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 phare.gif (7765 octets) Jacques Derrida: 

Les devoirs de notre «communauté»

Texte d'après une communication faite les 28 et 29 septembre 1994 à Lisbonne, au Parlement International des Écrivains.
  Une seule question pour saluer cette rencontre: à quelles conditions, un jour, peut-être la tiendra-t-on pour inaugurale? Il ne suffit pas que depuis sa Fondation à Strasbourg il y a moins d'un an, notre Parlement tienne ici sa première réunion solennelle. À travers réflexion et débats, nous devrions aussi aiguiser la singularité de ce que nous instituons. D'autres associations d'écrivains partagent nos convictions éthiques, nos soucis politiques, nos évaluations critiques. Elles s’interrogent aussi :

  • que signifie aujourd'hui manifester dans l'espace public? Y «écrire», «parler», «savoir», «créer», «penser» ?

Déjà nous allions nos forces avec le Comité de soutien international à Salman Rushdie, Writers in Prison Committee, l'Alliance des femmes pour la démocratie (notamment dans son action en faveur de Taslima Nasreen qui nous rejoindra demain). Ici même, des amis du Cisia (Comité international de soutien aux intellectuels algériens), de Reporters sans frontières, de Article XIX, du Pen Club suédois prennent part à nos travaux. S'il y avait une singularité à notre projet, elle tiendrait d'abord à des nécessités et à des devoirs d'invention. À l'unique aujourd'hui de la violence historique, nous appartenons sans bien savoir ce qu'est «appartenance» désormais. Nous ne savons plus si appartenir il faut; et si nous sommes de ce temps-ci, dans le «sans exemple» ou le «sans précédent», le «sans horizon» même de ce qui vient sur nous, qu'on l'appelle politique, religieux, philosophique, technoscientifique, poétique ou littéraire, même, à travers d'autres expériences de la langue, dans de nouvelles structures de l'espace public. Autant de nécessités, donc, mais autant de devoirs d'invention, si paradoxale que paraisse cette injonction (devoir inventer: le il faut de ce qui n'obéit pas à la commande). Nous ne serons et ne ferons rien si nous nous contentons d'inaugurer des formes institutionnelles sans penser et écrire autrement. Signer la singularité de cette Internationale d'écrivains qui entendent changer leur rapport à la communauté, au droit national ou international, à l'État et à la nation, etc., c'est d'abord ne plus dissocier l'intervention dans l'urgence d'un acte poétique d'écriture, de connaissance ou de pensée. Nous ne changerons rien si une insoumission formelle ne remue la langue pour donner lieu à de nouvelles règles ou plutôt à de nouvelles exceptions. Tâche impossible. Mais que serait une invention si elle ne dévoilait que le possible? Elle ne ferait que déplier un programme et tirer des conséquences. Elle ne déciderait rien: elle n'interromprait rien. L'invention doit faire ce qui se sera annoncé comme impossible: exclu ou interdit. On ne répondra de l'interruption ou de la rupture qu'à engager le plus critique de tous les savoirs, certes, mais cette responsabilité reste hétérogène au savoir.

Notre document préparatoire (Nouvelles formes d'organisation et d'action des intellectuels face à la montée de l'intolérance) comporte, entre d'autres choses, deux propositions. J'y souscris, bien entendu, mais elles appellent quelques précautions. Il y va de l'«autonomie»: «autonomie» et «souveraineté», indépendance «individuelle» et «collective» au regard des «pouvoirs politiques et économiques, des orthodoxies, des particularismes ou des isolationnismes linguistiques et nationaux», etc. Autre proposition: «Le Parlement sera ce que les écrivains en feront à condition qu'ils ne s'arrêtent pas indéfiniment à le définir, à s'interroger sur ce qu'il doit être, etc... »

Le choix ne nous est pas laissé, la précipitation est la loi. Ne nous laissons pas paralyser par une réflexion préalable, nous savons ce que nous voulons et surtout ne voulons pas. Nous n'aurions pas autrement lancé ou entendu un Appel. Certes. Mais l'inverse est aussi vrai et c'est là une première antinomie (car il y a deux lois également impératives): si en même temps nous ne faisions pas tout pour penser, écrire, formaliser, de façon à la fois universelle et différenciée, la nouvelle donne historique de nos responsabilités, nous céderions à un empirisme inconséquent. Ce parlement se livrerait à une rhétorique gesticulatoire et gestionnaire. En faisant front, en multipliant les formes de résistance devant la terreur et l'intimidation, il nous faut discuter mais aussi mettre en œuvre de nouvelles questions et propositions au sujet de quelques exigences inconditionnelles, s'il en est.

