De
l'intersubjectivité et d'internet. -Chapitre 2-
Ecrits et
Paroles
"Ecrits et
paroles, ou pour une intersubjectivité synchronique vivante".
de Joseph
de Joseph Llapasset
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Affirmer que l'humanité est faite de plus de
morts que de vivants semble assurer définitivement le privilège des écrits qui
demeurent, sur les paroles qui finissent par disparaître puisque une seule
"génération d'oubli" suffit à les mettre définitivement hors d'atteinte
alors que les écrits peuvent toujours être retrouvés. C'est ainsi que nous devrions aux
Phéniciens l'invention de l'alphabet consonantique qui produit une éclaircie dans
l'héritage d'obscurité laissé par la civilisation mycénienne .
La civilisation mycénienne
peut se caractériser par le despotisme d'un roi entouré d'une aristocratie guerrière
qui demande à la guerre, à la violence l'or et le prestige. Le secret de lois écrites
grâce à des idéogrammes (linéaire B) est jalousement gardé par l'obscurité de ce que
seuls les scribes peuvent comprendre grâce à une culture particulière, un
privilège, apanage exclusif. Autant dire que la violence se justifie par la conservation
de lois arbitraires qui ne peuvent, par essence, être diffusées ou discutées. Seule
l'invasion a pu "répondre" à un tel monstre et la disparition des scribes et
de leurs maîtres plonge la période qui suit dans l'obscurité puisque avec le linéaire
B, devenu énigmatique pour presque tous, disparaît la possibilité même d'un
témoignage qui nous parvienne. De toutes manières les témoignages du linéaire B
représentaient plus les reflets de l'arbitraire royal que le fruit d'une discussion sur
le bien commun ... On prenait, on répétait, on ne discutait pas, on pouvait penser que
"selon". La disparition de la civilisation mycénienne marque l'échec d'une
violence qui garde pour elle l'arbitraire de l'information et ne divulgue que le rituel de
ce qu'il faut faire.
Et n'allons pas objecter que la disparition de l'écriture
n'est pas celle de la parole et que, en conséquence, l'intersubjectivité demeure
possible, pouvant exister dans sa plénitude. Voire ... comment discuter si manque la
forme qui permet à la loi d'échapper à la déperdition de l'information que produit
nécessairement la multiplicité des répétitions. Nous savons trop les interpolations
des copistes qui introduisaient dans le texte des éléments ne lui appartenant pas. Quant
à la mémoire qui permettrait la transmission de la loi, sa "fidélité" très
relative relève toujours, si elle est privée de l'écrit, d'un présent qui
réinterprète sans cesse, ne serait-ce que par le ton mis par celui qui croit répéter
fidèlement.
Alors la lumière est bien venue des Phéniciens qui, dans
un effort pour échanger, donner pour recevoir, échappent à la violence et inventent un
alphabet accessible pour tous. De ce "fait", ce qui fonde l'exercice du pouvoir
sera la loi: ce qui concerne les actions de tous va apparaître comme "la chose
commune", que tous partagent, accessible à tous: qui veut s'adresser à tous doit
justifier la loi aux yeux de tous et ce qui justifie la loi ne peut être que le bien
commun, le bien de tous et donc de chacun. La loi dabord est offerte à la parole
comme proposition: un débat s'engage. Cela revient à dire que la loi ne peut plus être
l'organe d'un désir arbitraire mais une proposition, une convention possible qui tiendra
sa légitimité de l'accord de tous. Cette relativité sera mise en lumière par les
voyages des sophistes qui relèvent la diversité des lois ce qui permet de tout dire
puisque le pouvoir perd le monopole exclusif de la loi écrite et se voit imposer
l'obéissance à la loi.
La broussaille des discours, leur ruissellement fait alors naître, en
réaction contre la multiplicité sophistique, la philosophie comme amour de la sagesse
c'est à dire comme volonté de fonder un discours, de le relier à l'être: Socrate, ou
l'essence personnifiée, réclame une filliation entre l'être et le discours, savoir ce
que cela est, et cette exigence s'adresse à autrui dans la maïeutique.
