Dans lensemble, je
ne suis pas daccord avec Heidegger, malgré le poids de sa pensée. Le grand acquis
de la phénoménologie cest lidée qui vient de
Husserl que le monde ne se limite nullement au monde existant et
quau fond il y a la possibilité constante de linstallation dune
dimension ontologique nouvelle. La réalité ne se réduit donc pas aux choses, mais il y
a des dimensions dêtre insoupçonnées et le propre de lhomme est de vivre
dans ces champs nouveaux. Lart serait lun dentre eux, et lartiste
jetterait au-delà du monde de la facticité habituelle cette dimension dêtre qui
est un domaine absolument spécifique. Lart définirait en somme une région
originale qui na pas sa source dans un existant tout fait, dans une sorte de monde
substantiel, réel, mais qui nous renverrait probablement à des potentialités beaucoup
plus fondamentales, qui ne seraient dailleurs pas étrangères à ce monde, mais qui
seraient comme un horizon dans lequel ce monde est possible. Lart nous révèlerait
une réalité plus profonde que le monde dans lequel nous pensons vivre, quelque chose
comme la possibilité de ce monde. Ce serait, au fond, quelque chose de caché mais
quil fait voir, un apparaître pur qui rend visibles les choses, et que Heidegger a
interprété dans la seconde partie de Être et temps (2) comme la
temporalité. Cest une sorte de transcendance radicale au-delà des
étants, qui est
comme un creux de lumière sur lécran duquel les choses deviennent visibles, et
qui, au-delà des choses, nous renvoie à leur apparaître pur.
La distinction que fait Heidegger
entre «chose», «produit» et «uvre dart» vous paraît-elle
pertinente ?
Dans la mesure où cette thèse est spécifiquement
phénoménologique cest-à-dire fait dépendre lêtre de
lapparaître il y a comme une donation immédiate de la chose qui
occulte sa donation véritable. Je prends un exemple en remontant à Kant et
je crois que la pensée de Heidegger est tributaire de cet exemple. Nous percevons des
corps, cette chaise, cette pièce ou encore notre propre corps. Ce que nous visons
thématiquement, ce sont ces corps. Mais comme le notait déjà Kant dans
lEsthétique transcendantale, analyse fabuleuse par laquelle souvre la Critique
de la raison pure (3), je ne pourrais jamais percevoir thématiquement
un corps si je navais la perception non thématique de lespace. Lespace
est donc cette chose que je ne prends pas en considération, mais qui me permet de prendre
en considération les corps. Je crois que Heidegger a étendu cette intuition à
lidée du monde pur qui nest pas la somme des étants, mais qui joue
justement, par rapport aux corps et à tout étant, le rôle que lespace joue par
rapport au corps matériel dans la perception ordinaire. Cest une idée très forte,
et selon cette problématique, avec laquelle je suis daccord dans un premier temps,
on peut dire que lart nous renvoie en effet à un apparaître originel. Au fond
lart veut nous faire voir, au-delà de la chose, lapparaître qui se cache et
dans lequel la chose se dévoile, mais quelle cache en même temps : cette
sorte de faire-voir qui est caché. Cependant, peut-être y a-t-il chez Heidegger une
autre idée, avec laquelle je ne suis plus daccord.
