Commencer par mesurer la
distance entre deux oeuvres de Lévinas, Totalité et infini; Autrement
qu'être ou au-delà de l'essence: un mouvement, de la transcendance à
l'immanence, de l'extériorité à l'intériorité:
1- Totalité et Infini: transcendance;
extériorité; paternité. Autrui semble irréductible:
l'extériorité se révèle source d'aporie car comment rejoindre ce qui
a été définitivement éloigné? Lévinas est contraint de recourir à
un troisième terme, la médiation de l'Infini. Grande difficulté: ne
va-t-on pas multiplier les intermédiaires à l'infini? Comme dans une
mauvaise comédie. (voir Timée de Platon)
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2- Autrement qu'être ou au-delà de l'essence: immanence;
intériorité; maternité. Mouvement de radicalisation, vers
les racines, un moi affecté à l'origine par autrui: connaissance comme
naissance contemporaine du moi et d'autrui. L'artifice du troisième
terme n'est plus nécessaire. |
3- incontestablement l'aporie de Totalité et Infini est
dépassée par un changement total de cap: on cherche dans l'immanence
de l'intériorité ce qu'on cherchait dans la transcendance de
l'extériorité.
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Précisons l'apport de Michel
Henry:
L'essence
de la manifestation de Michel Henry opère un puissant mouvement de
radicalisation, vigoureux effort d'une problématique soucieuse de
guider vers un problème derrière la simple question: qu'est-ce que
l'apparaître? Pour Michel Henry cette question est prisonnière de la
pensée grecque fascinée par la lumière et par l'opération qu'elle
permet: voir: le phénomène est mis à distance par l'acte de
transcendance, "un trou de lumière". Il ne s'agit que
de voir. Il faut comprendre que la visée de l'apparaître n'est pas une
radicalisation suffisante: Michel Henry pose la question radicale, la
question de la question: comment l'apparaître se phénoménalise-t-il?
ou encore: Qu'y a-t-il avant l'extériorité de l'être au-dehors? L'auto-affection
de l'acte de transcendance, répond Michel henry, comme une matrice originelle et invisible,
le principe qui fonde l'être, l'épreuve de soi. Sans l'auto-affection
on s'enferme dans l'aporie du visible et dans la stratégie de l'appel
à un troisième terme.
Si la phénoménologie classique est nécessairement aporétique c'est
parce qu'elle s'enferme dans l'ekstase et que la vie a un statut
inek-statique.
Michel Henry montre donc la faillite de l'intentionnalité sur le terrain
où elle semble le mieux assurée: l'ouverture à l'altérité.
L'intersubjectivité n'est possible que grâce à un milieu, la vie
comme épreuve de soi.
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Lévinas change de route et
reste lui-même:
Lévinas
découvre L'essence de la manifestation et réalise qu'il
s'égare dans une phénoménalité créée par l'ekstase et dans une
temporalisation qui condamne l'être à être toujours hors de soi. Autrui,
comme tout autre, n'est alors qu'un mirage du voir.
Autrui ne vient donc pas du dehors mais il en gestation dans le sujet
comme dans une mère.
Lévinas proclame alors que l'ouvrage de Michel Henry est "exceptionnel",
"admirable", "incontournable".
C'est bien l'impact d'un écrit, L'essence de la manifestation de
Michel Henry, qui permet la communication entre les deux auteurs.
Lévinas est en accord sur le mouvement (même) et en désaccord sur le
terme du mouvement (autre). Autant dire qu'autrui (le mouvement de
radicalisation opéré par Michel Henry) va l'obséder alors même qu'il
poursuit son chemin dans un effort pour radicaliser Michel Henry et
"dé-couvrir", en deçà de l'épreuve de soi, comme si "la
signification précède l'essence" (Autrement qu'être
p.16). C'est l'impact d'une pensée autre qui provoque chez Lévinas
l'accord sur la nécessité du mouvement de radicalisation et un
désaccord: au bout du mouvement il n'y a pas le soi qui ne peut
échapper à soi (thèse de Michel Henry) mais le soi obsédé par
autrui (thèse de Lévinas). Lévinas reste donc
dans l'éthique et pense retrouver l'éthique en deçà de l'essence.
Si pour Michel Henry le moi s'origine dans le soi, Lévinas origine le
moi comme affection par autrui, non par un lien de causalité
extérieure, mais comme source du moi, ce qui le fait surgir, ce à quoi
on n'échappe pas, ce qui obsède au risque que l'obsession dégénère en psychose.
Reste que pour Michel Henry "le soi du sentir ... qui rend
possible l'affection par l'être étranger, réside dans l'essence"
(L'essence de la manifestation p.512),
alors que pour Lévinas "L'essence de la communication n'est pas
une modalité de l'essence de la manifestation" (Autrement
qu'être p.62).
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Concluons provisoirement
que la pensée d'autrui (L'essence de la manifestation de Michel Henry) a
permis à Lévinas de choisir et de poursuivre sa route. "C'est toi qui
le diras". Il sera intéressant de poursuivre ce travail, sur
l'intersubjectivité par l'intermédiaire d'un écrit, en demandant à Michel
Henry ce que la lecture de Lévinas lui a apporté...
2-
Rencontre avec Michel Henry 15 mars 2002
Dans une longue promenade, animée et rieuse, nous avons parcouru des rues de
Montpellier: Michel Henry, Joseph et Joëlle Llapasset.
De nombreux sujet sont évoqués et nous apprécions la vigueur de
pensée du maître; Nous parlons de son dernier article (paru dans la
prestigieuse Revue Prétentaine), qui me paraît présenter un aboutissement de
son oeuvre et plusieurs "entrées" possibles vers ses ouvrages. Michel
en convient et se déclare très heureux de pouvoir retrouver cet article dans
philo-recherche/fac de Philagora (parution prochaine).
Nous lui rappelons que des étudiants nous écrivent qu'ils ont choisi un
travail universitaire sur son oeuvre: chaque fois que cela nous est possible
nous les orientons vers telle ou telle partie de son oeuvre, mais que dans les
cas les plus difficiles, nous comptons sur lui.
Joseph lui pose aussi une question: que vous a apporté Lévinas?
Avec confiance il répond: "J'ai admiré l'homme qui est un des
rares à avoir osé être lui-même dans un milieu où règne parfois le
psittacisme. Évidemment c'était rafraîchissant. Au demeurant tout ce que j'ai
pu lire de lui m'a vivement intéressé, même si cela n'a pas changé
l'orientation de ma pensée. J'ai respecté sa pensée, comme il a respecté la
mienne et il ne faudrait pas exagérer l'influence que mon oeuvre a pu avoir sur
son oeuvre; même si à un moment, nous nous sommes rencontrés. A sa mort,
plusieurs de ses étudiants se sont tournés vers moi, ce qui a engendré de
fructueux échanges, chacun restant soi-même."
Michel nous interroge avec intérêt sur Philagora, (qui est passé à la
télé!) et sur nos projets. Nous lui parlons du développement de
l'association: nous pensons créer des antennes de Philagora aux quatre coins du
monde. Il soutient entièrement ce projet.
Il nous tient au courant de ses derniers écrits que nous présenterons sur
Philagora. Suit une conversation plus technique avec Joseph sur le thomisme
d'Aimé Forest.
Joseph Llapasset
Je tiens
à ajouter, qu'il émane de lui une chaleur humaine bien réconfortante soutenue
par son extrême intelligence. Sa curiosité pour la technique sur internet est
étonnante.
Joëlle Llapasset
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