"C'est toi qui le diras", semble exiger alors que l'interlocuteur soit non
seulement guidé mais encore informé par celui qui ne sait rien! Comprenons que Socrate
cherche l'accord, l'évidence, chez le disciple qui n'aura plus qu'à répondre:
"oui". Quel paradoxe que la maïeutique qui prétend à l'intersubjectivité, à
accoucher les esprits, dans des dialogues qui, lorsqu'ils abordent l'essentiel, sont si
peu des dialogues qu'ils prennent la forme de l'écrit. Qu'est-ce qui est échangé entre
Socrate et le jeune esclave, sinon le même de l'évidence et qui ne comprend que Socrate
"donne" (souffle!) l'essentiel de la démonstration. Pourtant
laquiescement nest possible que par la pensée du disciple qui dune
certaine manière, dans un dialogue intérieur réinvente la démonstration: sans cet acte
de la pensée, ce dire personnel, il ne comprendrait rien.
Le paradoxe disparaît quand nous considérons que
l'écrit sur lequel nous travaillons (le Ménon) n'est pas de Socrate mais de
Platon. Comment peut-on faire parler quelqu'un sans parler à sa place? Seule la citation
d'un texte écrit le permettrait mais Socrate n'a pas voulu confier ses paroles à des
écrits. Force est donc de convenir que la parole de Socrate est perdue. Ce mélange de
deux penseurs défie les meilleurs critiques dans leur effort pour séparer et rendre à
chacun ce qui lui revient. Non qu'il n'y ait de brillantes hypothèses, des intuitions qui
se présentent comme divinatrices mais il manque les écrits qui pourraient départager,
au sens propre, Socrate et Platon. C'est donc bien Socrate qui reste énigmatique parce
que sa parole sest évanouie. Peut-être ne reste-t-il de Platon que ce qu'il
considérait comme définitivement aporétique et qui pouvait alors être livré, sans
risque, à un destin de discussion que son essence lui prescrivait en quelque sorte.
Faut-il donc voir, chez Platon, dans le refus de confier
à l'écrit l'essentiel, l'ésotérique, la peur de livrer à l'échange d'un débat réel
ce qui ne pourra plus être défendu par la magie du verbe de l'auteur? Ou alors,
l'écriture des dialogues est-elle autre chose que la production d'un écrit qui cherche
à échapper aux assauts de l'oral en intégrant un pseudo oral à la réalité de
l'écrit?
Quoiqu'il en soit, il faut admettre que, ou bien la parole
finit par disparaître, ou bien la publicité que lui offre l'écrit permet la
communication diachronique d'informations qui sont livrées à chaque lecteur non pour une
répétition mais pour une reprise, sensée prolonger ou réfuter l'information.
Que Bergson choisisse Plotin et Rousseau pour penser, que
Merleau-Ponty s'enracine dans la notion de mystère apportée par Gabriel Marcel, cela ne
surprend personne car c'est la coutume des philosophes d'avancer à partir de la
tradition, la disparition des "auteurs sources" donnant les facilités
évidentes d'un débat plus ou moins rondement mené avec un mort outout simplement passé
sous silence.
Nul doute que ces grands auteurs contemporains ne
protesteraient de la qualité des écrits sur lesquels ils ont travaillé: l'auteur a dit
ce qu'il voulait dire, il les a terminés, finis, bien polis. D'ailleurs, Bergson n'a-t-il
pas demandé à ses héritiers de ne rien publier des manuscrits inédits parce qu' ils
n'avaient pas le "fini" d'une oeuvre et ne représentaient pas l'écrit
définitif dont il aurait pu prendre la responsabilité. Mais, outre qu'un exemple n'est
pas un argument, il faut admettre que c'est la réflexion sur ce qu'est une oeuvre écrite
qui seule importe ici, pour confirmer ou infirmer ce jugement de "dialogue" avec
un mort.
Toute oeuvre écrite est le résultat d'une opération,
tout le monde en conviendra. Si l'opérateur n'est pas un perroquet qui répète mais une
"balance intérieure" qui se pro-duit, se fait réalité extérieure, alors il y
a un mouvement qui présente deux formes: l'opération en acte et le résultat ou la
trace. C'est bien entendu la parole devenue un objet qui dans l'oeuvre vaut pour autrui.
Cet objet (c'est écrit, c'est écrit ...) se sépare de l'individu qui l'a produite. La
parole laisse donc une trace qui ne relève plus désormais de celui qui a opéré. Le Phèdre
de Platon soulignait déjà cette perdition: ce qui était mien devient une chose dans le
monde, abandonnée à la merci de quelque chose d'autre parce qu'elle est séparée de
l'opération en acte qui, seule, pouvait la défendre. L'objet abandonné, malgré tous
les efforts de l'opération en acte pour le finir, perd le caractère d'être stable
puisqu'il sera "saisi" différemment selon les lecteurs et qu'il ne pourra
protester.
