Don Gomès est vaincu par cette
inflexible volonté. C'est lui, maintenant, qui invite au duel, avec cette
réplique qui rachète toutes les autres, cette réplique qui dit non seulement son
acceptation,
mais son entière approbation:
"Viens! tu fais ton
devoir, et le fils dégénère
Qui survit un moment à l'honneur de son père". =Car un fils se disqualifie s'il accepte, sans
réagir aussitôt, qu'on déshonore son père.
Dans cette lutte difficile, Rodrigue ne s'est laissé troubler ni par sa situation de
petit lieutenant, face au général en chef , ni par celle d'amoureux face au père de sa
belle. Sa détermination ardente et pourtant pleine de déférence, a triomphé de
toutes les réticences du comte et elle a forcé son estime.
Voilà la deuxième victoire de Rodrigue. Toute morale, elle préfigure celle
qui va se réaliser immédiatement dans le duel (mais
vous connaissez suffisamment les règles classiques pour savoir que cet épisode sanglant
se passera en coulisses).
GRAND AFFOLEMENT!
Les nouvelles vont
vite, à la Cour. Tout le monde sait la dispute, et voici Chimène en pleurs chez
l'Infante (II, 3), elle connaît assez les deux hommes pour avoir de quoi s'inquiéter,
elle partage leur sens de l'honneur, elle ne peut trouver que chagrin dans le
choix que fera Rodrigue:
"Soit
qu'il cède ou résiste au feu qui me l'engage,
Mon esprit ne peut qu'être ou honteux ou confus..."
Si le duel a lieu, elle perd un être cher,
s'il n'a pas lieu, elle aura honte de son fiancé.
=Chez le roi (II, 6), l'atmosphère est orageuse, Don Fernand est
furieux:
"Au
milieu de ma cour, on me donne ma loi!...
Il verra ce que c'est que de n'obéir pas",
et il donne l'ordre d'arrêter le comte.
C'est alors (II, 7), qu'arrive la nouvelle incroyable:
"Sire,
le comte
est mort.
Don Diègue, par son fils, a vengé son offense".
=JUSTICE!
Bientôt (II, 8),
apparaissent la fille de l'homme tué et le père du meurtrier. Nous allons assister à
deux
plaidoyers, dont l'habileté nous rappellera que Corneille a exercé la profession
d'avocat.
Après un échange très vif en demi-vers (en hémistichomythie), où s'opposent les deux
parties, le roi donne successivement la parole à la plaignante, puis au défendeur.
£Chimène vient de voir le corps de son père, elle ne peut
détacher son esprit de cette vision, qu'elle évoque avec horreur et réalisme: "mes yeux ont vu son sang couler à gros bouillons... ce sang...
ce sang... ce sang qui tout sorti fume encore... répandu... couvrir la terre... son flanc
était ouvert... son sang, sur la poussière... en cet état... sa plaie... triste
bouche..."
Elle est dans une émotion et un chagrin intenses:
"j'ai couru sur les lieux sans force et sans couleur... excusez
ma douleur... la voix me manque.. récit funeste... mes pleurs et mes soupirs...
misère... émouvoir..."
Elle veut faire partager son indignation
par le roi, devant
ce sang répandu "pour d'autres que pour vous... qui tant
de fois garantit vos murailles... qui tant de fois vous gagna des batailles... que n'osait
verser la guerre... et dans lequel "se baigne" "un jeune audacieux".
Elle peint Rodrigue comme un sanguinaire, un téméraire, un
orgueilleux insolent, bravant les lois, bafouant la gloire des "plus
valeureux" et mettant l'ordre public en péril: "votre couronne,... votre grandeur... votre personne...
le bien de tout l'Etat".Car elle le poursuit, dit-elle au
souverain, "plus pour votre intérêt que pour mon
allégeance" (mon soulagement).
