PIERRE LACHIEZE-REY
L'esprit, au fondement de
l'intersubjectivité, est adéquat à toutes les possibilités.
...<<Nous avons indiqué
en passant que l'intersubjectivité posait divers problèmes et ces
problèmes sont particulièrement étudiés à l'époque contemporaine.
D'abord il importe de remarquer
que l'intersubjectivité définit à proprement parler la société
humaine. Le problème se pose donc d'abord dans le domaine sociologique.
Là aussi on peut considérer qu'il existe une nature et que la
société agit dans certains cas comme une cause. A un moment donné, la
sociologie française contemporaine ne voulait voir que cet aspect. On
peut dire en gros qu'elle ne voulait connaître que des causes et
éliminait systématiquement les raisons. Elle ne voulait connaître que
la méthode objective, la méthode historique comparative; les faits
sociaux devaient être traités comme des choses et la sociologie
utilisait les méthodes de Bacon et de Stuart Mill. A l'heure actuelle,
cette conception de la sociologie où les faits sociaux sont traités
comme des choses subsiste encore, mais elle est complétée par une
autre qui est fondée sur l'intersubjectivité et où il s'agit en somme
de reprendre l'action de chaque individu dans sa relation avec les
autres, où on met par conséquent en première ligne non la société,
mais la pensée de la société, où les différents phénomènes
sociaux, les différentes institutions sociales sont considérées comme
des richesses latentes qu’il faut revivre pour les prolonger plus
loin.
La même situation se rencontre
en histoire. D'une part une histoire causale qui ne considère surtout
que la succession des faits (mode Seignobos); d'autre part une histoire
qui revit de l'intérieur l'esprit des générations et considère la
pensée et les sentiments des individus comme les animateurs et les
déterminants des évènements.
Mais, précisément, cette
situation qui suppose une capacité de reprise portant parfois sur des
civilisations fort éloignées dans l'espace et dans le temps soulève
relativement à cette capacité, à cette intersubjectivité, de
nombreuses questions, questions qui d'ailleurs se posaient déjà dans
le simple milieu de la communauté et dans celui du roman et du drame.
L'idée la plus simple qui
venait à l'esprit était que tout s'effectuait par un transfert
analogique de nos propres sentiments aux autres. Mais il y avait à cela
deux objections fondamentales. D'abord, la compréhension d'autrui
n'était pas discursive, mais intuitive, et, de plus, nous étions
capables de comprendre ce que nous n avions jamais personnellement
éprouve - ou encore de l'inventer quand il s'agissait du drame et du
roman (voir Gusdorf... et Aron, pour l'histoire). Finalement il nous
paraît que cela n'est réalisable que parce que notre esprit est
adéquat à toutes les possibilités. Encore faut-il préciser cette
formule: adéquat à toutes les possibilités. Nous entendons par là
que l'esprit possède une infinité de formes intellectuelles et
affectives qui ont des conséquences logiques déterminées, qui se
réalisent par une foule d'actes définis: l'avarice, l'envie, la
charité etc. dont il peut se servir pour retrouver par réalisation de
leurs conséquences, disons mieux, par la vie de leurs conséquences,
toutes les manifestations du prochain qui se présentent à lui.
D'ailleurs dans tous ces cas on ne procède point par induction, mais
par déduction, par reconstitution permanente en partant du principe
hypothétique. Le processus est toujours centrifuge et non pas
centripète. Il y a là un a priorisme aux nuances indéfinies qui ne
saurait être mis en formules intellectuelles, et c'est ce qui explique
l'échec de la caractérologie qui en arrive toujours au retour à
l'intuition et qui échoue toujours quand elle se présente comme une
topologie et une classification constituée par des moyens scientifiques
dans laquelle on cherche à faire entrer un caractère déterminé.
Cette infinité d'a priori est attribuée par Lavelle à Dieu au lieu
d'être considérée comme une des caractéristiques du sujet et nous
avons critiqué en son lieu cette conception.
Ainsi l'esprit nous apparaît
adéquat à l'infini des possibilités. ['intersubjectivité a pour
résultat de mettre au jour nos richesses latentes à l'occasion du
comportement des autres. Mais ces richesses latentes sont parfois
négatives ou accompagnées de judications négatives. Ce sont,
répétons-le, des possibilités, des virtualités qui sollicitent un
choix ou un jugement, et le provoquent.
