S'il y a quelqu'un que
le comte ne souhaite pas rencontrer en ce moment, c'est bien le fils de Don Diègue.
Pourtant, impossible de l'éviter. Il va se débarrasser de lui sans traîner, en
répondant aussi brièvement, aussi froidement qu'il le pourra.
Quels sont, en face de lui, les intentions
et les sentiments de notre jeune ami? Nous le savons "gonflé à bloc" et
décidé
à obtenir réparation coûte que coûte. Il doit absolument empêcher le comte de
"filer", d'où cette vive interpellation, qu'il n'aurait jamais osée avant
cette affaire. Il doit l'arrêter, éveiller son intérêt et l'engager dans une
explication sérieuse, qui normalement l'amènera à accepter le duel.
Nous allons donc
assister aux efforts opposés des deux personnages, l'un s'efforçant d'esquiver
une conversation à laquelle l'autre tient, et dans un but précis.
Voilà l'occasion de
remarquer qu'une vraie scène dramatique, dans le théâtre classique, c'est une
lutte
entre des intérêts divergents. Les confidences, les récits, qui ne font pas avancer
l'action, mais sont nécessaires pour notre information, ne sont pas dramatiques (drama= action, en Grec).
Le comte toise le garçon et laisse tomber
un "parle" si majestueux qu'il devrait suffire à l'intimider. Mais, au
lieu de se laisser démonter, celui-ci va se permettre de tutoyer le grand personnage:
"ôte-moi
d'un doute... connais-tu...
... Parlons bas, écoute".
Cette courte phrase apparemment anodine porte
une forte charge dramatique et émotionnelle. Rodrigue y pousse l'audace jusqu'à
traiter
Don Gomès en égal, cet impératif "parlons",
à la première personne du pluriel, les lie déjà comme deux complices, car c'est
de Chimène qu'ils doivent ensemble se cacher. On la devine toute proche, remplie
d'angoisse, peut-être décidée à s'interposer... La pièce espagnole dont s'est
inspiré Corneille la montrait attentive derrière sa fenêtre, et commentant
douloureusement ce qu'elle pouvait saisir de la conversation. Notre auteur s'est refusé
ce moyen d'émotion trop facile et l'a seulement suggéré, se montrant là
vraiment classique.
Il y a aussi une
signification politique, il faut se cacher parce que le roi d'Espagne, qui veut voir
l'affaire Don Diègue se dénouer par une réconciliation, verrait un duel d'un très
mauvais il: indirectement, l'auteur apporte son soutien à la campagne menée par
Richelieu contre cette pratique désastreuse qui décimait la noblesse.
Il est temps aussi
de nous demander où se passe l'action, quel lieu permet à chacun de dire ainsi
tous ses secrets. Eh bien , nous dira Corneille, c'est "dans Séville", mais suivant les nécessités, on se
trouve chez Chimène, ou chez le roi, ou sur une place, ou dans une rue... Nous n'en
sommes pas encore, vous le voyez, à la stricte unité de lieu, dans
un local précis, telle qu'elle sera bientôt appliquée.
"Sais-tu
que ce vieillard fut la même vertu,
La vaillance et l'honneur de son temps, le sais-tu?"
Dans ces deux vers
teintés de reproche: "sais-tu... le sais-tu?"
le mépris qu'affichait le comte pour "ce vieillard",
est moralement effacé par la vibrante admiration du fils: "la même vertu (le courage même), la vaillance et
l'honneur de son temps".
Comme il est émouvant, cet éloge! Il ne tire pourtant du comte qu'un "peut-être" dédaigneusement détaché.
A cette indifférence insultante,
Rodrigue alors, oppose sa fougue: "cette
ardeur...". Et ses questions qui de nouveau harcèlent le grand
guerrier: "sais-tu... le sais-tu?"
l'obligent à jeter un: "que m'importe!",
où s'expriment son refus de transiger, et peut-être un certain embarras devant la sale
affaire qu'il s'est mise sur les bras ....
Il n'y a plus qu'un recours, le
duel, "à quatre pas d'ici"
(Rodrigue a-t-il jamais espéré l'éviter?) Mais le comte ne prend guère au sérieux la
demande, là encore, il essaie l'intimidation par un méprisant "jeune présomptueux!".
Bien vite, la détermination du
garçon transforme le mépris en stupeur: "te
mesurer à moi!... sais-tu bien qui je suis?". Notons qu'à
partir du moment où il est question de lui-même, le comte se montre un peu moins avare
de ses mots!