Pour Heidegger luvre
dart installerait le monde radical, ce quil appelle la dimension ek-statique
du temps tridimensionnel, horizon à lintérieur duquel nous avons accès à toutes
les choses. En fait, nous les attendons toujours dans un futur et nous les retenons dans
un passé. Cest un peu ce que vous dites aussi à la fin de votre texte sur le corps
(4). La venue au présent est un passage dans lequel nous voyons la chose,
mais ce passage se fait à partir dhorizons ek-statiques à travers lesquels elle
glisse, et cest cet horizon qui nous permet de la voir. Voici une première thèse
avec laquelle je ne suis pas daccord. Mais il y a une autre thèse qui est
peut-être impliquée dans la parole de Heidegger, reprise par lesthétique moderne,
selon laquelle il y a une dimension esthétique spécifique, différente de la perception
réelle. Nous sommes aujourdhui familiarisés avec lidée que lartiste
crée une uvre spécifique, une uvre dart qui nest pas comparable
à un objet utile puisque, par exemple, les «chaussures» de Van Gogh ne servent à rien,
alors que le cordonnier fabrique des chaussures qui servent à marcher. Lartiste
crée un monde à part des chaussures qui ne sont pas des chaussures dont on
se sert. Cest une thèse presque banale de la pensée moderne et cependant il faut
la corriger. En effet, cette dimension artistique spécifique nexistait pas lorsque
les plus grandes uvres dart de lhumanité ont été créées. La plupart
des uvres esthétiques que nous admirons, les temples grecs, ou les grandes
cathédrales du Moyen-âge par exemple, nont pas du tout été créées de cette
façon-là. Les gens qui les concevaient ne visaient pas la dimension de lart, qui
nexistait pas, mais ils construisaient des édifices à la gloire de Dieu, des
édifices dont la fonctionnalité était de rendre possible un culte à la divinité. Ce
nest pas du tout pareil. Ils avaient en vue le divin, le sacré, et ce nétait
beau que par hasard, en quelque sorte. Cest nous qui, aujourdhui au XXe
siècle, en projetant rétrospectivement notre concept dart, trouvons que ces
uvres sont belles. Et dailleurs, nous ne trouvons plus que cela en elles,
puisque nous avons perdu leur signification première, et que nous ninterprétons
plus un temple comme un accès à lessence sacrée des choses, mais comme une
uvre dart.
Il y a quand même, peut-être, un
passage historique où sinstitue socialement lartiste.
Oui, mais cest le «passage» comme vous le
dites très bien dun univers religieux où les uvres de beauté,
qui nous semblent aujourdhui être telles, ne définissaient pas la finalité que
poursuivait le créateur, en tout cas consciemment : celui-ci élevait en effet un
édifice dans un acte de célébration et dadoration, donc dans un acte
spécifiquement religieux. Les églises romanes, par exemple, qui nous semblent
aujourdhui si belles, étaient construites en réalité pour créer un accord entre
lesprit de lhomme et celui de Dieu. Cétait une voie daccès à la
divinité.
Chez Heidegger le
problème est foncièrement obscurci parce que dans son uvre il faut faire une
distinction entre Être et temps, qui définit une phénoménologie du monde, une
pensée du monde et, dautre part, les textes influencés par Hölderlin et
Nietzsche. Il sest alors aperçu quau fond, le monde cest quelque chose
dassez plat, dun peu banal et que le monde des dieux est quand même beaucoup
plus prestigieux. Du même coup il a fait intervenir dans sa philosophie des dieux, du
sacré, un univers qui nétait peut-être pas inclus dans Être et temps, et
sans que cette dimension du sacré soit sans doute fondée au niveau de lanalytique
existentielle de Sein und Zeit, du Dasein cest en tout cas
un problème que se posent aujourdhui les philosophes. Sa pensée devient alors
très difficile parce quun regard critique est désormais nécessaire pour savoir si
lapparaître quil conçoit se justifie à partir de ses thèses
phénoménologiques sur la temporalité du monde. Ma propre position à légard de
sa thèse la plus profonde, à savoir que luvre dart nous renvoie à un
apparaître originel, serait celle-ci : lapparaître originel nest pas
celui qua pensé Heidegger, ce nest pas le Monde ou encore la Nature des
Grecs, laquelle se prêtait au sacré puisque les Grecs vivaient manifestement au contact
de celui-ci. Lapparaître originaire est dun autre ordre. Ce nest pas un
apparaître ek-statique qui nous jette dehors, ce nest donc pas un horizon, mais
cest ce que jappelle la Vie, cest-à-dire une révélation qui
nest pas la révélation de quelque chose dautre, qui ne nous ouvre pas à une
extériorité, mais qui nous ouvre à elle-même.
Voici un simple exemple : que
nous révèle la souffrance? Elle est muette, elle nous révèle la souffrance. Je dis
donc quil y a un pathos, une dimension pathétique qui est la vie, laquelle consiste
simplement dans le fait de séprouver soi-même. Mais séprouver soi-même,
cest quelque chose dabsolument radical, dabyssal, parce que cela ne
saccomplit que dans la souffrance et dans la joie. Pour donner des références
claires, le dieu nest pas pour parler grec, puisquon parle grec
aujourdhui plus que chrétien seulement Apollon, qui est en effet le
dieu de la lumière, le dieu des images, des formes lumineuses. Le dieu, cest
dabord Dionysos. O, Dionysos na pas de monde. Cest un dieu qui est celui
du désir ou de la vie écrasée contre elle-même, dans sa joie et dans sa souffrance. Et
cest un dieu qui est chargé de soi dans un pathos si lourd quen effet il veut
se décharger de soi. Au fond, Dionysos est celui qui génère Apollon pour se mettre à
lécart de soi. On retrouvera ce thème chez Freud : quest-ce que la
libido? Quest-ce que le moi? Cest une réalité qui est chargée de soi de
façon si lourde, la vie est un fardeau si écrasant quelle cherche à se mettre à
distance.
