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LÉtranger dans le
monde grec par Pierre
Vidal-Naquet
Directeur dÉtudes à lÉcole des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris
La place et le
statut des étrangers dans la tragédie athénienne
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Argos occupe au contraire une position intermédiaire parfaitement
élucidée dans les Suppliantes dEuripide, qui jouent sur les trois
registres : athénien, thébain, argien. Argos est un site qui est, dans la
tragédie, plastique : équivalent dune cité divisée dans lOreste dEuripide,
lieu daccueil dans les Suppliantes dEschyle, comme lest Athènes
dans la pièce homonyme dEuripide, lieu daffrontement et de division dans Agamemnon,
les Choéphores et les deux Électre. Et Thèbes et Argos sont
des cités qui ne périront pas. Au contraire, Troie, si elle nest guère quun
lieu assiégé dans lAjax, est dans lHécube, les
Troyennes et le Rhésos la cité de la richesse, de la mort et du deuil. Elle
est, et ce depuis lAgamemnon dEschyle où le thème de la destruction
de Troie sentremêle avec celui des crimes commis à Aulis et dans le palais des
Atrides, comme un rappel permanent du fait que les cités sont mortelles. La prophétie
faite à Laïos annonce la fin des Labdacides. La prophétie faite à Hécube annonce la
fin de Troie. Quil sagisse effectivement dune polis est
évident. Il ne suffit pas, pour le démontrer, de signaler que le mot est employé, et
ce, dès lAgamemnon dEschyle à son propos. Car, et à ce
compte, lEmpire perse ou la Tauride seraient eux aussi des poleis et Médée
la barbare invoque sa polis natale . Il est beaucoup plus important de
noter que, toute barbare quelle soit, au même titre, par exemple que la Thrace,
dans le Rhésos , Troie refuse précisément la cruauté thrace, celle de
Polymestor, par exemple dans lHécube, et qui est expressément opposée aux
pratiques des Grecs . Et dans les Troyennes, Cassandre, dans un discours
qui nest «délirant» quau premier degré, oppose la folie des
Grecs qui « mouraient dans des combats dont lenjeu nétait ni les
frontières de leur pays, ni les murailles de leurs cités » (375-376) aux
Troyens qui avaient obtenu, eux, la gloire que
donne la « belle mort ». La Cassandre dEuripide lit lIliade
comme nous la lisons nous-mêmes, en opposant la cité de Troie, avec ses
femmes et ses enfants, avec le sol de la patrie, et larmée qui
lassiège. Nous sommes, il est vrai, en 415, peut-être à la veille de
lexpédition de Sicile, mais, je lai dit, en 458 déjà, dans lAgamemnon,
la destruction totale de Troie, de nuit, et avec les temples des dieux, apparaissait
comme un crime, même si telle avait été la volonté de Zeus, un crime attirant le
châtiment sur la personne du chef de larmée grecque. Que ce soit Clytemnestre,
puis le héraut qui fassent comprendre cela, est un aspect de lironie
tragique dont Eschyle, avant Sophocle, avait su sarmer. Inversement, ne voit-on pas
des Grecs « inventer des supplices barbares » ou Ménélas se
barbariser?
Ces lieux de laction tragique, à Athènes et hors
dAthènes, ces lieux où il sagit toujours de représenter lautre, il
faut parfois, nous pouvons parfois les préciser. Il mest déjà arrivé à propos
d'dipe
dinsister sur un thème qui court à travers
toute la tragédie, et qui définit dans une certaine mesure jusquau lieu de
laction, celui de la frontière.
Bien dautres tragédies se situent, elles aussi, sur les marges
de la cité, voire du monde civilisé, en opposition à celles qui se placent sur
lacropole, devant le temple ou le palais, et cela est plus vrai encore des drames
satyriques où opèrent ces êtres limites que sont précisément, entre le monde sauvage
et le monde civilisé, les satyres . Loin du temple, loin du palais, cest
le cas, chez Eschyle, des Suppliantes et du Prométhée, chez Sophocle, du Philoctète,
chez Euripide, des Héraclides (Marathon) et dans une certaine
mesure, des Suppliantes (Eleusis). Mais lexemple le plus radical, le plus
singulier, se trouve dans lÉlectre dEuripide. Le poète a choisi un
lieu tout différent de celui quavaient défini ses prédécesseurs : le palais
des Atrides. Électre, épouse nominale dun autourgos, habite
« aux lointaines limites », aux champs ; mais sa rencontre avec
Oreste na pas lieu dans nimporte quel lieu rustique. « Je ne veux pas,
dit Oreste, pénétrer à lintérieur des remparts et je poursuis deux buts à la
fois en marrêtant ici, à la frontière, je nai quun pas à faire pour me jeter sur un autre territoire, si
quelque espion me reconnaît, et je cherche ma sur ». Ainsi faisait
Voltaire à Ferney.
Tirons un peu sur ce fil. Le poète tragique, bien loin de jouer sur le
seul registre de lopposition entre citoyens et non-citoyens, Athéniens et
étrangers, Grecs et barbares, ce qui permet déjà de belles combinaisons, possède toute
une série de codes quil manipule à son gré : opposition des sexes, opposition des
classes dâge, opposition des hommes libres et des esclaves, ou, plus subtilement
encore, des valeurs de la parenté par rapport à celles de la citoyenneté : les
Danaïdes ne sont pas seulement des Égyptiennes à laccoutrement barbare, elles ont
avec les Argiens une lointaine parenté, et de même les Héraclides avec les
Athéniens. Cette « parenté » était effectivement un instrument de
largumentaire diplomatique des cités grecques comme vient de le rappeler une
extraordinaire inscription.
Au risque de tomber dans la trivialité, je mentionnerai que Médée
nest pas seulement une barbare mais une femme qui, sadressant à la nourrice,
fait appel à la solidarité féminine.
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