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Pouvoir  et 
figures politiques du mal
chez Sartre

par Bertrand Saint-Sernin 

LES ENFERS ORGANISÉS

- ÉTVDES - 
Décembre
1983

- page1 - page2 - page3 - page4 - page5 -

 Le souverain. Jusqu'ici, nous avons considéré des individus, des rassemblements collectifs, des groupes. Nous avons évoqué le "règne de la rareté" et vu comment les hommes engagent une lutte acharnée pour lui échapper. Mais La Critique de la Raison dialectique, au delà de ces processus élémentaires, cerne la création des enfers organisés. Comme dans Les Séquestrés d'Altona, écrit à la même époque, il s'agit d'enfermement.

   C'est à l'intérieur du groupe qu'il faut suivre pas à pas l'apparition du souverain, même si, une fois établi, il parvient quelquefois à prendre une nation, un État. Sartre se pose le problème suivant: si "l'homme est condamné à être libre", s'il est "souverain" et si chacun est l'égal de l'autre, comment se fait-il que le groupe assermenté, en s'institutionnalisant, laisse émerger un souverain, qui détient des privilèges exorbitants?

   Au départ, à l'intérieur d'un groupe, le pouvoir n'a rien d'individualisé. Même par le serment, chacun n'obéit qu'à l'impératif commun, qui résulte de la conjonction de libertés coalisées par un pacte. Ce dernier prend l'allure d'une loi extérieure, de la loi d'un Autre, car il constitue une exigence qui s'impose aux membres du groupe, et qui désigne ce lieu abstrait et encore vide, où sera placé le trône du souverain.

   Celui-ci ne fait pas irruption du dehors et par la force: une transformation interne du groupe le suscite. Sa légitimité ne lui vient pas de la délégation par les membres du groupe de leur souveraineté, mais de l'impuissance où ils se trouvent de ne pas le reconnaître. Le souverain surgit pour conjurer le risque de dissolution du groupe: "Produit par la terreur, [il] doit devenir l'agent responsable de la terreur" (600). Cette terreur, attribut du groupe assermenté (c'est-à-dire dont les membres se sont liés par serment), lui revient sans que personne lui en ait confié l'usage.

   Mais nous n'avons envisagé que l'émergence du souverain à l'intérieur d'un groupe. Dans les sociétés historiques, le champ social comprend des collectifs, des groupes et des institutions composites, mêlant ces deux types de structure. Le souverain agit comme un organe d'intégration (598) et met la main sur tous les instruments de pouvoir de l'État pour en faire un "monopole du groupe". Le mécanisme du pouvoir est identique dans un groupe et dans l'État. De plus, quelle que soit la société ou le régime, le processus d'apparition du souverain est le même: il met en jeu une sorte de Fuhrerprinzip. (principe du guide)

   Le socialisme lui-même, dans ses commencements, n'échappe pas à cette loi. Car tout pouvoir, du fait qu'il résulte de l'impuissance des individus et qu'il manie la terreur, souffre d'un maléfice originel: "Cette part de néant, cette 'part du Diable', est le véritable soutien de la souveraineté". (604). Le souverain n'entretient pas la fusion communautaire, il gouverne par le froid, il "régit l'ensemble pétrifié des hommes institutionnalisés" (604). Comme il "se dilate à travers les multiplicités du groupe" (605), il en monopolise les puissances et ne laisse plus rien subsister qui lui serait étranger. Toute l'industrie du souverain consiste à gouverner des ensembles complexes en exacerbant leurs facteurs de fragmentation. Pour asseoir son autorité, il s'appuie sur l'État, c'est-à-dire, dans cette perspective, sur "un groupe restreint d'organisateurs, d'administrateurs et de propagandistes se chargeant d'imposer les institutions modifiées dans les collectifs" (608). En effet, le Prince désagrège les groupes, interdit aux contre-pouvoirs de se former, opère les changements d'état par lesquels les groupes s'altèrent en collectifs amorphes, plus simples à manipuler, et peu susceptibles de se dresser contre lui.

La bureaucratisation

   Sartre, fidèle à sa méthode, n'évoque pas à la façon de Tocqueville ou de Max Weber l'emprise croissante, dans les sociétés modernes, de l'administration et des bureaux. Il construit des séquences dramatiques, invente des utopies opératoires, imagine des situations idéalisées. Il mène de front son œuvre philosophique et son œuvre théâtrale, laissant jouer de l'une à l'autre une secrète capillarité. De la sorte, il évite le défaut d'observation empirique où tout ne serait vu que de l'extérieur. Il pose en principe qu'il faut comprendre la réalité sociale de l'intérieur et dialectiquement. Ainsi, il analyse la bureaucratie à l'état pur, et comme une essence, sans aucun des contrepoids dont elle se leste en fait.