Comme chaque fois qu'il veut donner à penser quelque chose
d'essentiel et qu'il pressent que la dialectique échouerait, Platon a recourt au mythe.
Dans le Phèdre (274b- 275b) c'est le mythe de Theuth qui introduit la distinction
entre l'enseignement écrit et l'enseignement parlé. Theuth est présenté comme
l'inventeur des lettres de l'écriture et Platon nous fait assister à un dialogue entre
Theuth et Thamous, roi d'Egypte, un autre dieu (Ammon). Deux "semblables"
échangent, discutent sur la valeur de l'écrit.
Que dit l'inventeur? Il présente ses inventions (dont les lettres) comme s'adressant à
tous, comme un bénéfice, ce qui fera du bien. Il identifie l'oeuvre avec son intention
créatrice.
Au contraire, le roi Thamous distingue Theuth de ses inventions et
l'interroge sur leur utilité, jugeant, à travers les réponses du dieu, l'oeuvre et non
le dieu et se plaçant sur le plan de ce qui est vraiment utile ou de ce qui est inutile.
Rythmée par les blâmes ou les louanges de Thamous la discussion se poursuit. Arrivé aux
lettres de l'écriture Theuth détermine l'utilité de l'invention: la connaissance de
l'écriture est un remède contre le défaut de mémoire et le manque de science.
Thamous, tout en relevant le génie inventif de Theuth, répond par une distinction qui
revient à refuser le contenu de ce que Theuth vient d'affirmer. Autre est celui qui
découvre, autre est celui qui peut apprécier les conséquences de la découverte, peser,
comparer les dommages et l'utilité qui s'en suivront. Autrement dit ce sont les actions
qui font l'histoire et non les intentions de l'auteur. Or, pour Thamous, Theuth parce
qu'il est l'auteur ne peut juger des dommages de son oeuvre sans se méjuger lui-même.
Seul le dialogue vivant permet à l'auteur de défendre ce qui peut être défendu. Comme
tout bon auteur qui se respecte, Theuth agit en "père" soucieux de bien doter
son enfant dans une sorte de générosité restreinte qui est aveuglement. Il y aurait
donc un point aveugle de toute oeuvre que seul l'intercommunication, l'intersubjectivité
vivante synchronique pourrait faire apparaître.
Le discours de Thamous va alors mettre en lumière ce
point aveugle: l'écrit fait disparaître la maïeutique, l'effort pour se ressouvenir,
l'acte de compréhension: on croira que la connaissance est au dehors, dans les lettres,
et on oubliera que la connaissance exige la réminiscence. Theuth a inventé un remède ou
plutôt un poison, ce qui fera croire qu'on peut se passer de l'âme pour comprendre!
Quant à la prétendue "science" des écrits elle n'est qu'illusion sans la
compréhension qui seule peut la faire vivre: une abondance d'informations d'une tête
bien pleine mais incapable de discuter, de penser. Si la discussion s'arrête après ce
discours c'est que, pour Platon Theuth n'a rien à répondre.Phèdre semble avoir beau jeu
de souligner et railler la "facilité" du recours au mythe qui permet de tout
dire...
Platon-Socrate rétorque en le rappelant à l'essentiel: l'important dans un
discours c'est sa vérité et non l'auteur ou le lieu dans lequel il est prononcé. Par la
voix de Thamous le dieu Ammon affirme la distance entre d'une part l'oeuvre et d'autre
part l'acte qui la produit ou qui la comprend: l'oeuvre de Theuth n'est pas l'intention de
Theuth car l'écrit, comme une peinture, ne répond pas si on l'interroge: il ne fait que
répéter la même chose. L'écrit, comme le tableau veut se faire passer pour un être
vivant mais il se tait et est donc bien à la merci de tous comme l'orphelin que son père
ne peut défendre. L'écrit est un incapable à la lettre, à qui on peut tout faire: un
cadavre, une trace.(275b-275e).
Résumons la richesse de ce texte: l'oeuvre, séparée de
l'auteur avec le point aveugle que seule une discussion vivante révèlerait; la naïveté
de ceux qui se confient à l'écrit sans paroles à des simulacres; l'incontournable
maïeutique.
Le primat de la parole sur l'écriture est-il un
préjugé? Le soutenir n'est-ce pas s'interdire de jamais comprendre l'origine du sens
l'origine, l'origine de la vérité? Comment nier la proximité de la voix à elle-même,
cette possibilité de toujours se reprendre, de nuancer, qui est notre vécu quotidien?
