4-
Vers une Amitié Véritable?
1 L'affrontement.
"Si Jacques n'avait pas valu un peu mieux que
son maître..." ose dire le valet, évoquant sans discrétion un
de ses exploits. La réaction est immédiate:
- "Jacques, vous êtes un insolent, vous abusez de
ma bonté. Si j'ai fait la sottise de vous tirer de votre place, je saurai bien
vous y remettre. Jacques, prenez votre bouteille et votre coquemar et descendez
là-bas."
Voilà donc notre homme chassé de l'étage noble et renvoyé avec la
valetaille! Loin de baisser le nez, il fait cette réponse incroyable:
"Je me trouve bien ici et je ne descendrai
pas".
C'est la rébellion!
Elle s'explique fort bien de la part de qui s'est toujours conduit à sa
guise, et ne peut croire à ce brusque changement de ton, ni à cette
prise de distance tellement inhabituelle.
Quelle humiliation et quelle déception!
"Comment, Monsieur, après m'avoir accoutumé
pendant dix ans à vivre de pair à compagnon... Après avoir souffert toutes
mes impertinences... Après m'avoir fait asseoir à table à côté de vous,
m'avoir appelé votre ami..."
Le maître, qui a perdu toute autorité personnelle par sa trop grande
familiarité, ne peut plus se prévaloir que de son rang: "Vous
ne savez pas ce que c'est que le nom d'ami donné par un supérieur
à son subalterne"...
Cela n'impressionne pas le révolté! Il refuse encore d'obéir, on insiste,
les gestes se font plus secs, le ton monte...
L'aubergiste accourt, alertée par le bruit. Elle sait que la polémique
entre eux n'est jamais très loin, Jacques, la veille, n'avait-il pas déclaré
que l" on compterait peut-être plus de bons
valets que de bons maîtres"!
Pour l'instant, il crie: "C'est mon maître...
il est fou!" celui-ci corrige, prenant bien tardivement
conscience de sa faiblesse à l'égard de son valet: "C'est
bête que tu veux dire."
2 Un Arbitrage Positif.
Fort heureusement, les deux hommes s'accordent pour accepter l'arbitrage
de leur hôtesse. C'est une femme raisonnable: "après
tout, fait-elle admettre, un maître est un maître..."
Elle écoute attentivement l'exposé de Jacques et conclut "que
son maître est un bon, un très bon, un trop bon maître et que Jacques n'est
pas un mauvais serviteur", encore qu'il ait commis l'erreur de considérer
comme définitivement acquis un traitement de pure faveur.
Elle obtient de l'un qu'il descende avec elle en signe de soumission (mais il
pourra remonter aussitôt!), de l'autre qu'il accueille son serviteur avec des
mots d'amitié, en lui tendant la main. Tous deux promettent qu'il ne sera désormais
plus question entre eux de prérogatives.
Alors, "Jacques donna le bras à l'hôtesse,
mais à peine eurent-ils passé le seuil de la chambre que le maître se
précipita sur Jacques, l'embrassa, quitta Jacques pour embrasser l'hôtesse et
les embrassant l'un et l'autre, il disait: "Il est écrit là-haut que je
ne me déferai jamais de cet original-là... qu'il sera mon maître et que je
serai son serviteur..."
"Vous ne vous en trouverez pas plus mal tous les
deux!" conclut l'hôtesse.
3 Une
mise au Point valorisante pour le Valet.
Jacques va tirer parti de ce moment d'attendrissement:
"je sens et je sais que vous ne pouvez vous passer
de moi, j'abuserai de ces avantages". Son maître, un peu
inquiet de ce préambule, doit pourtant le laisser poursuivre:
"il est aussi impossible à Jacques de ne pas
connaître sa force et son ascendant sur son maître qu'à son maître de
méconnaître sa faiblesse et de se dépouiller de son indulgence, il faut
que Jacques soit insolent et que, pour la paix, son maître ne s'en aperçoive
pas". Après avoir balayé les objections de son maître, un
peu vexé, malgré tout, par la rude franchise de ce constat, il conclut:
"Toutes nos querelles ne sont venues jusqu'à
présent que parce que nous ne nous étions pas encore bien dit que vous vous
appelleriez mon maître, et que c'est moi qui serais le vôtre" (autrement
dit, que "vous auriez le titre et que
j'aurais la chose").
4 Vers une Amitié
Véritable?
Après cette mise au point, les relations s'établissent sur un pied
d'égalité entre les deux compagnons de voyage. Peut-être libéré, de ce
fait, le maître prend plus de relief, nous le découvrons intelligent,
efficace et humain.
Pour ménager les cordes vocales de son valet, il lui arrive d'assumer à sa
place le rôle de conteur. Il narre alors avec brio ses folies de jeune
homme, il fait confidence de ses mésaventures amoureuses, et il ne se
ménage pas en avouant l'incroyable naïveté avec laquelle il s'est fait
plumer par deux filous. Une telle simplicité, face à un "je-sais-tout"
comme Jacques mérite notre sympathie!
Les discussions ne sont plus des monologues où brille le seul valet,
mais des échanges de vues. Le maître se montre capable de contrer Jacques sur
les sujets les plus variés, la liberté par exemple, avec beaucoup de force
et de bon sens.
Inquiet de l'extraordinaire perspicacité du garçon, il feint, pourtant, un
jour, de la croire d'origine diabolique, et suggère à son invétéré buveur
de vin de "se mettre à l'eau bénite pour toute
boisson"!
Notre incorrigible, lui, continue à tirer les ficelles: n'invente-il
pas, pour faire reconnaître à son maître qu'il a toujours été "sa
marionnette", "son polichinelle",
de lui préparer par jeu une chute de cheval où il aurait pu se briser les os!
Il est vite pardonné pour ce vilain tour!
Mais celui que nous prenions pour un balourd et un peureux sait lui aussi faire
preuve de présence d'esprit, et d'agilité: voyant surgir à l'improviste
un personnage qui a un vieux compte à régler avec lui, il tire son épée
aussitôt, et, dans le duel qui va suivre, met vite son ennemi définitivement
hors d'état de nuire.
Lorsque cet événement, obligeant l'un et l'autre à la fuite, les sépare
pour quelque temps, la fidélité du maître ne se dément pas: il "ne
prenait pas une prise de tabac, ne regardait pas une fois l'heure qu'il était,
qu'il ne dît en soupirant: "Qu'est devenu mon pauvre Jacques?"
La chance provoque leurs retrouvailles. Jacques épouse enfin son
amie, la jolie Denise, et il obtient la charge de concierge au château
où réside son maître. Va-t-il connaître le bonheur et le tranquillité?
Hélas! le maître et ses amis sont tous plus ou moins amoureux de
la jeune femme! Verrons-nous donc se rompre ici une bonne amitié?
Diderot n'en a pas le coeur et nous laisse dans l'incertitude:
Le maître "se disait le soir à lui-même:
"S'il est écrit là-haut que tu seras cocu, Jacques, tu auras beau faire,
tu le seras. S'il est écrit, au contraire, que tu ne le seras pas, ils auront
beau faire, tu ne le seras pas. Dors donc, mon ami"...
Aller à la page suivante: Entre
maîtres et valets.
Retour à "J'aime
le français"
Retour à la page
d'accueil de Philagora