A ce moment-là, se propose une
autre explication de lart comme mise à distance de ce qui se supporte dabord
soi-même, mais comme un fardeau insupportable. Et lautre point de départ ce serait
alors Schopenhauer, Nietzsche, etc. On trouverait là encore cette idée que lart
crée, dans cette mise à distance, une sorte de luminosité, des figures dans lesquelles
et grâce auxquelles Dionysos échappe à sa souffrance.
Si lon creuse la phénoménologie de la vie,
la question fondamentale est celle du Soi transcendantal, de ce qui nous permet de dire
«Je», «Moi». Or, dans les philosophies de Heidegger ou de Merleau-Ponty, il ny a
aucun fondement à ce Soi. Aucune de ces philosophies ne peut expliquer pourquoi je dis
«je» ou «Moi». Dans une philosophie de la vie qui est une auto-affection
terme fondamental pour moi , cest-à-dire qui est une affection non pas
par le monde mais par soi-même, toute perception, toute imagination, toute pensée
conceptuelle est une hétéro-affection. Cest une affection par une altérité, par
ce milieu daltérité où quoi que ce soit dautre peut se montrer à moi, se
donner à moi originairement comme autre. Mais si toute chose se donnait à moi comme
originairement autre, il ny aurait pas de Moi auquel elle se donne. Pour quil
y ait un Moi, il faut parler comme Kierkegaard, et dire que le Moi est quelque chose qui
est affecté par soi sans distance, donc sans pouvoir se dégager, sans pouvoir se
séparer de soi, sans pouvoir échapper à ce que son être a de lourd. Et je dirais que
cette dimension nouvelle de lart sexplique uniquement par la vie. Cest
seulement en référence à cette dimension pathétique, dont Dionysos est une image mais
dans laquelle se déploie aussi le christianisme (5), cest par
rapport à cette vie, cette vie ainsi définie phénoménologiquement, que
luvre dart est possible.
Il faut à ce moment-là introduire une rupture totale et donner une autre théorie de
luvre dart. Celle-ci a été explicitement formulée pour la première
fois par Kandinsky que jadmire infiniment dans ses écrits
théoriques (6). Ceux-ci ont été conçus pour produire une théorie de la
peinture abstraite. Mais si lon réfléchit sur lexposé même que Kandinsky
donne de cette peinture abstraite, on saperçoit que cest une théorie qui
vaut pour toute peinture en général.
Dans Phénoménologie matérielle
(7)
vous analysez la «substance phénoménologique invisible» qui est
« limmédiation pathétique en laquelle la vie fait lépreuve de
soi ». Si, comme vous le soutenez, la vie est « le principe de toute
chose », comment peut-on envisager une phénoménologie de linvisible ou plus
exactement du rapport entre le visible et linvisible du point de vue de
lart ? Question connexe, luvre dart est-elle visible ou
invisible, immanente ou transcendante, objective ou subjective, interne ou externe ?
Nous faisons là référence aux réflexions phénoménologiques de Roman Ingarden
(8).
Les questions que vous me posez sont mes
questions... Marx dit quelque part que lHumanité ne se pose que les questions
quelle peut résoudre. Je dirais, de manière plus modeste, quen tant que
philosophe ayant travaillé en dehors des chemins parcourus par la pensée moderne,
jai été dans une situation de précarité par rapport à ce que je voulais dire,
cest-à-dire quil ma été très difficile de trouver les moyens
conceptuels dexprimer une toute autre phénoménologie. Une phénoménologie certes,
mais toute autre puisque ma conception de lapparaître, ce nest pas seulement
lapparaître du monde, mais la donation pathétique, la révélation pathétique.
