mal assurée (1).
Or, cette demande nest
pas sans rapport avec ce qui nous occupe. Je suis, telle cette mère peu avertie dont
parle Rousseau, qui se fait des monstres de tout. Sens ancien de monstre du
XVIIIe siècle français : « Se faire des monstres de tout,
sexagérer les difficultés de toute chose » ; se faire des
monstres, cest donc compliquer une situation, laggraver. Ma situation illustre
notre sujet : un accent marque une distance, un écart; sil est trop grand par
rapport à la norme phonétique, il risque dempêcher la circulation du sens,
dentraver le passage de la langue. Si lécart est trop grand, on nentend
que lécart, on sécarte du sujet, on perd le sujet.
Il y a donc une question
très sérieuse qui est celle de lécart, de la distance, de la bonne distance, qui
permet de voir et dentendre, qui permet de saisir ce qui est visé. Cest de
cette distance dont je veux vous entretenir sous lintitulé de
« Linvention de lhumain » pour vous parler de quelques
monstruosités. Et je me mettrai à une double école : celle dEdgar Allan Poe
pour la méthode de déchiffrement du réel, qui tient pour bizarre ce qui nest pas
encore passé par le tamis de la pensée ; celle de Pascal pour le pari éthique face
à labîme, Pascal qui le premier soutient de lhomme : « Sil
se vante, je labaisse, sil sabaisse, je le vante ; et le contredis
toujours, jusquà ce quil comprenne quil est un monstre
incompréhensible » (2).
La question posée par le
monstre est celle de lhumain aggravé en ce sens, celle de son aggravation.
Lhomme pris sous un certain angle de vue. Or, il y a un risque encouru par un tel
processus. Cest celui de laveuglement : laggravation bouleverse,
déforme, rend étrange, étranger, détruit peut-être. Elle remplace lhomme, pris
entre deux infinis par une image qui couvre, cache, sur des modes contradictoires, de la
terreur ou de lidolâtrie : jentends quelle terrifie ou devient
objet de culte.
Elle est alors insupportable
comme langoisse de la mort quelle prétend cacher, combler ou bien elle
sinscrit comme repère pour le sujet dans sa confrontation avec lAbîme, parce
que derrière le monstre, cest lhomme quon regarde, ce sera mon
hypothèse.
Encore une fois, il faut
partir de la langue pour tracer nos limites. Étymologie donc. « Monstrum »
vient du verbe « monere » qui a trois sens :
faire songer à quelque
chose, faire souvenir ;
avertir, engager, exhorter ;
donner des inspirations, éclairer, instruire.
Le monstrum est donc
premièrement un fait prodigieux (avertissement des dieux) et secondement tout ce qui sort
de la nature, donc de la norme du monde. Le monstre montre, la langue le rappelle, le
monstre désigne, expose, met sous les yeux, représente ce dont la norme nous garde, ce
dont la norme nous éloigne, nous protège. Le monstre nous confronte à cette part
invisible, indicible, que la norme tient à distance. Le monstre nous parle de nous-mêmes
sur un mode subversif. Notre question, et cest bien de là quil faut partir,
est de savoir ce qui constitue le sujet humain et si le détour par le monstre peut nous y
aider.
Commençons donc par le
regard anthropologique. Ce sera le premier pas de notre réflexion : avant
linvention de lArt il y a la fabrication généalogique qui caractérise
lespèce humaine et en fait une espèce en partie à lorigine
delle-même : cest ce par quoi je veux ouvrir mon propos. Puis nous
avancerons dans ce qui constitue aujourdhui ce que jappellerai des brouillages
symboliques qui tournent de manières diverses (offensive ou défensive, positive ou
négative) autour de la question de lidentité et donc du rapport à lautre,
souvent constitué en monstre. Nous verrons comment, selon la parole des enfants,
« cest çui qui dit qui y est », comment la désignation de lautre
comme monstre conduit à la monstruosité du même, qui devient procédurier quant au
même, massacreur quant à lautre supposé monstre. Nous traverserons la question de
la sexuation qui, dans la spécification féminine ou masculine, ne nous fait passer que
dune place à lautre. Nous interrogerons enfin deux monstres de lArt,
deux uvres, celle de Francis Bacon et celle de Franz Kafka, afin de saisir ce que le
détour par le monstre nous renvoie de lhumain et nous apprend sur nous-mêmes.