A cette morgue, à cet
égoïsme,
le jeune homme répond avec une jolie franchise, et avec un respect qui exige la
réciproque:
"Parle
sans t'émouvoir (=ne m'insulte pas),
Je suis jeune, il est vrai, mais aux âmes bien nées,
La valeur n'attend pas le nombre des années".
Remarquons-le,
ce comte dans la force de l'âge, qui se campe dans le présent comme dans un absolu, qui
conteste le passé ("qu'a fait, après tout, ce grand nombre d'années...",
disait-il à Don Diègue) et ne voit pas l'avenir, ne sent pas que, pour son cadet, il est
déjà un vieux!
Très simplement, Rodrigue avoue sa
faiblesse:
"semblent porter écrit le destin de ma perte...
j'attaque en téméraire...", et rend hommage à son
adversaire:
"au seul bruit de ton nom pourrait trembler
d'effroi... les palmes dont je vois ta tête si couverte... un bras toujours vainqueur...
ton bras est invaincu...".
"Mes
pareils à deux fois ne se font pas connaître
Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître",
mais pour des raisons qui dépassent de
très haut une petite vanité personnelle. Ici, il est question des traditions de la
famille ("âmes bien nées", "mes pareils") et d'un devoir sacré:
"A qui
venge son père, il n'est rien impossible".
En fait,
Rodrigue est surtout porté par la conviction profonde qu'après avoir avoir gagné
la plus dure bataille, celles sur ses sentiments opposés, il peut remporter toutes les
autres victoires:
"j'aurai
trop de force, ayant assez de cœur".
Le comte est émerveillé,
et il va faire à Rodrigue des compliments extrêmement flatteurs:
"ce grand cœur... l'honneur de la
Castille... ardeur magnanime... ta haute vertu ... cavalier parfait".
Enfin, pensons-nous, le voilà
qui reconnaît Rodrigue à sa juste valeur! Hum... Disons plutôt qu'en le félicitant, il
se félicite lui-même d'avoir misé sur ce garçon: "croyant
voir en toi... mon âme avec plaisir te destinait ma fille... (je) suis ravi de voir...
répond à mon estime... voulant pour gendre... je ne me trompais pas au choix que j'avais
fait".
En tout
cas, puisqu'il rend hommage à son sens de l'honneur, puisqu'il lui fait
miroiter le mariage avec Chimène, il va sans doute trouver une solution
satisfaisante pour Rodrigue? Hélas!
Aveuglément tourné vers
lui-même, et rempli d'une incroyable suffisance, Don Gomès poursuit
un discours dont chaque terme est une insulte: "ma pitié... je plains ta jeunesse... ne cherche pas...
dispense ma valeur... combat inégal... coup d'essai fatal... cette victoire...
vaincre sans péril... abattu sans effort... "
Soucieux de son image: "trop peu
d'honneur pour moi... on triomphe sans gloire",
et de son confort moral:
"j'aurais seulement le regret de ta mort",
il n'imagine pas que Rodrigue soit comme lui un homme que l'on peut "réduire à vivre sans bonheur",
mais non pas
"résoudre à vivre sans honneur" (II, 1).
La réplique cinglante:
"D'une
indigne pitié ton audace est suivie:
Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie?"
met en lumière l'attitude illogique
du
comte et son peu de considération réelle pour le jeune homme, qui se montre
vivement blessé.
Le comte comprend qu'il a mal évalué l'adversaire et qu'il l'a offensé
de façon irrémédiable (maintenant, l'honneur du fils est en cause avec celui du
père), il tente un dernier effort avec un ordre assez sec: "retire-toi
d'ici".
=Mais Rodrigue le contre par un impératif à la première
personne, qui les entraîne ensemble vers le duel: "marchons",
il s'offre même le luxe d'une ironie: "sans
discourir" (=ton baratin ne m'impressionne pas).
=Comment traduire la question de Don
Gormas: "es-tu
si las de vivre?"
Plutôt que dédain et fanfaronnade,
j'y vois un avertissement plein de compassion à ce garçon qu'il se met à
découvrir et à aimer.
Mais pour ce dernier, il n'est plus question de sentiment, et il lance le mot qui balaiera
la résistance du comte: "as-tu peur".
Aller
à la page suivante: Grand affolement
Aller
à J'aime le Français
Retour à la page d'accueil de
philagora
|