Je me suis appuyé sur
les écrits de Kandinsky parce que son analyse met en jeu les catégories que javais
dégagées dans ma propre analyse phénoménologique. Je suis arrivé à cette idée
quil y a une « duplicité de lapparaître » : une façon de
se donner dans une hétéro-affection, comme tout ce que nous voyons, et une façon
pathétique, ce que nous ne voyons jamais. Pourquoi ? Parce que, puisquil
ny a pas décart, il ny a pas de déploiement ek-statique au sens où
lentend Heidegger, il ny a pas de voir possible. Pour voir, il faut quil
y ait une espèce de distance. Là, il ny a pas de distance, la révélation se fait
uniquement dans la chair de laffectivité, elle se fait sans distance. En ce sens,
cette dimension de la vie est invisible. En un sens radical, elle ne peut que
séprouver pathétiquement. Mais elle séprouve pathétiquement de façon
incontestable, car il est absolument impossible de contester une souffrance, la souffrance
de celui qui souffre. Si lon sen tient à lépreuve pure et
simple au fond cest le cogito de Descartes (9) ,
il ny a aucun doute là-dessus. La crainte, par exemple, si je men tiens sans
interprétation à ce que jéprouve vraiment, est indubitable. Dans
lextraordinaire exemple du rêve de Descartes, même si tout ce que je vois est
faux cest lhypothèse de la fausseté du visible, quil soit
sensible ou intelligible , si jéprouve une crainte, ma
crainte est telle que je léprouve et cest absolument indubitable. Voilà le
soi-disant rationalisme de Descartes...
Les passions de
lâme ?
Les passions, exactement. Alors, si lon accepte cela,
comment se situe luvre dart ? Je crois que la démonstration de
Kandinsky est fulgurante, parce quil la fait à propos de la peinture. Or, de toute
évidence, la peinture est un art visuel, elle est faite déléments visibles, de
ces éléments fondamentaux que sont les formes et les couleurs. Cest la raison pour
laquelle la peinture a toujours été considérée comme un art du visible, dont la chair
est du visible.
Commençons par les couleurs.
Kandinsky montre comment un tableau sorganise autour dune couleur. Dans un
sous-bois des environs de Munich, par exemple, il voit une couleur et il peint ce qui est
autour. Il peint un tableau qui se compose à partir du rouge, dune note rouge, etc.
Mais quand il réfléchit à son sujet, il se dit que cette couleur semble un fragment
dextériorité. Il y a une sorte de tache rouge, même sil ne pense plus ce
rouge comme le rouge dun buvard ou le rouge des lèvres dune femme ou de son
foulard : cest quand même quelque chose qui se déploie dans une sorte de
premier monde, même si ce nest pas le monde utilitaire. En vérité, ajoute-t-il,
la réalité de cette couleur, cest une impression, une impression radicalement
subjective. Il ny a chez lui aucune référence philosophique, mais en tant que
phénoménologue, je peux dire que cest la thèse de Descartes et aussi celle de
Husserl. Parce que chez Husserl, avant que la couleur soit un moment ou une qualité de
lobjet, une « couleur noématique », elle est une impression pure, elle
est une cogitatio, elle est de lordre de la crainte dans le rêve de
Descartes. Voilà comment la couleur est double, elle est dabord un rouge que je
vois sur la palette, mais en même temps je suis dupe dune illusion en croyant que
le rouge se limite à cette tache que je vois sur la palette. En vérité la réalité du
rouge, cest limpression que ce rouge étalé sur la palette crée en moi. Et
cest cette impression qui est lessence véritable de la couleur.
On peut démontrer cela
métaphysiquement. Prenons lexemple de la chaleur. Si je pose ma main là, je peux
dire : « Tiens, cette matière plastique est fraîche ! » Mais
cest absurde : ce plastique, si cest du plastique, nest pas frais,
il ne sent rien. La fraîcheur est purement subjective, je la projette dans ma main et je
la projette sur de la matière. De même, quand je dis, « le mur est tiède »,
cest absurde, cest du fétichisme. Descartes a haussé les épaules devant
cette illusion : le mur nest pas tiède du tout, cest moi qui suis
tiède ! Il en est de même pour la couleur rouge. Il ny a pas de rouge dans le
monde. Le rouge est une sensation, et cette sensation est absolument subjective,
originairement invisible. Les couleurs originaires sont invisibles, mais elles sont
étendues sur des choses par un processus de projection.