Comment nier que le sens soit d'abord une intention, une parole intérieure sans laquelle
l'écrit n'aurait plus sa raison d'être. Le livre, dans le mouvement de l'écriture n'est
pas une juxtaposition d'idées, mais le fruit d'un jaillissement, d'une orientation, d'un
flux de paroles.
Le Théétète est un dialogue écrit et donc lu. Platon montre
comment doit s'écrire le dialogue: en mêlant à l'écrit la dimension vivante qui
l'animait pour lui donner le mouvement de la parole créatrice. L'intérêt du prologue
qui porte sur l'écriture c'est qu'il nous donne la conception même de Platon:
l'écriture se déploie selon un rythme ternaire. Tout d'abord une rédaction rapide, des
notes. Puis, "à loisir", une rédaction écrite composée. Enfin une sorte de
va et vient entre "l'interrogation" de Socrate et le texte à corriger.
L'écrit est donc - source d'un dialogue avec Socrate,
d'un dialogue avec soi-même et de l'interrogation de Socrate pour éprouver la fidélité
de la mémoire. Ecrire en dialoguant c'est affirmer la prééminence de la parole (143a),
restituer la parole en continuant de parler. Au contraire de Protagoras qui affirmera:
"ce qui est vrai c'est ce que j'ai écrit" (166d), mettant ainsi la vérité
dans un passé figé, Platon veut montrer qu'il est possible d'écrire autrement:
l'écriture est une pratique qui exige de faire le bon usage du logos qui doit sans cesse
circuler, aller à travers pour vivifier l'oeuvre. L'écrit n'est pas une chose mais un
acte: or un acte ne peut être qu'incarné. C'est donc la pratique qui est le véritable
savoir, pratique de la maïeutique (148-149) par l'homme du temps libre, libéré de
l'urgence, qui parle dans la "paix" et "à loisir" parce que chaque
propos nouveau lui donne plus de satisfaction que l'ancien. Ceux qui dialoguent ainsi
cherchent à atteindre le réel. Un écrit vivant sera donc un écrit sans cesse réécrit
grâce à ce logos que l'échange fait circuler en lui. Ecrire autrement c'est bien
écrire en dialoguant dans un mouvement dialectique par lequel le sens est toujours à
venir comme si tout savoir impliquait la mort, la disparition, comme si la dialectique de
l'écrit et de l'oral revenait à apprendre sans jamais pouvoir se dire savant au
contraire de Protagoras: ainsi s'ouvre la porte de PHILAGORA, vers un écrit
vivant.
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Avec Platon, une porte s'ouvre et se ferme aussitôt, car la parole
en disparaissant, se délie de l'écrit qu'elle ne peut plus animer et qu'elle abandonne
au hasard des rencontres, comme l'âme laisse le cadavre à la décomposition. Le dernier
terme atteint, l'oeuvre se fige dans le passé et ce dernier effort pour atteindre le
réel s'arrête en chemin sans que l'auteur ait pu éviter cette déchéance en composant
l'écrit de telle manière qu'il puisse se défendre contre ce qui l'attend.
Si la parole s'évanouit, l'écrit qui reste présentable est donc lui aussi
à la merci de l'accueil qui lui sera fait par ceux qu'il faut bien appeler avec Nietzsche
les coloristes du monde.
Est-ce irrémédiable? Il semble que oui. Car, si
l'auteur, sachant que la trace sera interprétée, a la compétence de produire un objet
en vue de cette interprétation, alors l'oeuvre ne sera plus ce qu'elle devait être: dans
l'intériorité de l'auteur une scission se produit, il se sépare de son oeuvre, y
renonce en partie. Si l'auteur manque de cette compétence son oeuvre sera, à la lettre,
pervertie. Ainsi, que l'auteur puisse maîtriser les interprétations ou qu'il ne le
puisse pas, dans les deux cas l'écrit, sans la parole vivante de l'intercommunication, ne
peut propager l'individualité de l'auteur puisque dans tous les cas avec la disparition
de l'opération en acte l'individualité disparaît.(Sur la question: Hegel. Phénoménologie
de l'esprit tome 1 page 258-260 et 266-268)
L'écrit participe donc à une sorte de malédiction
propre à toute action: celui qui tente de maîtriser le résultat, écrit autre chose que
ce qu'il veut et celui qui ne cherche pas à le maîtriser se met à la merci de toutes
les déformations. L'écrit résulte donc davantage des actions que des intentions:
l'oeuvre n'est donc pas un facteur d'intersubjectivité. Voila pourquoi, coupé de la
balance intérieure de la subjectivité de l'individu qui l'a produit, l'écrit ne peut
être le support d'une discussion, d'un dialogue. Seule la parole qui répondrait en temps
réel aux interprétations de l'auditeur pourrait assurer la vie de l'écrit qui, coupé
de la parole, nécessairement devient chose dans le monde, à la merci de quelque
chose d'autre.
