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Pouvoir et
figures politiques du
mal
chez Sartre
par Bertrand
Saint-Sernin |
Trois formes
majeures de processus infernaux
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ÉTVDES
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Décembre 1983
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La Critique de la Raison dialectique recense trois formes majeures de
processus infernaux le capitalisme, le colonialisme et le stalinisme. Tous trois
déclenchent un mécanisme selon lequel "l'homme est l'Être par qui
l'homme est réduit à l'état d'objet hanté" (749). Une profonde émotion
traverse l'œuvre. On ne sait si l'auteur, lui aussi happé par les pièges
qu'il démonte, se comporte en visionnaire ou en possédé. Parodiant avec
outrance La Belle et la Bête de Cocteau, il dépeint ainsi le
colonialisme: "Le colon vit sur 'l'île du docteur Moreau' entouré de
bêtes effroyables et faites à l'image de l'homme mais ratées, dont la
mauvaise adaptation (ni animaux ni créatures humaines) se traduit par la haine
et la méchanceté: ces bêtes veulent détruire la belle image
d'elles-mêmes, le colon, l'homme parfait. Donc, l'attitude pratique
immédiate du colon est celle de l'homme en face de la bête, vicieuse et
sournoise" (677). Dans La Critique de la Raison dialectique, l'insurrection
algérienne tient une bien plus grande place que les indépendances qui furent
obtenues sans guerre, comme si, à ces dernières, avait manqué, aux yeux de
Sartre, le sacrement sanglant de la violence.
La colonisation étant violente, sa fin ne peut résulter que d'une contre -
violence: "La violence de l'insurgé, c'est la violence du colon ;
il n'y en a jamais eu d'autre" (687). Par là-même, le terrorisme, quand
il s'agit de réaliser l'indépendance nationale, est, sinon innocent, du moins
légitime. Le soulèvement permettra l'apparition d'"un homme nouveau, de
meilleure qualité" (préface des Damnés de la Terre, de Franz
Fanon). L'Histoire, pourtant, reste tragique, car "la seule violence
concevable est celle de la liberté sur la liberté" (689).
Bref, qu'il s'agisse de la construction du socialisme ou des guerres de
libération, l'horreur ne peut être évitée, mais l'espoir d'une Apocalypse,
révélation et métamorphose, fait contrepoids à la tragédie. Telle est la
position. de Sartre dans Le Fantôme de Staline ou dans sa préface aux
Damnés de la Terre. Dans La Critique de la Raison dialectique, la
vision s'assombrit. L'Histoire y est comme une partie indécise. Pourra-t-on réduire
l'"adversité du monde" (749) et empêcher que l'homme ne soit
pétrifié, réifié par l'homme? Car, entre des mains humaines, la liberté se
fige en destin et les "paradis radieux", comme les nomme Zinoviev, se
muent en enfers.
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Sartre pense contre lui-même, contre ce qu'il espère ou croit.
Tout
pouvoir, montre-t-il, se rattache à un Führerprinzip, et tombe dans le
totalitarisme. Ses professions de foi dissimulent, et d'abord à ses propres
yeux, le caractère insupportable de la découverte qu'il estime avoir faite. Si
toute liberté s'altère en terreur, et tout serment en séquestration, il ne
reste qu'une issue, à peine signalée d'ailleurs: préférer, au meilleur des
régimes totalisateurs, une lutte sans fin entre des pouvoirs partiels. De ce
pluralisme, Sartre, au fond, ne veut pas: la démocratie lui paraît organiser
la "sérialité", la séparation des éléments de la société. Seuls
des groupes souverains peuvent libérer l'homme et faire l'Histoire. Mais alors,
on est au rouet: les groupes en fusion se refroidissent; les serments ne les
ressoudent que pour un temps; un souverain organise les individus et les
asservit.
On a l'impression que Sartre, tout en voulant constituer une
"anthropologie politique", se laisse fasciner par un mécanisme qui
dissout la morale et la politique dans une nécessité fatale. Or, comme le
remarque Montesquieu "la nature du gouvernement républicain est que le
peuple en corps, ou de certaines familles, y aient la souveraine puissance"
(Esprit des Lois, III, 2). Il ajoute: ... "dans un état populaire,
il faut un ressort de plus, qui est la vertu" (III, 3),
c'est-à-dire, précise-t-il, "l'amour des lois et de la patrie" (IV,
5). En effet, dans les démocraties seules, "le gouvernement est confié à
chaque citoyen" (IV, 5). La dramaturgie sartrienne, en revanche, décrit le
processus selon lequel les membres des groupes ou, si l'on veut, les citoyens
des États sont dépossédés de leur souveraineté. Si le mécanisme est fatal,
il engloutit à la fois la morale et la politique, puisque, en fin de compte, le
troisième cercle de l'enfer contient le premier et le reconstitue, l'Histoire
rebroussant ainsi vers son origine.
Cette grande méditation sur les figures politiques du mal est le récit
d'une involution et d'un déluge. Elle évoque un monde où des êtres, réduits
à une liberté empoisonnée par la peur, détruisent en eux-mêmes leur
humanité. Les sursauts retombent, les révoltes s'éteignent, la lave
libertaire s'épaissit; un Prince, semblable à la mort, détient l'empire.
La "morale de Sartre", celle qu'aurait pu susciter cet essai sur le
mal, n'a pas été écrite (ou du moins publiée). On peut imaginer les trois
questions auxquelles elle se serait proposé de répondre, car elles se posent
à chaque homme.
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Comment fonder à la fois la liberté et la singularité de l'individu?
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Comment édifier une théorie de la vie sociale, où le ciment entre les
hommes ne serait plus la peur, ou la mort, mais des valeurs communes de
justice et de respect ?
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Comment concevoir aujourd'hui la fondation des cités, sans en faire la
reproduction de nos expériences antérieures ou de nos rêves?
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L'anthropologie sartrienne, par une sorte de retournement paradoxal, traite
moins de la vie que de la mort: les puissances sont confisquées, les actions
volées, les libertés reniées. Il n'y a pas de morale, parce qu'il n'y a, en
fin de compte, ni salut individuel ni salut
collectif. Par là, Sartre, malgré sa grandeur, n'est pas un maître. Il est
dans la caverne le premier des prisonniers.
Certes, la force de son entreprise est de nous préserver de l'angélisme en
politique. Mais, comme dramaturge, il peint des enchaînements, des mécanismes
et des pièges; là où, du philosophe de la liberté, on attendait un espoir,
une voie. Il a montré comment s'altèrent les cités, non comment elles se
fondent.
Bertrand Saint-Sernin
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