2- Deux "Quant à Soi".
1 Un Bon Compagnonnage.
Par la force des choses, les deux voyageurs font cause commune. Après un
certain nombre d'aventures, ils arrivent dans une auberge où ils séjourneront
quelque temps. La patronne est une femme d'âge mûr, d'un physique encore
agréable, qui mène sa maison avec efficacité et entrain. Sans s'embarrasser
de distinctions sociales, elle va traiter avec la même décontraction le
maître et son valet, riant avec eux des histoires qu'elle leur raconte et des
compliments galants qu'ils lui adressent par jeu.
Est-ce cette ambiance de simplicité amicale? Leurs relations se font
plus vraies, plus chaleureuses, il semble s'établir un réel compagnonnage.
Ils prennent leurs repas à la même table, la chère est bonne, le vin
excellent, tous les deux y trouvent autant de plaisir, et nous les découvrons
aussi bons vivants l'un que l'autre.
On sent leur entente, lorsque, rentrés dans leur chambre, ils
commentent ce qu'ils ont entendu, s'en amusent, s'en étonnent, ou s'en
indignent et, plus rarement, expriment des avis opposés.
Tous deux sachant "qu'ils ne sont bons
qu'ensemble et ne valent rien séparés", chacun s'accommode
des travers de son compagnon.
"Tu aimes mieux parler mal que te taire, et moi,
j'aime mieux entendre mal parler que de ne rien entendre", avoue
le maître, qui plaisante son intarissable bavard: "Tu
ne sais pas la singulière idée qui m'est venue, je te marie avec notre
hôtesse, et je cherche comment un mari aurait fait, lorsqu'il aime à parler,
avec une femme qui ne déparle pas" (=ne cesse pas de parler).
Indulgent au goût de son valet pour la bouteille, le maître se garde de
le priver de ce plaisir, sauf quand vraiment il dépasse le raisonnable.
Connaissant l'impétuosité de Jacques et son caractère argumenteur, il s'efforce
de lui éviter ennuis ou affrontements en lui prêchant le calme et la
prudence.
Lorsqu'il le sent réellement malade et souffrant, il entoure Jacques de
prévenances: "Tu es mon serviteur quand je
suis malade ou bien portant, mais je suis le tien quand tu te portes mal".
Ainsi, il ne veut pas qu'il se fatigue en racontant ses aventures, "Vois,
tâte-toi si tu peux continuer, sinon, bois ta tisane et dors"
(mais il est ravi de pouvoir conclure: "Parle
donc, puisque ça nous fait plaisir à tous deux"!)
Jacques est très sensible à cette attitude amicale: "Je
suis bien aise de savoir que vous êtes humain, ce n'est pas trop la qualité
des maîtres envers leurs valets". Du reste, nous sentons bien son
attachement et sa confiance envers celui qu'il sert depuis déjà longtemps:
"Vous à qui je devrai un morceau de pain sur mes
vieux jours, car vous me l'avez promis... Jacques a été fait pour vous et vous
pour Jacques"

2
Deux "Quant à Soi".
Cette bonne entente a ses limites.
Malgré sa réelle bienveillance et son attitude débonnaire,
le maître garde le sentiment inné d'appartenir à un monde qui le place
au-dessus du commun.
"Rien ne peuple comme les gueux",
déclare-t-il avec un détachement méprisant. Si amoureux, si fou qu'il ait
été de l'enjôleuse Agathe, il n'a jamais envisagé de l'épouser: "une
boutiquière!" Du fruit de leurs amours (il n'est d'ailleurs pas
sûr que ce soit des siennes), il fera "un bon
tourneur ou un bon horloger. Il se mariera, il aura des enfants qui tourneront
à perpétuité des bâtons de chaise dans ce monde", pas
question pour eux de promotion sociale.
Cette supériorité, à laquelle s'ajoute, vis à vis de Jacques, celle
d'employeur, lui donne le droit de battre son serviteur lorsqu'il se
trouve contrarié, de rire quand celui-ci s'est fait mal, ou de lui
prendre sa monture quand il s'est bêtement laissé voler la sienne.
Pour ce maître, le respect est à sens unique: il veut "interrompre
son valet, l'interrompre tant qu'il lui plaît et n'en pas être interrompu",
car ce serait là une "impertinence".
Jacques, de son côté, a un sens très vif de sa dignité d'être humain.
A l'étonnement de son maître, choqué de ses succès auprès de la jolie
Denise, que lui-même trouvait à son goût: "La
coquine! préférer un Jacques!" le serviteur réplique:
"Un Jacques! un Jacques, monsieur, est un homme
comme un autre.
- Jacques, tu te trompes, un Jacques n'est point un homme comme un autre".
Et Jacques, convaincu non seulement de sa dignité, mais de sa valeur
personnelle, ne peut s'empêcher de lancer:
- C'est quelquefois mieux qu'un autre."
Lui dont la clairvoyance, l'esprit de décision, l'adresse et le courage ont
tiré son maître de plus d'un mauvais pas, se sent bien supérieur à ce
dernier. Rien ne lui ôtera de la tête que "Jacques
mène son maître".
Il accepte avec philosophie ses sautes d'humeur parce que sa situation l'y
oblige et surtout parce qu'en compensation, il se valorise avec ses discours:
"Jacques aimait à parler, et surtout à parler de
lui, manie générale des gens de son état, manie qui les tire de leur
abjection, qui les place sur la tribune et qui les transforme en personnages
intéressants".
Entre le sentiment de frustration d'un valet qui s'estime supérieur
à sa condition et le mépris d'un Grand pour qui n'est pas de sa caste,
entre le savoir-faire de l'un et l'agacement pour l'autre de se voir toujours à
la remorque, le conflit est en germe.
Que le premier pousse
un peu trop loin ses rodomontades, que le second prenne soudain conscience
qu'il y a là une insolence et refuse de la laisser passer, l'équilibre est
rompu.
Aller à la page suivante: "Le
titre et la chose"
Retour à "J'aime
le français"
Retour à la page
d'accueil de Philagora