Ignorer cela revient à se condamner non seulement au
perspectivisme mais à un combat fratricide d'interprétations, auquel on croit échapper
en se réfugiant dans les côteries des petits cénacles. Car l'opération en acte ne peut
bien entendu jamais être convoquée pour soumettre les interprétations à la seule
épreuve qu'elles méritent. Pourtant ces débats avec des morts ne surprennent personne.
Cela ne surprend personne parce que l'on confond
intersubjectivité vivante et lecture d'un écrit et que la transmission d'un écrit ayant
longtemps été diachronique la possibilité même d'un débat réel semblait exclue. La
philosophie, de ce fait, était donc toujours en retard d'un débat parce que la
discussion ne pouvait avoir lieu que dans le petit cercle de familiers et non dans
l'actualité.On se trouvait donc ou bien dans une discussion avec un disparu, ou bien dans
un dialogue restreint à quelques admirateurs. Chacun pouvait alors rester sourd à tout
ce qui ne lui semblait pas être leur chemin, dans un solipsisme qu'aucune altérité
vivante ne venait secouer: il leur suffisait d'avoir du talent dans leur petit cénacle
d'admiration réciproque.
Mais l'accès à l'information en temps réel bouleverse
cela et me semble être la chance de la philosophie: l'intersubjectivité vivante, au sens
d'échange entre des personnes qui pourront, si elles le veulent, penser non plus
seulement dans la solitude et la sécurité de la tombée de la nuit mais en plein jour,
de notre fin de siècle, penser avec, voeu cher à Bergson. Ce n'est pas par hasard que le
nom de Bergson vient ici, comme un modèle pour la philosophie du XXIème siècle. C'est
lui qui, par un effort surhumain, a préfiguré cette réalité qui nous est aujourd'hui
proposée par la technique, en lisant toutes les parutions de l'époque comme un savant
qui s'interdirait de penser seul, coupé de "l'équipe" des autres chercheurs.
"Le sens du bergsonisme", selon la riche formule d'Henri Gouhier ce sont les
dates qui rythment son oeuvre. 1889 Essai ... 7 ans plus tard: Matière et mémoire,
l'oeuvre clé. 11ans plus tard: L'évolution créatrice. 25 ans plus tard: Les
deux sources ...Et pourtant ce lecteur acharné et régulier n'a manqué aucune
occasion de débat: on l'entend discuter jusque dans la Société des Nations et agir en
homme de pensée.
Voila donc un modèle que le talent a voulu oublier et que
l'actualité ne peut que rappeler. Car les philosophes peuvent maintenant accéder aux
productions des autres philosophes leurs contemporains, plonger ainsi dans cette
possibilité d'intersubjectivité vivante que la diffusion de l'écrit rend possible.
Descartes, Leibniz, Rousseau, Bergson et d'autres, nous ont donné l'exemple
de cette intersubjectivité vivante dans un va et vient des écrits aux paroles. Mais que
de lettres, que de temps, nécessitait l'échange entre ceux que l'espace séparait. Au
point que la difficulté donnait bonne conscience à ceux qui appréhendaient la vigueur
des échanges. Que dire des autres de ceux que le discours philosophique n'atteignait pas
ou qui ne cherchaient que l'approbation dans des agrégats que le temps désagrégeait?
