Je ne mettrai pas si
nettement sur le même plan Adorno et Heidegger. Il est vrai que tous deux font un
diagnostic dramatique de lépoque en la plaçant dans la vaste perspective d'un
déclin historique. La raison instrumentale ou bien le dispositif de la
technique font apparaître au grand jour des tendances fatales, dorigine
archaïque, conduisant à lassujettissement et à la réification. Mais Adorno
savait que même la critique la plus radicale de la raison ne peut se passer dune
force de négation inhérente à la raison elle-même. À la différence de Heidegger, il
na jamais rejoint les adversaires des Lumières. Aussi était-il suffisamment
inconséquent, comme intellectuel assumant un rôle public, pour parler et agir en
contradiction avec ce que lon aurait attendu du théoricien du monde administré.
Malgré son pessimisme théorique, il a tout bonnement adopté, vis-à-vis du grand
public, une attitude de pédagogue.
Navez-vous pas
malgré tout, envers des questions dintérêt public, une attitude plus pragmatique,
qui vous distingue à la fois dAdorno et de Heidegger?
Peut-être a-t-il fallu
attendre ma génération pour que nous nous débarrassions de certaines prétentions
propres à la culture des mandarins allemands. Après la guerre, nous sommes entrés plus
étroitement en contact avec lesprit anglo-saxon. Il existe par ailleurs
aujourdhui, en philosophie, une conscience plus nettement développée du fait que
nos arguments sont faillibles. Je ne fais plus confiance au concept fort de
" théorie propre à la tradition philosophique, ni, pour ainsi dire, à la
Vérité avec un grand V. Mais je ne fais pas non plus le deuil dune telle
connaissance de la totalité, dans le style dune théologie négative.
Vous souhaitez cependant
mettre en évidence les enjeux de notre époque et dire comment faire face aux défis que
nous rencontrons. Quels sont en ce domaine vos principaux thèmes, et vos objectifs?
À une telle question, on
ne peut répondre que par un livre ou par une phrase à mon sens, la question formulée
par Max Weber à propos des paradoxes de la rationalisation reste la meilleure clé pour
un diagnostic de lépoque fondé à la fois sur la philosophie et la science.
Quest-ce à dire?
Nous devrions, sans gémir,
nous rendre compte tout à la fois de la tournure ironique propre à un progrès social et
culturel qui ne cesse de se démentir lui-même, et du prix à payer pour une
modernisation à laquelle nous refusons néanmoins de renoncer. Ce qui domine
actuellement, cest une critique assez peu dialectique des Lumières qui ne nous
apprend pas grand chose. Quand Horkheimer et Adorno parlaient de raison instrumentale,
ils ne voulaient pas dire que lon serait en droit didentifier la raison à
lactivité objectivante dun entendement tel quil est propre à un sujet
qui saffirme lui-même. Ce qui leur importait, cétait quun entendement
qui cherche à sériger en totalité usurpe une place qui ne revient en vérité
quà la raison. Les Lumières se changent alors en mythes positivistes. Cest
notamment au cours de notre siècle quelles montrent leur revers barbare. Les
horreurs nues dune déraison existante nous ont débarrassé du dernier reste de
confiance essentialiste dans la raison.
En même temps, il
nexiste à notre connaissance aucune solution de rechange à une modernité qui a
pris conscience de ses propres contingences. Moins nous choisissons des subterfuges
imaginaires, moins nous sommes tentés dinterpréter les risques inhérents à la
modernité comme une fatalité agencée depuis longtemps. Il nexiste rien de
supérieur ni de plus profond à quoi nous pourrions en appeler. Seule existe une raison,
devenue procédurale à force de désenchantement, et qui travaille seulement au moyen
darguments, y compris en sopposant à elle-même. Cest dailleurs
ce qua voulu dire Kant la critique de la raison est sa propre uvre.
Nest-ce pas, en fin
de compte, lancien rationalisme que vous êtes en train de décrire?
Non, à condition que la
dialectique de la raison soit animée par une méfiance, radicalement
antiplatonicienne,
contre la consolation idéologique quapportent les fausses généralités. Le
travail dune raison autocritique consiste en effet à surmonter ses propres
projections déraisonnables. Une telle raison est capable de transformer ses énergies
critiques en forces dengagement de la communication qui réalise laccord sans
contrainte. Je pense à la force de lentente intersubjective qui, en cas de conflit,
est la seule alternative à lemploi de la violence.
Grâce à la force non
coercitive du meilleur argument, elle permet, en effet, daboutir à un accord non
violent, y compris entre étrangers qui ont besoin dune communication de ce type
pour se reconnaître comme étrangers et pour se respecter précisément à travers ceux
de leurs traits qui les font " autres, et par lesquels ils se distinguent les
uns des autres.
Soyons plus concrets, si
vous le voulez bien. Les bouleversements intervenus en Europe centrale et orientale ont
profondément modifié la vision que notre époque avait delle-même. Les problèmes
actuels ont-ils encore un lien avec ceux que vous aviez identifiés et étudiés au cours
des années 60 et 70, ou bien vous semblent-ils être dune nature tout à fait
différente?
