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Rubrique
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Quelques
perspectives sur L'Albatros
de Baudelaire.
Dialogue entre
Oui-oui et Hibou.
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Oui-oui: Alba
signifie blanc. Est-ce un ange, un signe, un cygne?
Hibou: Tout cela
à la fois. Mais aujourd'hui on commence par du rythme.
Oui-oui: Le
retour à intervalles réguliers d'un temps fort qui oblige à
ralentir ou à accélérer la diction, selon le nombre de syllabes
dans les quatre mesures qui composent un alexandrin.
Hibou: Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Le premier vers comporte donc quatre mesure avec une césure [ // ]
qui le coupe en deux. Chaque demi-vers ou hémistiche comporte deux
mesures. Quel est le rythme du premier vers?
Oui-oui: Facile,
souvent = 2 / pour s'amuser = 4 // les hommes = 2 /
d'équipage = 4 .
Hibou: Le lecteur
ralentit, insiste sur souvent comme sur une exclamation du
poète: la cruauté est habituelle dans une foule qui hait la
différence.
Oui-oui: pour
s'amuser: L'accélération ramasse la motivation dérisoire d'un
acte cruel.
Hibou: Comprends,
pour se divertir, même pas pour se nourrir: c'est du sadisme
gratuit.
Oui-oui: Revoilà
les hommes qui marchent vers la mort, la société qui travaille,
qui échange qui cherche à fuir l'ennui dans le simplement utile:
tous, ou presque, prisonniers de la caverne, englués dans
l'opinion:
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Le deuxième vers me semble reprendre le rythme du premier:
Prennent
=2 / des albatros = 4 // vastes = 2 / oiseaux des
mers = 4
Hibou: Vaste importe
car il souligne l'envergure de l'oiseau, jusqu'à deux mètres!, qui
fait de lui un symbole de l'expansion: Prennent, signifie la
capture et marque l'indignation de Baudelaire qu'on imagine les
poings serrés sur le bateau qui le ramène d'un voyage aux îles.
Le pluriel des accentue encore l'horreur: c'est une
habitude! Le second des marque à la fois la liberté et la
mission de l'oiseau qui n'est étranger à aucune mer.
Oui-oui: Pour le
rythme du troisième vers, laisse moi faire:
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
[ 3 / 3 // 3/ 3]
Hibou: Bravo. Ce
vers nous présente l'albatros en liberté dans un mouvement
puissant et régulier: il suit parce qu'il a faim et qu'il
est confiant, il ne méfie pas. Indolents
marque à la fois la confiance et la nonchalance: compagnon donne la
raison de cette confiance: les hommes et les poètes devraient être
solidaires car ils sont tous embarqués dans le même voyage de la
vie, vers la mort, sur le bateau de la terre, toujours menacé d'un naufrage:
nous tombons tous vers la tombe et la condition humaine devrait
être source de solidarité.
Oui-oui: Que de
symboles accumulés!
Hibou: Oui, l'Albatros
symbole du poète, l'équipage symbole des hommes soucieux du
simplement utile, le navire c'est notre terre et l'océan profond
c'est l'univers.
Mais qu'est-ce qui a fait la chute du grand et bel oiseau: quelle est
sa faiblesse?
Oui-oui:
peut-être la faim, la nécessité, le manque de courage ou de
"recettes". Sait-il bien se débrouiller tout seul, le poète, dans une
société où il faut marcher au pas du travail, où le rêve est
perte de temps? Son aliénation a peut-être pour origine un
décalage entre ce que la société lui demande et ce qu'il rêve de
lui donner. C'est un marginal.
Hibou: Peut-être
quelque peu paresseux... En tout cas indolent ... Comment l'oiseau
magnifique qu'est le poète pourrait-il entrer dans l'hypocrisie et
le manque d'envergure d'une société qui reste à ras de terre.
Oui-oui: Les
planches du bateau renvoient au sol de la terre et peut-être à la
culture, ce monde de gros blocs déplacés ou de sillons bien
alignés qui remplace la nature grâce au travail.
Hibou: En tout
cas c'est le terre à terre, la vulgarité. L'oiseau-poète est à
proprement parler dépaysé, loin de l'air, de la lumière, du pays
qui lui ressemble. Et c'est pour cela qu'il piétine dans la boue, qu'il ne sait
pas marcher au rythme des mesquineries, et c'est pour cela qu'il a
honte de lui: l'adverbe piteusement résume tout: il signifie
en effet, qui excite une pitié mêlée de mépris.
Et la troisième strophe, qu'en penses-tu?
Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid!
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait!
Oui-oui:
Franchement, elle ne me satisfait pas: elle explicite les sentiments
du poète, elle insiste lourdement sur l'étonnement, l'indignation
etc...
Hibou: Cette
strophe ne faisait pas partie du poème initial. Emporté par son
désir de convaincre, Baudelaire en rajoute un peu: Deux vers pour
souligner le contraste entre l'avant et l'après par des
oppositions: beau/ laid!
; boitant/volait
.
Deux vers pour souligner le comique et la cruauté des hommes
d'équipage. Un
brûle-gueule c'est une pipe à court tuyau.
Oui-oui: La
dernière strophe donne la clé du poème. Note la majuscule de Poète.
Dans son milieu, le monde de l'esprit, le poète se meut et
c'est lui qui s'amuse des flèches et des moqueries envoyées par
ceux qui rasent la terre. Mais, exilé, sur la terre, il est en
proie aux huées, aux moqueries mêlées de dérision.
Hibou: Admire le
dernier vers: Ses ailes de géant l'empêchent de marcher.
Oui-oui: Il est
synthétique, il résume tout le drame du poète, sa grandeur et sa
misère, sa grandeur fait sa misère.
Mais tu pourrais maintenant me conduire vers plus de beauté?
Hibou: D'accord,
demain, nous verrons Le Cygne, que Baudelaire dédie A quiconque a perdu
ce qui ne se retrouve, à nous tous. Baudelaire sauve la poésie
par la beauté.
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Cygne (II)
Joseph Llapasset
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