Faut-il se plaindre de ce que ces petits ruisselets qui se
perdaient souvent soient devenus de nos jours un ruissellement qui peut atteindre chaque
point du monde et s'adresse en droit à tous. Le phénomène de mondialisation concerne la
philosophie, nul ne peut en douter. On a longtemps pu croire à l'existence d'une
philosophia perennis née d'une activité transcendant l'espace géographique et le temps
de l'histoire parce qu'on était, pour ainsi dire, aveugle aux différences de contexte,
de conditions historiques et qu'on ne voulait pas voir les "courants"
parallèles, empirisme et positivisme, idéalisme et spiritualisme, criticisme et
transcendantalisme, qui se développaient. Chacun pouvait alors être artificiellement
identifié au mouvement d'un "acte philosophique", à la pensée et
l'éclectisme pouvait toujours les réunir dans une totalité sans trop se soucier de
prendre ensemble des mouvements de sens et de directions contraires. L'illusion de
descendre le courant d'un progrès dialectique et l'espoir d'une réconciliation finale
permettaient d'ignorer les différences entre ces divers courants et surtout leur
enracinement dans un contexte social et une histoires particuliers. Comme si l'acte de
philosopher qui est retour sur, réflexion sur un savoir pour le "peser",
n'avait rien à voir avec ce savoir dans lequel il a émergé et n'avait donc pas à faire
au contexte, à l'époque.
Cette illusion était possible car la lenteur de
l'information ne faisait parvenir les oeuvres que bien après leur écriture ce qui les
transformait en oeuvres du passé présentées par l'écrit. Le contexte et l'époque
avaient disparu. Et, comme seul le résultat de l'acte était transmis, on le recevait
sans la réalité à laquelle il s'était affronté. Il était séparé d'elle par l'oubli
de ce que l'oeuvre ne rapporte pas puisque l'auteur suppose le contexte connu des
contemporains. De plus l'oeuvre ne parvenait pas au monde contemporain. Seul un cercle
restreint dans l'espace la recevait et un cercle plus large, éloigné dans le temps.
Ainsi, l'oeuvre, coupée du contexte paraissait acontextuelle et anhistorique: mirage
produit par le rythme de la transmission.
Cette "dévitalisation canine" des diverses
philosophie a permis de parler comme si la forteresse axiomatique de Spinoza, la quête de
l'immédiat de Rousseau, la phénoménologie relevaient du même acte qui serait l'acte
producteur, essence de la philosophie.
Cette illusion n'est plus possible à partir du moment où
tous ces mouvements diachroniques et rationnels ont été, en quelque sorte,
"interconnectés" avec pour conséquence la mise en lumière de leur diversité
et de leur enracinement dans des contextes d'une époque, par exemple de guerre et
d'après guerre mondiale. Ainsi les philosophies apparaissent comme des phénomènes de
culture marqués par la contingence et la précarité, enracinés dans des cultures
situées spatio-temporellement.
Autre élément d'importance, l'information en temps
réel, ou presque, amène à les comparer, à les confronter ce qui fait apparaître des
différences de problèmes de méthodes, d'argumentations au point que, certains se
demandent si une nouvelle sophistique ne se développe pas alors que d'autres font
remarquer avec pertinence que s'il n'est plus possible de penser seul et d'écrire sans
objections auxquelles il faudra bien répondre cela exclut le retour de la sophistique
mais permet enfin de penser ensemble, de penser avec.
La mondialisation rend donc possibles ces dialogues sans lesquels l'écrit
resterait à la merci des interprétations, sans lesquels chaque courant se prendrait
aisément pour la vérité. L'échange, le conflit, dans l'espoir d'un accord est la
promotion d'une recomposition de l'humanité dans la reconnaissance de différences que
l'interconnection peut seule remettre à leur place, relativiser, un contraire éclairant
l'autre. L'appropriation de ces différences, souvent irréductibles, comme patrimoine
constitutif de l'humanité, ensemble des hommes libres de penser différemment et de
cheminer vers quelques accords, produira l'enrichissement de l'humanité, comme le fruit
de cette intercommunication expérimentale.
A ceux qui objecteraient que "la" philosophie naît
avec Platon, on répondra que, même en leur accordant tout, la porte ouverte par Platon
se referme tout de suite dans la mesure où, à la dialectique apprendre sans jamais se
dire savant, ce qui revient à dire que le savoir ne peut être qu'incarné dans une
pratique, Aristote, au contraire, substitue la logique formelle indépendante du contenu,
un autre chemin, un autre moyen, une autre "optique". Comment concilier ces deux
mouvements?
Or il est facile de voir que cette distinction entre la
forme et le contenu Platon l'aurait refusée car c'est, à son point de vue, un des
avatars de l'opinion! "L'être qui opine, que son opinion soit juste ou qu'elle ne le
soit, ne perd du moins jamais la réalité de cet acte d'opiner" (Philèbe
37a).