   Dans une telle structure, nous dit Sartre, chacun est confronté à une alternative: ou bien exercer son autorité sur ses subordonnés tout en se soumettant à ses supérieurs; ou bien susciter la formation d'un groupe, mais en encourant les foudres du souverain. La bureaucratisation prend consistance quand "chacun renie ses possibilités par méfiance envers ses égaux et par crainte d'être suspect à ses supérieurs" (626). Dès lors, la cohésion - bien relative - d'un tel ensemble hiérarchisé ne se refait que par une identification au souverain, par une soumission fanatique et fatale: "ainsi chacun, se tournant vers l'étage supérieur, réclame du souverain une intégration perpétuelle" (626). Une triple relation de pouvoir s'établit alors: le souverain gouverne "la multiplicité inférieure" à travers les dirigeants intermédiaires; les pairs entretiennent des rapports de "méfiance" et de "terreur"; enfin, les organes subordonnés sont annihilés "dans l'obéissance à l'organisme supérieur". Tel est, conclut Sartre, "ce qu'on appelle la bureaucratie". Elle est la matrice des enfers organisés.

Triade infernale

   Dans ce troisième cercle de l'enfer, le plus humain et le plus terrible, sévit une triade infernale: "l'indissoluble agrégation de la bureaucratie, de la Terreur et du culte de la personnalité" (630). L'entreprise socialiste, à laquelle adhère Sartre, n'évite pas la traversée de l'horreur. Quand il publie, en 1956, Le Fantôme de Staline, il la pense transitoire, et la continuation de la dictature en Union Soviétique inutile. Le ton, dans La Critique de la Raison dialectique, est plus pessimiste et l'espoir plus incertain. Partout, et dans tous les régimes, le souverain opère d'une façon identique. Sartre lui-même, dans ses professions de foi, distingue radicalement le Bien et le Mal, le Socialisme et le Capitalisme. Mais quand il analyse les phénomènes de pouvoir, il leur reconnaît, quel que soit le régime, une même essence maléfique.

   Le souverain - disons Staline ou Hitler - ne tire pas sa puissance des masses, tout en étant un chef populaire. Ses associés, membres de sa conjuration, constituent un groupe. A ce titre, on a pu considérer la conception sartrienne de la prise de pouvoir comme un ultrabolchevisme.

   Jamais le pouvoir n'émane du peuple, jamais le chef n'est porté sur le pavois. Le totalitarisme s'appuie sur les masses, ou plutôt, comme le dit Sartre, sur les "individus massifiés", réduits à l'état amorphe et atomisés. Il ne tolère aucun contre-pouvoir, aucun groupe vivant, qu'il ne le traque, le noyaute ou le détruise. S'identifier au souverain devient pour les individus réduits à l'impuissance une aspiration d'autant plus forte qu'elle demeure la seule forme de sûreté ou de liberté qui leur reste. Une telle organisation du pouvoir, cohérente et éclatée, tient par la peur. Loin de souffrir d'une fragilité interne, elle concentre et coordonne les puissances matérielles de la société. En même temps, elle fige et pétrifie les existences, leur interdit tout sursaut, tout dépassement. Alors que le groupe avait pour vocation originaire d'"arracher à la matière travaillée son pouvoir inhumain" (638), la stratégie totalitaire conduit "le groupe au bout de ses avatars, c'est-à-dire à se dissoudre dans la sérialité" (637). Ce faisant, le souverain libère une terrible ènergie, celle de la passivité humaine, de la servitude. L'inertie, loin d'être inactive, "devient source d'énergie" (638). "Le groupe, praxis qui s'enlise dans la matière", y trouve "sa véritable efficacité" (631). Entre les mains du Prince, en effet, l'impuissance des individus se transforme en puissance de groupe: "cette impuissance donne aux fonctions une force matérielle d'inertie, elle en fait des organes durs et pesants, qui peuvent frapper, broyer, etc." (631).

Dans le premier cercle, ou enfer pratico-inerte, la matière induisait la division des individus, la menace de chacun sur tous les autres, l'altération du prochain en Autre. Dans le deuxième cercle, le groupe, destiné à libérer les hommes de la rareté, devient un instrument d'enfermement et de contrôle. Dans l'enfer organisé, la matière arme la puissance du souverain, tout en consolidant l'aliénation des hommes. Alors, "les fins visées perdent leur caractère téléologique; sans cesser d'être des fins à proprement parler, elles deviennent des destins" (631). Le sort de chacun se scelle, la damnation se fait séquestration. Comme le dit Sartre: "ce ne sont pas les choses qui sont impitoyables, ce sont les hommes" (699).

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