Loin de la forme doctrinale, notre discours devrait rester en haleine et inscrire, à même le corps pluriel de ces œuvres, des actes de pensée, des formes de connaissance, des événements littéraires. Ni édifice théorique ni poétique unifiée, ce que je propose ici paraît presque incompatible avec líidée même d'une communauté, si du moins sous ce mot on entend une identité de participation (famille, «fraternité», langue, nation, cocitoyenneté, etc.) ou le partage de convictions (philosophiques, politiques, religieuses, esthétiques). Nous ne sommes même pas ici des «citoyens du monde», selon la noble expression qui date du temps où l'idéal d'un État mondial ou d'une République des Lettres n'avait pas encore souffert tant d'épreuves et nourri tant de suspicions. Certains États sont plus accueillants que d'autres à cette nouvelle hospitalité que nous voulons affirmer. Mais nous avons des réserves à l'endroit du pouvoir étatique ou interétatique, comme à l'égard du droit international tel qu'il se conçoit et s'exerce en fait. Cette réserve commande l'indépendance, voire l'insoumission. Le concept de «ville-refuge» est ici exemplaire. Ce que, sous ce nom, nous organisons déjà de façon large, multiple, concrète (à Strasbourg, Berlin, Amsterdam, Lisbonne), ce ne sont pas seulement des possibilités soumises à la logique de l'État, comme le restent les villes. Ce sont des lieux d'hospitalité souveraine, au-delà de la tradition des cités médiévales. Ces villes-refuges ressembleront à ces États sans État ouverts à la «citoyenneté de résidence» dont nous parlera Catherine Trautmann. Telle citoyenneté s'arrache à tous les phantasmes de l'autochtonie et de la consanguinité. Loin de dé-politiser ainsi notre projet, nous engageons ainsi une autre expérience de la citoyenneté et du politique. Elle procède du droit et de la liberté sans condition que nous réclamons pour la pensée, le savoir, la parole, l'écriture, l'enseignement, la publication.

Il doit bien y avoir quelque alliance entre ceux qui s'engagent ainsi, mais il devrait s'agir d'une internationale sans modèle communautaire. Elle n'exclut pas, elle accueille l'étranger, l'arrivant, la singularité aussi, la dissociation, le secret, voire une certaine interruption du lien social sans laquelle une société resterait irrespirable, pétrifiée dans cette identification qui porte si souvent à la haine. Cette aporie est aussi une chance, elle nous donne à penser un nouvel espace public et un nouveau droit international.

Nous essaierons notre force d'invention à l'épreuve de deux antinomies.

1.La langue d'abord : ce n'est pas le médium transparent mais le corps sur lequel intellectuels, écrivains, savants, artistes signent ce qu'ils pensent, et sont et font. Or, il nous faut frayer ici une voie entre deux lois contradictoires. Il y a des langues hégémoniques. Le Parlement a déjà dû y céder en fait en installant son langage officiel en Occident, dans le couple anglo-latin. L'anglais-américain s'impose irrésistiblement, ne le dénions pas, comme unique (deuxième) langue planétaire. Or, il nous faut à la fois tirer parti de cette domination partout où elle peut assurer des trajets de traduction univoque et cependant, comme cela s'inscrit dans nos projets, protester contre elle, cultiver tant d'autres idiomes, les œuvres, les cultures et les mémoires qui y respirent. Les «cultiver», ce n'est pas seulement les protéger mais les exposer au dehors, sans les replier sur le particularisme national. Un idiome n'est jamais pur, ni propre ou réappropriable. L'affirmation qu'il appelle ne se lie pas nécessairement à la passion ethnocentrique ou nationale. Elle devrait en libérer. C'est à une interprétation discutable de la littéralité ou de l'idiome (et de la religion elle-même!) que s'en tiennent les fondamentalismes qui traquent aujourdíhui la littérature. Pas de littérature sans une réaffirmation de l'idiome et de la lettre mais pas de littérature qui ne s'affranchisse du dogme, du purisme et du littéralisme. L'endurance de cette antinomie appelle une autre politique de la langue et de la traduction. Peut-être le mot de «politique» lui-même ne sera-t-il plus approprié, à moins qu'on ne le soustraie aux concepts hérités, là où domine encore une certaine figure de la souveraineté État-nationale. Nous pourrions aussi rappeler les grimaces phallocentriques de cette figure: les marques de la différence sexuelle sillonnent cet espace, et précisément là où s'exercent les discriminations les plus meurtrières.