L'opinion non seulement affirme ce qu'elle affirme mais elle affirme aussi l'acte
d'affirmer. En tant qu'elle porte sur un contenu l'opnion peut être droite, adéquation
à la sensation, mais en tant qu'elle porte sur la forme elle est toujours fausse car elle
déborde le savoir: le Sophiste, grâce à cette distinction peut affirmer n'importe quel
contenu puisqu'il est indépendant de la forme, elle même identifiée au savoir, cela lui
économise le parcours dialectique. Aristote et Descartes, en identifiant penser et juger,
s'installent aux antipodes de Platon: l'entendement se réduit à un système de
catégories, genres, espèces, prédicats, ce qui ouvre un chemin vers la critique.
Qui osera alors ramener la philosophia perennis à l'acte
de penser quand ces deux géants inaugurent le parcours par deux conceptions de la pensée
aussi différentes, singulières, irréductibles: pour Platon, quand il s'agit de penser,
le retour à Socrate est nécessaire et rien ne peut économiser le parcours, pour
Aristote il s'agit de penser en terme de relation et non de participation. Lorsque
Parménide dit à Socrate:" tu es trop jeune" il s'adresse à tous ceux qui
veulent savoir à l'avance. Traduisons: "tu ne peux le savoir qu'à la condition de
chercher" et procéder topiquement c'est s'enfermer dans le dilemme, avancer en
aveugle de la troisième voie que le dilemme exclut à priori. Si la logique promet
d'économiser le parcours Platon répond que la seule forme de la pensée c'est l'enquête
ce qui signifie que la vérité est un éclairage, non une cohérence formelle. Il faut
donc admettre que la philosophie pourrait dire "mon nom est légion" et que le
terme "philosophie" nous fait croire qu'elle est une alors qu'elle est plusieurs
comme si l'unité pouvait réunir des parties contraires, ce qui est, à la lettre, la
thèse du sophiste: " En moi qui suis un individu unique, il y a une pluralité de
"moi" opposés les uns aux autres" (Philèbe 14c).
Ainsi le nom "plaisir" nous fait croire qu'il
est un alors qu'il est plusieurs. Alors aux tenants de la philosophia perennis, à
Aristote aux sophistes, on pourra toujours demander: qu'est-ce qui légitime le fait de
les appeler philosophie ces démarches si différentes? Et l'embarras sera grand devant
l'empirisme, le spiritualisme, le relativisme. L'affirmation que Maine de Biran nous
dispense de Kant ou même qu'il est "notre Kant" est-elle plus qu'une boutade?
La huitième hypothèse du Parménide : le sophiste pense en relation:
cherchant des relations entre les diverses vertus il ne peut trouver d'unité. Double
embarras de ceux qui déterminent la philosophie comme une "activité qui vise la
recherche des structures de la connaissance et des modèles de l'action au delà de la
contingence et de la diversité de la vie des hommes".
Pourtant, force est de constater une résistance de bien
des auteurs à intensifier cette intercommunication. Comment la comprendre?
A un premier niveau il peut s'agir de l'habitude penser
selon.
Plus fondamentalement, c'est peut-être que chaque auteur
confond son oeuvre écrite avec la subjectivité qui l'a produite: peut-on nier que
l'oeuvre soit le résultat d'un projet qui n'appartient qu'à eux: le "visé" (
die Meinung). Effectivement le "visé" n'est pas resté pour eux un simple
objectif déterminable de leur subjectivité mais dans l'opération il a reçu un être
conscient déterminé. L'écrit est donc pour eux autre chose qu'une recherche d'un
accord, c'est la détermination de l'infini du sujet qui se retrouve dans son oeuvre
déterminée: si pour être il faut être quelque chose, par l'opération l'individu
accède à la seule véritable réalité. En rester à la simple intentionnalité aurait
été se perdre dans la mouvance de ce qui peut toujours changer.
Cette conception est pourtant la ruine de
l'intersubjectivité" vivante. Car toute question revient à mettre en question, à
questionner non pas sur l'être du contenu de l'écrit mais sur l'être de la
subjectivité de l'auteur que l'écrit est sensé exprimer, comme si l'oeuvre n'était que
la réalisation de la subjectivité qui se présenterait en se déterminant. Autrement dit
toute question qui porte sur l'oeuvre met en question la subjectivité de l'auteur,
parfois ombrageuse. La discussion explicite, inhérente à toute lecture sera, si elle est
communiquée, une agression contre ce à quoi le moi s'est identifié, une mise en demeure
de renoncer à un objectif qui n'appartenait qu'au moi, ce que le moi considérait comme
le plus haut, d'autant plus haut que son effort et sa persévérance l'avait effectivement
réalisé dans une production offerte à tous par l'écrit.