Eh bien, on peut tout de
même parler démancipation à propos de cette " révolution de rattrapage
à laquelle nous avons assisté avec étonnement et enthousiasme. Certes, nul ne
sattendait à une telle faillite du socialisme dÉtat. Il va de soi quun
événement aussi inattendu et qui change le cours de lhistoire, entraîne de
nouveaux problèmes auxquels nous naurions pas osé penser il y a dix ans :
reconversion dune économie dÉtat épuisée en rapports de propriété du
capitalisme privé, retour de guerres civiles à motivation ethnique et de conflits
nationalistes, désintégration de lordre bipolaire du monde, nouvelle constellation
des forces en Europe centrale. Dun autre côté, des césures aussi profondes
génèrent leurs propres illusions. Nous oublions que les nouveaux problèmes ne changent
rien aux anciens, ils ne font quen détourner notre attention.
Par exemple?
Officiellement, la CEE
compte aujourdhui 17 millions de chômeurs. Dans les pays de lOCDE, on en
prévoit 36 millions pour lannée prochaine. Même la prochaine reprise
seffectuera suivant le modèle dune " croissance sans création
demplois (jobless growth). Cela signifie que la segmentation se renforcera
dans nos sociétés, avec les conséquences bien connues que lon observe aux
États-Unis ghettoïsation, dégradation du cur des villes, augmentation de la
criminalité, etc., sans parler des problèmes de limmigration, de lécologie,
de légalité des femmes. Bref, tous les problèmes que nous abordions avec 1989 du
point de vue dune transformation sociale et écologique du capitalisme industriel
sont simplement devenus plus ardus.
Cela dit,
linterdépendance des événements mondiaux, qui saccroît de façon
drastique, a anéanti lillusion de ceux qui croyaient encore à la possibilité de
régler ces problèmes dun point de vue purement national. La responsabilité de
lOccident dans la misère croissante de lEurope de lEst, les flux
migratoires planétaires dont les causes ne pourraient être éliminées que par une
reconstruction de ce que lon appelait autrefois le tiers-monde, la pression des
conflits internationaux, le nouveau rôle de lONU, tout cela nous a rendus plus
sensibles à la simultanéité des développements inégaux à léchelle du globe.
Vous attendez-vous à une
intensification de crises sans issue partout dans le monde, ou bien ces crises
portent-elles en elles leur solution virtuelle?
Je nen sais rien. Nos
réactions sont peut-être souvent trop subjectives. De nombreux observateurs se sentent
paralysés par laccumulation des problèmes quils perçoivent partout dans le
monde. La théorie des systèmes répand une idée qui rencontre une fois de plus un écho
favorable tout change, mais rien ne va plus. Il me semble que la constellation qui
caractérisait le début du mouvement ouvrier en Europe, lorsque les masses se
révoltaient contre la domination de la bourgeoisie, se reproduit aujourdhui à
léchelle mondiale, mais dans une configuration bien différente.
En effet, les masses des
régions appauvries du monde ne disposent daucune sanction efficace à légard
du Nord elles ne peuvent pas faire la grève, tout au plus peuvent-elles nous
" menacer de vagues dimmigration massive. Ce qui, en Europe, était un
effet secondaire du désir démancipation est aujourdhui un objectif déclaré
atteindre les formes de vie des sociétés prospères, participer à cette civilisation
dont les conquêtes rayonnent à travers le monde et qui, par ses signes avant-coureurs
(séries télévisées, Coca-Cola et jeans), a effectivement pénétré jusque dans les
derniers recoins. Or nous savons, ne serait-ce que pour des raisons écologiques, que le
niveau de bien-être que cela suppose ne peut pas être étendu au monde entier.
Cette évolution mondiale
coïncide avec une situation très particulière en RFA. À la différence des États
dEurope de lEst, qui doivent résoudre leurs problèmes sur la base dune
indépendance politique reconquise, lAllemagne, engagée dans le processus de sa
réunification, se trouve pour ainsi dire face à elle-même. Parviendra-t-elle à sortir
seule de cette situation?
Étant les partenaires les
plus proches de la France et membres de la CEE, nous ne sommes heureusement pas seuls. De
plus, pour un pays comme le nôtre, dont léconomie est fondée largement sur
lexportation, la souveraineté nationale formellement rétablie est quelque peu
fictive. Dun autre côté, de telles fictions ont parfois leur poids propre,
lorsquelles touchent limagination des masses, ou même seulement celle des
élites. Certains se remettent à rêver dune Allemagne devenant à nouveau une
grande puissance au centre de lEurope. Cest pourquoi il est important
dobserver la mentalité politique qui sera celle des Allemands au sortir de cette
rencontre avec eux-mêmes. De nombreux Allemands de lOuest ont limpression de
rencontrer à lEst une part de leur propre passé.