Dans un petit texte récent,
La Fabrique de lhomme occidental, le juriste Pierre Legendre dit la chose
suivante : « Fabriquer lhomme, cest lui dire la
limite » (3). Fabriquer la limite, cest organiser le monde
généalogiquement ; la généalogie : ce savoir de conservation de
lespèce, « savoir qui permet à lhomme dhabiter
lAbîme » (4). Il ajoute : « Nous donnons figure humaine à
lAbîme, en lappelant naître et mourir » (5).
Ainsi ce qui caractérise
lespèce humaine, cest de sarracher au néant par la marque
généalogique dans la conscience de ses limites et de sa mort. Si le désir incestueux
signifie lindifférenciation, transformant lentité familiale en magma,
lordre généalogique va permettre de différencier les humains, de les classer
selon la loi de lespèce, cest-à-dire dans une perspective de reproduction.
Telle est sa fonction. Autrement dit, la généalogie fonctionne comme lobjection
indéfiniment relancée par le langage (et par les noms) au désir incestueux et cette
objection est fondatrice : elle sert à fabriquer du sujet.
Cest pour reprendre
lanthropologue Maurice Godelier (6), la seule espèce
« naturellement » sociale qui soit co-responsable avec la nature de son
destin : grâce à la prohibition de linceste et linstitution
systématique des chaînes dinter-mariages, la société humaine sédifie dans
une négation toujours à répéter du caractère sauvage et a-social de la sexualité, la
domestiquant et lenchaînant à la reproduction de lespèce et des groupes
sociaux qui la caractérisent. « Le sacrifice promeut lindividu à
lexistence sociale : [il] est donc à la fois interdiction, mutilation,
souffrance, mais aussi promotion, création, ouverture » (7). Ainsi une espèce
naturelle est devenue en partie à lorigine delle-même. « Cest
là le fait universel, transculturel, fondamental, qui explique lexistence même de
la diversité culturelle de lespèce humaine » (8).
Or, cette espèce humaine,
et cest le paradoxe de notre siècle de lavoir montré de manière
terrifiante, est capable aussi de se mettre en danger. Dans un texte admirable qui est le
récit de sa déportation à Buchenwald sous le titre de LEspèce humaine,
Robert Antelme explique que la puissance du meurtre bute sur ceci quelle peut tuer
mais non changer en autre chose et que ce que lunivers concentrationnaire fabrique,
cest précisément de la conscience irréductible. Être contesté comme membre de
lespèce donne le ressort à la lutte de chacun dans « une revendication
forcenée et presque toujours elle-même solitaire, de rester jusquau bout, des
hommes » (9). Et quand le SS sort de la baraque, dit Antelme, « le monde
se repeuple » (10).
Ainsi la seule espèce
co-responsable de son destin avec la Nature est capable de produire aussi ce qui la
menace. Des espèces naissent et meurent, nous le savons. La question qui nous requiert
pour lheure est bien celle des corps et des sujets. Quen est-il des corps et
des sujets quand de nouvelles normes dénient lhumanité pour une partie des membres
qui la constitue, cest-à-dire pour une partie delle-même ?
La question est
dautant plus forte que notre époque témoigne singulièrement de brouillages
symboliques qui tournent en grande partie autour de lobsession identitaire, de
lappartenance à un sexe, une ethnie, une série incompatible qui dans le meilleur
des cas exige le droit à la différence ou à lindifférence, versant défensif,
dans le pire incite au meurtre (dans toutes les variations de lépuration
jusquaux plus récentes « purifications ethniques » européenne ou
africaine), versant offensif.