Avec une violence presque barbare, elle réclame "justice... punition... vengeance... supplice..." Elle
crie, elle répète: "vengez... immolez...
immolez..." et elle exige durement qu'on rachète "le sang par le sang".
Son
discours, jailli d'instinct de son atroce souffrance, touche directement,
par des émotions et des images violentes jetées en cris véhéments que rythment des
répétitions.
=Il est cependant beaucoup
moins simpliste qu'on pourrait le croire à première vue. Progressivement, une
argumentation s'organise et prend de la hauteur. La notion de "justice"
lancée au départ va s'affiner: il s'agit d'abord de "punir", et, même
de "venger", Chimène, ensuite, rectifie le tir, elle abandonne le
point de vue personnel pour mettre en avant une punition par l'exemple qui
assurerait le bien commun.
Ainsi, après avoir évoqué son "devoir" filial, très habilement, elle
élargit sa cause, pour lui donner plus de force et d'intérêt auprès du souverain.
=Tant d'intelligence
et de finesse psychologique chez cette très jeune fille sont remarquables.
On peut aussi s'étonner de la vigueur acharnée avec laquelle elle réclame la
mort de celui qu'elle aime. Vous rappelez-vous ce que nous disions sur son dévouement
à son père, sur le sens du devoir et de l'honneur? Ce sont ici, n'en doutons
pas, les grandes motivations de Chimène.
J'y ajouterai
l'énergie
du désespoir...
=Après les vives attaques de Chimène, le plaidoyer
de Don Diègue, plein de tristesse et de dignité, risque de nous paraître
un peu plat. En effet, tout son premier mouvement (v. 697-714) est une redite (je
n'ai pas dit un radotage!) du dialogue avant la dispute et du monologue du premier
acte. =Il ne peut donc plus nous intéresser ni nous apitoyer autant, mais il s'agit de
toucher
le roi, qui, lui, n'a pas encore entendu ces considérations.
Le rappel par Don Diègue
de tous ses états de service veut, c'est évident, contrebalancer l'éloge du
comte fait par sa fille, mais il a un caractère vraiment très
"égocentré" et très appuyé.
=Ces souvenirs et ces
plaintes visent à éveiller l'indignation à l'encontre du comte donneur d'affront
et présentent sa mort comme une nécessité: "ainsi,
ces cheveux..., ce sang,... ce bras... descendaient... infamie, si... un fils... il a tué
le comte, il m'a rendu..., il a lavé..."
"Montrer du
courage..., venger...", la faute ainsi posée doit-elle être punie?
("si...,
si... mérite un châtiment...")
=Dans l'affirmative, Don Diègue
se désigne comme le vrai
responsable, le seul coupable, c'est donc lui, le vieux guerrier, qui doit être
châtié:
"Sur moi
seul doit tomber l'éclat de la tempête".
=A notre avis, il ne
risque pas grand'chose, mais ce serait lui faire tort que de croire à un calcul, il est
de la même étoffe que les deux duellistes et il est absolument sincère lorsqu'il
affirme:
"Mourant
sans déshonneur, je mourrai sans regret".
=De toute façon,
sa proposition, tout à
fait logique, est habile, elle répond aux exigences de Chimène:
"Immolez...,
Immolez...
- immolez donc..."
"Le sang...
- aux dépens de mon sang".
"Vous perdez...
- conservez pour vous..."
Et elle ajoute
certainement à l'embarras du roi.
Don Diègue
répond d'une façon intelligente,
circonstanciée et adroite aux accusations, à l'argumentation et à la demande
de châtiment de Chimène. De plus, celui que nous accusions d'égoïsme se montre ici
généreux et honnête à l'égard de son fils.
Peut-on parler
d'héroïsme? Non, car il est juste qu'il cherche à réparer le préjudice causé à
Rodrigue par son altercation, et la vie, il le disait, lui importe beaucoup moins que
l'honneur.
Le préjudice causé
à Rodrigue... En a-t-il saisi toute la profondeur?
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