2. La même antinomie se réfléchit dans l'espace public dominé par des pouvoirs dits médiatiques. Leur emprise nationale et mondiale níest plus délimitable. Leurs modes d'appropriation et de pénétration s'accélèrent, ils se raffinent et se compliquent chaque jour. Ils investissent la totalité de líespace techno-scientifique, économique, politique et juridique. Là encore, tout en revendiquant líautonomie au regard de ces micro et macro stratégies, on ne saurait rompre avec elles sans se vouer d'abord à l'inaudible et à l'invisible. Ne cédons pas à une contre-démagogie en attaquant les médias en général, comme s'il n'y avait là quíun seul front. Ce serait hypocrite et suicidaire. Les lignes de front ne se déplacent pas entre médias et autre chose, médias et «autonomie», etc., mais entre plusieurs styles ou modalités díinscription dans líespace public. À ce que le « document préparatoire » dénonce justement («complexe médiatico-intellectuel», «logique du show business», «recherche cynique de la visibilité à tout prix») n'opposons pas le murmure confidentiel, mais une autre dynamique de líinformation, une autre éthique et un autre rythme de la prise de parole, une autre politique de la discussion. Non pas contre mais avec les professionnels des médias, en nous alliant du moins à ceux qui partagent nos exigences. Il y en a plus qu'on ne le croit qui résistent dans l'ombre. Puis des complications surdéterminent aussi la machine médiatique. La capitalisation monopolisante, l'homogénéisation mondiale, les «autoroutes de l'information» multiplient les possibilités de contre - pouvoirs (effraction, simulacre, parasitage, résistances internes et externes). Plus l'appropriation s'étend, plus elle expose une surface vulnérable, poreuse, ruineuse. Pour le meilleur ou pour le pire. Le pire, ce sont par exemple les mafias qui font effraction dans les réseaux informatiques de téléphone mobile (phénomène qui inquiète les États-Unis en ce moment). Le meilleur, ce sont les voies par lesquelles nous pourrions infiltrer ces systèmes de communication, les soustraire à leur plus forte pente et les gagner, autant que possible, à notre cause. Non pas en vue de quelque autonomie absolue, (il n'y en a pas, et on pourrait montrer qu'il n'en faut pas), mais en infléchissant des processus d'émancipation à la fois déterminés et interminables.

Émancipation et autonomisation: je désigne ainsi la responsabilité que nous devrions à la fois penser et inscrire dans des œuvres. Il y va des Lumières de demain, de la démocratie à venir et des rapports de la littérature avec toutes les instances du théologico-politique. Nous pourrions identifier une diversité quasiment infinie de modes de persécution, d'interdiction, de marginalisation, de censures (déclarées ou non). Cela requiert un travail sans fin, près de nous et dans les démocraties fières d'elles-mêmes. Mais l'urgence, maintenant, ne se limite pas aux complots contre la liberté de parler et díécrire, au terrorisme mondial, aux armées de tueurs dépêchées ou tolérées par certains États, à l'alliance de l'archaïsme et de la panoplie high tech. Non, c'est que les coupables se prétendent chargés de mission théologico-politique. Ils déclarent la guerre à ce qui, pour le dire trop vite, bien sûr, accorde à la tradition moderne de la démocratie et des Lumières non seulement la tolérance mais le droit inconditionnel à la littérature, à la publication díune pensée et díune critique libres, à l'invention de formes et de langues, à l'indépendance des arts et des sciences. Une histoire complexe lie une certaine idée de la démocratie à venir à l'institution moderne de la littérature. Ce sont là des questions neuves, redoutables et que nous ne devons pas fuir. La menace la plus massive (car il y va de pouvoirs étatiques réels ou virtuels et de dimensions macrodémographiques), la plus pressante (en cours d'accélération et d'intensification), la plus ouvertement déclarée aussi, nous savons qu'elle vient de pouvoirs politico-religieux qui nient par principe les droits inconditionnels dont nous nous réclamons ici. Et récusent du même coup l'inconditionnalité du droit à la vie: quiconque affirme le droit à la littérature s'expose ainsi à la mort. Nous le savions, nous le vérifions mieux que jamais au moment où la technique porte la parole et l'écrit tellement plus vite et tellement plus loin: quand elle ne s'asservit pas à la grégarité, la littérature peut devenir plus dangereuse que jamais.

La grande épreuve est donc venue. Pour identifier l'origine de cette terreur, il ne faut pas pas toujours ni seulement incriminer en tant que tels des mouvements politico - religieux, des forces étatiques ou même ce qu'on appelle désormais des intégrismes (islamique ou non, car les alliances entre les intégrismes sont profondes et complexes). Non, il ne s'agit ici ni du religieux ni même du fondamentalisme comme tel. Il faut discerner entre des interprétations de la tradition religieuse. Ni l'appel de la foi, ni même le fondamentalisme ne signent d'eux-mêmes ces messages de mort et de terreur.

Il y a là un contrat haineux et obscur, armuré d'obscurantisme même quand il exploite les stratégies de la techno-science moderne : le contrat entre une allégation religieuse et certaines forces à la fois phantasmatiques et économico-politiques. Elles trouvent leur intérêt commun dans cette incorporation mortifère de la religion. Policière et techno - militarisée, n'est-ce pas là une figure sans précédent de l'onto-théologie politique ?

Jacques Derrida -Professeur à l'EHESS -Libération, 4 novembre 1994-

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