Offensif ou défensif, le
sujet est dans les deux cas réduit à son enveloppe et à ses pratiques (sexuelles,
nationales, sociales voire religieuses), enfermé dans ses rituels, dans ce que jai
appelé ailleurs linfinie variété de son imagerie, de sa quincaille, de ses rites
et de ses habitudes. Les exemples sont infinis mais le processus est toujours
identique : une norme domine et enferme un sujet, lembrigade par des signes
simplifiés de reconnaissance, par des particularismes dappartenance ; une
norme asservit un sujet à un programme de différenciation et de séparation, que ce soit
sur le mode de lindifférence, de la méfiance ou de la guerre.
On le sait, dans ce dernier
cas de figure, celui du programme danéantissement de lautre, et cest
bien le ressort rhétorique de la propagande, lautre est présenté comme le
monstre, celui qui met en danger la norme échafaudée au nom de laquelle on part en
guerre : il sagit de prendre les devants et la guerre se déclare dans une
sorte dinversion des positions des sujets dans le désir de conquête et
décrasement. Lattaque est présentée comme une défense légitime dune
construction imaginaire érigée en identité menacée. Dans tous les cas, la rage
vociférante de lidentité, dans une saturation dimages de soi, le désir
acharné de sinscrire comme sujet intégré dans une série, à partir des attributs
les plus accidentels, les plus superficiels qui constituent un sujet (la couleur de sa
peau, le hasard de sa naissance ici ou là) trahit violemment lhorreur du vide
qui lhabite. Pas de place pour lautre, pas de place pour le vide, pas de
confrontation à lAbîme. Replié sur lui-même quil méconnaît, il construit
ainsi des justifications à cette mésentente quil croit ne concerner que son
rapport aux autres, alors quelle le traverse intimement. Mésentente :
noublions pas que lentendement est une affaire de pensée.
Quand le brouillage
symbolique ne se donne pas sur ce mode procédurier et massacreur au nom dun culte
des origines, il peut apparaître sur le plan individuel, comme un sacrifice du
corps : changer de sexe apparaît le plus souvent comme une surenchère sur
lautre sexe, une théâtralisation des attributs de lautre devenus siens
jusquà la caricature, comme si au fond on néchappait décidément pas à
lenfermement dune sexuation et dune distribution des rôles,
terriblement simplifiée et archaïque. Les prodiges de la technique (changer de sexe) ne
résoudront jamais la question du rapport à lautre. Changer de sexe, changer de
place, peut être une opération parfaitement mimétique et symétrique, puisquil
sagit doccuper la place de lautre. La véritable question du sujet est
donc ailleurs, dans un jeu entre lun et lautre dans un même individu.
Mais quil y ait de
lautre dans lun, cause de mélancolie, de terreur ou de bonheur, voilà une
question à laquelle un sujet est confronté. On peut fabriquer un homme ou une femme, la
technique le permet, mais ça ne suffit pas à fabriquer de lhumain, ça ne règle
pas la question du sujet. Lhumain sinvente, se construit, au sens que Moses
Finley utilise dans son expression de linvention de la politique. Rien ne va de soi
en ce qui concerne lespèce humaine puisquelle est prise entre sa grandeur et
sa bassesse, la conscience de ses possibilités et loubli de cette conscience, entre
lesprit et lanimalité.
Nous allons tenter dy
voir plus clair du côté de lArt. Si la norme génère du monstre, dans une quête
obsessionnelle et menaçante didentité, quen est-il des monstres que
lArt nous propose ? Quont-ils à nous apprendre ? Voir et montrer,
telle est laffaire de lhomme de lArt.
Quand le sujet nest
pas réduit par la norme et la psychologie, quand il y échappe, il scintille dune
manière particulière : les exemples que jai choisis sont monstrueux dans un
premier sens immédiat : il sera question du devenir animal chez Kafka et du devenir
viande de la Figure chez Bacon. La référence à Gilles Deleuze se veut un hommage, mais
on la déjà compris sous langle maintenu de la question du sujet, la seule
qui nous occupe ici.