Cela suscite à la fois des
souvenirs légitimes et des sentiments nostalgiques, mais aussi des affects inconscients
qui semblaient être oubliés depuis longtemps. Même parmi les intellectuels, on
rencontre des sentiments bizarres, comme le soulagement davoir surmonté, en même
temps que la division nationale, une prétendue aliénation culturelle, nous permettant
aujourdhui seulement de revenir à ce qui nous est propre. Au lieu de laisser se
développer de telles idées, il faudrait ouvrir un débat sur le rôle de la nouvelle
Allemagne. Une telle explication aurait dû avoir lieu dans le cadre dun débat sur
la Constitution. Cela na pas été possible, en raison de la précipitation avec
laquelle la réunification a été mise en uvre.
Dans ce contexte, comment
jugez-vous le changement du droit dasile Voyez-vous une évolution identique à la
France, où le gouvernement, avec sa réforme du code de la nationalité, a mis en cause
le droit du sol en vigueur depuis la Révolution?
En effet, dès que le
gouvernement français a changé, Charles Pasqua a agi très rapidement. En tout cas, en
République fédérale, la manière dont les partis conservateurs ont utilisé ce thème
du droit dasile contre une opposition impuissante a été extrêmement dommageable.
Devant larrière-plan des changements de mentalité déjà évoqués et dun
potentiel de conflits sociaux accumulés depuis lunification, la dramatisation sans
scrupule de ce thème a encore accentué une montée de la xénophobie et de
lantisémitisme qui nen avaient pas besoin. De toute façon, il ny a pas
de solution simple du problème de limmigration.
Mais, quoi quon pense
du changement du droit dasile décidé par le Parlement fédéral, deux choses sont
nécessaires en Allemagne. Dune part, il nous faut une politique dimmigration
ouvrant de nouvelles options juridiques, afin déviter que tout immigrant soit
obligé de demander lasile politique. Dautre part, il nous faut faciliter la
naturalisation des travailleurs étrangers que nous sommes allés chercher en Europe du
Sud-Est depuis le milieu des années 50. Ils vivent chez nous dans le rôle paradoxal
dAllemands ayant un passeport étranger et ont peur aujourdhui dêtre,
comme à Mölln ou à Solingen, les victimes dagressions incendiaires de
lextrême droite.
Comment combattre le
racisme en Allemagne, et plus généralement en Europe Est-il à vos yeux de même nature
que celui des années 30?
À la seconde question, je
répondrai par oui et non. Bien que les agressions et les meurtres sur fond de terrorisme
de droite aient été plus fréquents en Allemagne de lEst, les charges
catastrophiques quy subissent des régions aujourdhui désindustrialisées,
avec un taux de chômage régional allant jusquà 40%, offrent au moins une
explication. En revanche, dans louest de lAllemagne, les conditions nont
pas changé. Là, ce sont des écluses qui se sont ouvertes en effet, les vieux
préjugés, qui avaient été soumis à une censure informelle, ont rejailli. Or si cela
est vrai, la haine actuelle de tout ce qui est étranger ou quelque peu déviant présente
une généalogie qui en passant par des traditions peu
spectaculaires remonte jusquà lépoque nazie, et probablement
plus loin encore.
Dun autre côté, la
comparaison avec les années 30 est fausse. En effet, depuis le début des années 60, la
mentalité politique de la population dAllemagne fédérale sest manifestement
libéralisée. Par suite de la révolte des étudiants, ce changement dattitude a
touché une grande partie de la population. Reste à savoir si ce progrès de la
civilisation politique observable dans lancienne République fédérale se poursuit,
aujourdhui, après lunification de lAllemagne. Lattitude que
lAllemagne fédérale adopte à légard des valeurs occidentales en est un bon
indicateur. En disant cela, je pense aux liens intellectuels avec lOuest, plus
encore quà la politique étrangère.
Cette dernière est
également importante. Quelle devrait être selon vous la place de lAllemagne dans
le contexte international?
Nous devrions faire avancer
lunion politique de lEurope, mais en évitant de le faire par des moyens
administratifs, sans soutien populaire. Dans la mesure où les résistances se
développent, y compris en République fédérale, il nous faut un débat public sur le
développement futur de la Communauté. Ce développement doit certes passer par
Maastricht, mais en visant une démocratisation résolue des institutions bruxelloises et
une interpénétration politique effective des espaces publics nationaux en Europe. Par
ailleurs, larmée allemande devrait participer aux interventions de lONU. Mais
il faudrait faire en sorte que lONU se transforme rapidement en organe exécutif, au
lieu de sen tenir à des résolutions. Pour être reconnue comme une force neutre,
garante de lordre mondial, lONU doit être capable dagir au moyen
dune armée placée sous son propre commandement. Ce sont là deux exemples
dun programme alternatif à une politique étrangère qui pourrait se développer
chez nous, orientée vers lEst et militarisée dans lesprit de la nouvelle
souveraineté.
En tout cas,
létat interne assez flou de la République fédérale, avec des alternatives qui
restent singulièrement confuses, est plutôt malsain. Pour linstant, le mot
dordre inquiétant selon lequel "lAllemagne
devient plus allemande nexprime quun état desprit vague, assourdi par
nos propres problèmes internes."
Jürgen Habermas-
Professeur de philosophie
et de sociologie - Université de Francfort/Main
Le Monde, 14 septembre
1994. Propos recueillis par Roger-Pol Droit et Jacques Poulain. Traduit de l'Allemand par
Rainer Rochlitz.
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