Lintérêt de
ces analyses maussiennes est de permettre les comparaisons avec dautres champs de la
connaissance où des procédures cognitives (doxiques) similaires sont à
luvre. Il paraît légitime à cet égard de rappeler les rapports complexes
entre lalchimie et la chimie dans leur utilisation théorique de divers principes
classificateurs, entéléchies ou quintessences, substances primordiales, éléments
fondamentaux. De rappeler aussi que dans lhistoire de la philosophie occidentale le
recours à une force originaire ou puissance ultime est chose très fréquente :
Leibnitz, Spinoza, Schopenhauer, Bergson, Henry, parmi dautres. De sorte que la
notion de force magique ou mystique en tant que « catégorie inconsciente de
lentendement », peut-on conclure avec Marcel Mauss, « rend possibles les
idées magiques, comme les catégories rendent possibles les idées
humaines ».
Ces réalités
produisent et reproduisent sans cesse de nouveaux « faits »,
« cas », « affaires », « dossiers » ou
« événements » qui alimentent à profusion limmense corpus de
lÉtrange. Ce corpus, malgré ses variantes historiques et culturelles
(folkloriques), fait réseau dans un syncrétisme assez confus doù émergent
néanmoins des invariants et des constantes quil serait intéressant de
systématiser et de classer minutieusement dun point de vue philosophique et
anthropologique :
lieux
enchantés et topologies fantastiques (Atlantide, Triangle des Bermudes, maisons
hantées, cavernes, marais, gorges, fontaines, forêts, « monts chauves »,
etc.);
êtres et
entités extraordinaires (spectres, revenants, ectoplasmes, esprits, anges, dames
blanches, etc.);
extra-terrestres
ou entités biologiques extraterrestres;
créatures
fantastiques (vampires, loups-garous);
êtres
cryptozoologiques (Monstre du Loch Ness, Yéti, Big Foot, etc.) ;
chimères
et monstres (Frankenstein, Licorne, etc.) ;
pouvoirs
para-psychiques (voyance , télépathie, télékinésie) ;
corps à
prodiges (lévitation, bilocation, autocombustion, imputrescibilité, stigmates,
expériences de mort imminente, sorties du corps) ;
incorporations
et transcorporations (réincarnations, métempsycoses, transmigrations et
transcommunications) ;
adorcismes
et possessions (magies, sorcelleries, envoûtements, satanismes).
On nen finit
pas de recenser les univers de lanormal, du paranormal et du supranormal.
Occultisme, spiritisme, initiations secrètes, para-psychologie, para-sciences,
ésotérisme, numérologie, théosophie, New Age, les systèmes cognitifs totalisateurs
(« scientifiques », métaphysiques, religieux, gnostiques) qui tentent de
donner sens et cohérence à ces réalités interpénétrées pullulent dans des
filiations rhyzomatiques infinies.
Ces systèmes
prétendent surtout explorer ou faire advenir avec plus ou moins de rigueur et de
crédibilité les Ailleurs (« la vérité est ailleurs »), les Invisibles
(qui sont parmi nous), les Doubles (qui nous accompagnent), les Frontières
(mobiles et poreuses) entre le Terrestre et lExtra-terrestre, la Vie et la Mort, le
Corps et lÂme, lHumain et lInhumain, le Bien et le Mal, Dieu et Satan.
Autrement dit, ces systèmes de pensée représentent des tentatives de mise en
ordre symbolique du vaste continent de « linquiétante étrangeté » que
Freud, on le sait, a commencé à étudier. Quil sagisse du thème du double
et des « rapports qua le double avec limage dans le miroir et avec
lombre, avec les génies tutélaires, avec les doctrines relatives à lâme et
avec la crainte de la mort », quil sagisse de la
« répétition du semblable », de la réitération de lidentique ou
« automatisme de répétition », de la « toute-puissance des
pensées » (animisme, « mauvais il », télépathie, « forces
néfastes occultes », etc.), des interventions des démons, ou plus fondamentalement
encore de « tout ce qui se rattache à la mort, aux cadavres, à la réapparition
des morts, aux spectres et aux revenants », ces systèmes intellectuels
sont des théories du monde qui permettent de rendre compte dune infinité de
phénomènes sous lhégémonie dun principe constitutif ou explicatif.