On comprend les réticences que soulèvera la
possibilité d'une "philagora", d'une intersubjectivité vivante synchronique et
la préférence pour un pseudo dialogue avec les morts qu'on peut toujours interroger ou
réfuter sans qu'ils rendent la pareille aux vivants ou avec les siens dont on connaît
les réponses convenues.
Pourtant les obstacles à l'intercommunication s'étant
estompés on peut voir dans une lumière crue de l'actualité quel orgueil risque de faire
manquer à la philosophie, en France, cette chance donnée par la technique.
Quel orgueil? Celui de se comparer à un créateur qui
aurait produit la forme et la matière de l'oeuvre, comme si, dans l'action l'être donné
était totalement détruit, comme si l'écrit était la subjectivité sans écart, comme
si la matérialité était anéantie alors qu'elle n'est que transformée.
Ce n'est donc pas la subjectivité qui se détermine comme
forme et matière de l'écrit mais une forme, l'ordre vient de moi dirait Pascal, conçu
par elle. Ainsi le discours ne portera pas sur la liberté du sujet pour la
contester
mais au contraire fera appel à la liberté pour dépasser une forme vers un accord avec
autrui, ce qui est suivre un mouvement qui ne peut s'arrêter à la pseudo perfection d'un
écrit. Chacun sait bien que le moi ne cesse de mourir et qu'avec lui s'éloigne ce qu'il
a dit et écrit.
L'écrit qui n'est pas sans cesse réécrit n'exprime guère plus
que ce qu'exprime un cadavre. Qu'est-ce qui pourrait inciter à réécrire l'écrit sinon,
l'échange, la communication d'une pluralité de points de vue dans l'intercommunication
synchronique?
Par exemple, une vingtaine d'ouvrages de philosophes contemporains,
qui marquent cette fin de siècle par l'intelligence et l'originalité de leur travail
sont proposés par la collection "Optiques". Chaque livre (autour de 100 pages)
présente donc une pensée vivante en acte, une écriture nourrie certes de racines, et
comment pourrait il en être autrement, mais opérant les ruptures justifiées qu'apporte
à notre temps la pensée de l'écrivain. Chaque texte, dans sa concision et sa richesse,
propose l'unité d'une multiplicité, car il renvoie au parcours dont il est pour ainsi
dire le fruit. Ainsi chacun peut accéder à la subjectivité d'un auteur et en débattre.
D'une part qu'est-ce qui empêche ces philosophes de s'écrire, de se rencontrer ou même
de se poser des questions par E-Mail interposé. Qu'est-ce qui empêcherait les lecteurs
de participer à ces échanges, cette participation étant rendue possible par la
technique.
L'intersubjectivité synchronique,
l'intersubjectivité vivante devient donc possible: le "ruissellement"
de ces pensées diverses doit se mêler sans se confondre pour donner enfin à
l'intersubjectivité philosophique un contenu qui, pourquoi pas serait susceptible d'un
progrès, réalisant le voeux de Bergson.
De cette diversité publiée et discutée on peut espérer que des
convergences émergent et des collaborations s'ébauchent. Chaque écrivain doit donc se
dire qu'il n'a fait par l'écrit que le premier pas vers l'intersubjectivité et que ce
qu'il a établi, ce qu'il ajoute de neuf appelle ce dialogue grâce auquel la fécondité
de l'oeuvre se manifestera avec l'intériorité qu'il défendra ou qu'il enrichira.
Dans le silence, bruissant de paroles mortes et reçues,
mêlé à leur paroles vivantes, qui leur permet d'écrire, les écrivains pourraient croire
qu'à leur recherche suffit simplement la lave pétrifiée du passé. Pourtant, seul le
ruissellement du présent vivant, que leur offre la technique, leur résiste, leur
donne la certitude qu'ils pensent avec des vivants, parce qu'il est un ensemble d'écrits
qui renvoie toujours à des paroles, et qui peut sans cesse vivre se reprendre et se
modifier.
Voilà donc un défi dont l'enjeu est immense. Au terme de
ce chapitre, l'intersubjectivité paraît échapper au dilemme du tiers exclu: ou bien des
paroles qui disparaissent ou bien un écrit défiguré, grâce à un tiers proposé la
"philagora"
que les autoroutes de l'information rendent désormais accessible à ceux qui préfèrent
la recherche de la vérité au repliement.
Rubrique
PHILO DE PHILAGORA
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