Ici comme partout ailleurs le rôle de l'esprit
pilote reste ambigu et libre. D'abord au point de vue personnel, telle
conduite, tel sentiment peuvent être adoptés ou rejetés, objet d’acquiescement
ou de répulsion.
L'imitation peut être à la
limite mécanique et entrer comme la logique dans certains cas dans
l'esprit nature, mais elle est aussi produit de la réfection et de
l'initiative. Bergson a particulièrement insisté sur la satisfaction
que nous avons à refaire certains mouvements et en somme à les
prévoir, à les anticiper, il a fait reposer là-dessus le sentiment de
la grâce. Il a parlé ailleurs des passants qui entrent dans une danse.
Mais Platon a au contraire parlé des dangers de l'imitation. Il a
montré comment on finit par prendre plaisir aux sentiments qu'on imite
et comment l'esprit, de dominateur qu'il avait le plaisir d'être,
devient à son tour dominé. Il est certain que la présentation par
autrui d'un certain style de vie facilite la reproduction personnelle et
qu'on est souvent ici victime des exemples fournis. Maeterlinck a en
tort de considérer l'évènement comme une eau pure qui n'a par
elle-même ni saveur, ni odeur, qui ne devient mortelle ou vivifiante
que par la qualité de l'âme qui la recueille. L'évènement, en
réalisant un certain mode d'action ou en y conviant, n'est pas
indifférent.
Comme nous l'avons d'ailleurs
dit antérieurement, il n'y a pas là une simple puissance
d'entraînement, mais le choix de l'orientation est dominé par des
sentiments personnels dans lesquels entre l'esprit nature, par des
jugements implicites que domine cette même nature et dans lesquels elle
entraîne l'esprit judicateur et directeur. Il y a une interprétation
favorable et une interprétation maligne. Il y a des tendances à voir
tout en bien ou tout en mal. Il y a la faute contre l'esprit qui
consiste à attribuer les meilleures initiatives à des intentions
condamnables. Il y a au contraire une interprétation bienveillante
comme celle de Saint François de Sales: "La charité craint de
rencontrer le mal, et, si elle le rencontre, elle s'en détourne et le
cache. Si une action pouvait avoir cent visages, il faudrait la regarder
par le côté le plus beau", ou comme celle de Maeterlinck:
"Si vous tournez
les yeux du côté du mal, le mal est partout victorieux; mais, Si vous
avez appris à vos regards à s'attacher à la simplicité, à la
sincérité, et à la vérité, vous ne verrez au fond de toute chose
que la victoire puissante et silencieuse de ce que vous
aimez ". Ainsi l'esprit directeur apparaît comme constitué
intimement par une infinité de possibilités. Cette situation est, avec
l'éternité déterminée qui est à la base de ses actions, une de ses
principales caractéristiques. Mais, entre la possibilité et la
réalisation, il existe le domaine du choix qui détermine en somme la
destinée de l'homme, soit comme individualité, soit comme
collectivité et l'action de l'homme sur lui-même ou sur les autres;
"Chacun de nous porte le monde" et "jette toi la tête en
bas car les anges t'empêcheront de te heurter contre la pierre".
Ainsi sur cette situation métaphysique originaire peut se greffer et se
greffe toute une morale avec toutes les subtilités de sa réalisation
dans l'action.
Ainsi donc les deux premières
caractéristiques de l'esprit sont l'éternité, principe de la
reproduction indéfinie, et l'adéquation à toutes les formes
spirituelles possibles, principe de jugement et de réalisation...>>
Extrait de "Réflexions sur
la nature de l’esprit" de Pierre Lachièze-Rey paru en 1965 dans la Revue
" PHILOSOPHIA ".
(Il s’agit d’un article
posthume, projet de cours ou de conférence: cet extrait pourra aider les
prépas, en attendant que nous ayons l’autorisation de publier l’intégralité
de l’article. Nous devons ces textes à l’obligeance de monsieur Albert
Lachièze-Rey à l’origine de la publication de deux articles posthume de son
père : Réflexion sur l’idéalisme et Réflexion sur la nature
de l’esprit.)
On consultera dans L’ouvrage
de Pierre Lachièze-Rey, Le moi le monde
et Dieu, l’article Réflexions
sur l’unicité de l’univers.
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