Souvenons-nous de la leçon
de Poe : le monde est un livre quil nous faut déchiffrer ; nest
mystérieux, monstrueux, bizarre que ce qui na pas encore fait lobjet
dune lecture, dun décryptage. Enquêter, cest lire : Poe
sinscrit bien sûr dans la tradition galiléenne dune science conçue
comme lecture des lettres de lunivers et opère en quelque sorte une révolution
copernicienne de limagination. Autrement dit : tout est une question de
distance, de bon angle dobservation. La question centrale est bien :
quest-ce que voir, cest-à-dire saisir, comprendre ? Ce que Poe nous
apprend avec sa pédagogie de la lecture, cest que lapprentissage de la bonne
distance décode, dissipe les mystères, dénoue les énigmes, permet dy voir clair,
quitte à montrer encore avec Pascal quil y a un sens clair où il est dit que le
sens est caché.
Poe nous montre quil y
a un aveuglement ordinaire : le préfet de police dans La Lettre volée est à
la place de celui qui ne voit rien avec ses instruments de mesure habituels, qui cherche
« dans le cercle de sa spécialité » (11) ; il est à la place du
spécialiste, du professionnel ; son aveuglement ordinaire soppose à la
clairvoyance analytique de Dupin qui est aussi celle du poète.
Les uvres que je
propose dobserver sont exigeantes : elles requièrent de lAmateur
quil se mette à leur école, quil sexpose à leur effet, quil
supporte cette violence qui lui est faite. Et on peut affirmer certes quil ny
a pas de milieu avec un certain type duvres : ou bien on les évite,
sachant que lévitement est un déni (« je nen veux rien
savoir »). On na pas vu ce quon a vu ; la distance cette fois
protège et annule ; on se tient à distance pour ne pas voir. Ou bien on investit
luvre, le tableau, le texte, comme on investit une nouvelle partie du monde,
en explorateur de linfinie variété des positions du sujet. Autant de singularités
qui sont des trouées dans la norme, des mises en danger radicales.
En exergue et en écho à
ces trouées dans la norme, je reprends lexpression que Samuel Beckett utilise dans
une lettre de 1937 pour qualifier son programme quant au langage : « Étant
donné que nous ne pouvons éliminer le langage dun seul coup, nous devons au moins
ne rien négliger de ce qui peut contribuer à son discrédit. Y forer des trous,
lun après lautre, jusquau moment où ce qui est tapi derrière, que ce
soit quelque chose ou rien du tout, se mette à suinter à travers » (12).
Aller
à: L'invention de l'humain suite
Retour à
Philo/prépas
Rubrique
PHILOSOPIE
Retour
à la page d'accueil de philagora
Notes
(1) Conférence prononcée en anglais à lUniversité de
Copenhague, lors du colloque « Monstrosities », le 13 décembre 1996.
(2) Blaise Pascal, Pensées et opuscules (éditions Léon Brunschvicg), Paris,
Hachette, 1967, pp. 516 et 420.
(3) Pierre Legendre, La Fabrique de lhomme occidental, Paris, Arte Éditions,
1996, p. 22.
(4) Ibid., p. 30.
(5) Ibid., p. 12.
(6) Maurice Godelier et Jacques Hassoun, Meurtre du père, sacrifice de la sexualité,
Strasbourg, Arcanes, 1996.
(7) Ibid., p. 51.
(8) Ibid.
(9) Robert Antelme, LEspèce humaine, Paris, Gallimard, 1957, p. 11.
(10) Ibid., p. 27.
(11) Edgar Allan Poe, « La lettre volée » in Histoires extraordinaires,
Paris, Presses Pocket, 1989, p. 74.
(12) Samuel Beckett, lettre inédite.
|