« Lanimisme, écrit Freud, est un système intellectuel : il
nexplique pas seulement tel ou tel phénomène particulier, mais permet de concevoir
le monde comme un vaste ensemble, à partir dun point donné. À en croire les
auteurs, lhumanité aurait, dans le cours des temps, connu successivement trois de
ces systèmes intellectuels, trois grandes conceptions du monde : conception animiste
(mythologique), conception religieuse et conception scientifique. De tous ces systèmes,
lanimisme est peut-être le plus logique et le plus complet, celui qui explique
lessence du monde, sans rien laisser dans lombre. Or, cette première
conception du monde par lhumanité est une théorie psychologique. Ce serait
dépasser notre but que de montrer ce qui de cette théorie subsiste encore dans la vie de
nos jours, soit sous la forme dégradée de la superstition, soit en tant que fond vivant
de notre langage, de nos croyances et de notre philosophie ».
Reste, bien sûr,
en suspens, dun point de vue ontologique et épistémologique (théorie de la
connaissance), ce qui dans cette « théorie psychologique » est pure
invention, mythe, fiction, illusion, etc., et ce qui relève de la compréhension
pertinente du réel. Et là, la dichotomie scientiste de la « science » et de
la « superstition » se révèle totalement insuffisante. Georges Devereux
soulève à cet égard une question épistémologique tout à fait pertinente à propos
dune sociologie de linsolite et de létrange. « Un modèle de
pensée "incorrect" peut être foncièrement "scientifique",
écrit-il, alors quun autre, bien que réellement "correct", peut ne pas
lêtre. La théorie phlogistique de la chaleur était manifestement incorrecte et
fut facilement réfutée par Lavoisier. Et cependant, contrairement aux modèles de la
mytho-pensée des alchimistes, cette théorie était dordre authentiquement
scientifique ; il en va de même de la première théorie (à présent dépassée) de
la structure de latome, théorie modelée sur la structure du système solaire. Par
contre, les Mohaves ont une théorie des convulsions hystérico-épileptiques qui est
parfaitement correcte, sans pour autant avoir un caractère vraiment scientifique, car
elle découle dun modèle de pensée qui vise essentiellement à expliquer la nature
et lorigine des pouvoirs chamaniques [...]. Cest pourquoi nous ne pouvons
jamais savoir avec certitude si les données des "psychiatres" primitifs
représentent des intuitions scientifiques authentiques ou si elles ne sont que de simples
fantasmes, dérivés dun modèle de pensée culturel ». Une
sociologie de linsolite et de létrange doit donc prendre en compte cette
dialectique complexe, instable et historiquement relative, qui sinstaure dans tous
les champs de savoirs et dans toutes les cultures entre les « modèles de pensée
culturels et les modèles de pensée scientifiques ».
Enfin, bien
quétant généralement assimilés, y compris par les chercheurs (sociologues,
ethnologues, psychologues, physiciens, astrophysiciens ou médecins) qui
consentent à sy intéresser, à de simples croyances, superstitions,
hallucinations, délires, idéologies de sectes, résurgences folkloriques,
mythes modernes, rumeurs et légendes contemporaines, projections inconscientes, fantasmes
collectifs, illusions, supercheries (termes qui connotent tous le caractère irréel,
imaginaire, fictif, voire inventé de ces réalités), certains faits têtus résistent
massivement à leur liquidation comme faits ou à leur mise hors jeu de la recherche
scientifique. Périodiquement, et malgré la somme considérable de mystifications,
canulars, escroqueries, fraudes, trucages et montages produits par divers charlatans et
faussaires qui viennent étayer les thèses sceptiques des rationalistes, ces
réalités se rappellent au bon souvenir des scientifiques obligés daffiner leur
argumentation négative. Rien quà ce titre ces réalités ont leur utilité
épistémologique puisquelles permettent de mieux affirmer la démarche scientifique
canonique dominante basée sur les enregistrements objectifs, les vérifications, les
preuves, et de débusquer ainsi les « fausses sciences ». Mais il y a plus.
Quand bien même ces réalités ne seraient en définitive que pures affabulations,
mirages, scénarios imaginaires, mises en scène ou rêves éveillés (productions
oniriques diurnes ou nocturnes), états crépusculaires, états altérés de la conscience
et du corps, symptômes psychopathologiques divers, il reste encore à expliquer trois
ordres de données incontestables.
LÉtrange et ses doubles : Secret,
Énigme, Mystère
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