Le peintre va construire une toile,
cest une « composition ». Cest le terme que Kandinsky donne à
toutes ses peintures à une certaine époque, mais elles seront toujours des compositions.
La composition du tableau, cest justement la décision de lartiste de mettre
là du rouge et de mettre là du jaune. Or, pourquoi mettre là du rouge et là du
jaune ? Il y a deux explications. La première est que lobjet que vous peignez,
par exemple ce mur de briques dune maison hollandaise, est rouge. Alors vous mettez
du rouge. Au-dessus vous avez un ciel gris-bleu, alors vous mettez du gris-bleu. La
peinture a un modèle qui est dans le monde que vous voulez restituer, même si vous ne
voulez pas le photographier. Mais cette explication-là est sans valeur, car la plupart
des grands tableaux daspect figuratif nobéissent pas à cette loi de
construction. Si lon contemple par exemple une adoration des mages peinte au Quattrocento,
on peut admirer la scène où les mages arrivent couverts de vêtements merveilleux, en
apportant leurs présents devant lêtre le plus humble. Ce thème donne lieu à des
compositions merveilleuses. Il a été retenu parce quil permettait
lexploitation esthétique de la sensation. Or, aucun peintre na vu
ladoration des mages. Les peintres navaient aucune raison de faire que Gaspard
ou Balthazar aient un vêtement jaune plutôt que rouge. Ils navaient aucune raison
non plus de les représenter de telle ou telle manière. Le choix qui semble correspondre
à de riches vêtements de lépoque, le choix des couleurs na pu se situer
quailleurs, dans un autre lieu que celui de la représentation objective. Quel est
ce lieu ? Cest le pouvoir émotionnel de la couleur. Cest un objet de
réflexion classique depuis Gthe, mais qui devient fondamental pour Kandinsky se
donnant pour tâche détudier le pouvoir émotionnel de chaque couleur. Ainsi il
aperçoit que le jaune est une couleur agressive qui vient vers le spectateur, tandis que
le bleu est une couleur apaisante qui séloigne de lui. Donc on mettra ici du bleu
et là du jaune selon quon veut produire cette impression de la chose qui vient vers
vous, qui vous attaque, ou au contraire qui vous apaise. Toute couleur sera lobjet
dune analyse émotionnelle et dynamique, et cette analyse livrera la vraie raison
pour laquelle telle couleur a été utilisée. Et cette raison ne réside plus maintenant
à lextérieur, dans le visible, mais dans la capacité émotionnelle,
impressionnelle, de la couleur. Toute la loi de construction du tableau est arrachée au
monde pour être située dans une subjectivité radicale. On va pouvoir peindre non plus
le monde, mais lâme des gens, leurs émotions. Mais on peut aussi montrer que si le
peintre a choisi de représenter telle ou telle chose, cest parce que cette chose a,
en vertu de ses couleurs, cet effet impressionnel sur lui. Même la peinture dite
figurative est une confirmation de cela.
Si lon
considère les formes, la démonstration est encore plus éclatante. Cest
quune forme nest justement pas une sorte dentité extérieure,
cest lexpression dune force. Le point, la ligne droite, la ligne
brisée, etc., sont lexpression de forces spécifiques qui se déploient de manière
différente, continue ou par intermittence, dans une même direction ou en modifiant
celle-ci. Et la théorie des formes, qui renvoie à des forces, renvoie du même coup à
la subjectivité, parce que les forces habitent notre corps, notre corps vécu, notre
corps subjectif qui est notre corps réel. Par conséquent le monde des formes est, en
quelque sorte, un univers chiffré dont la vraie signification renvoie au jeu des forces
en nous, donc à la vie, car le corps vivant est un corps qui est fait de forces :
telle est lorigine de la peinture. Ici encore, cest un élément invisible, la
force invisible avec laquelle sidentifie le corps vivant, qui est le principe de la
composition de la peinture.
La peinture se donne comme thème
explicite dexprimer la vie et à cet égard elle rejoint la musique. Car la musique
na jamais voulu, si lon excepte la musique représentative dont tout le monde
reconnaît le caractère superficiel, imiter le bruit du vent ou celui de leau sur
les cailloux. Elle a toujours eu le dessein dexprimer la vie, donnant ainsi raison
à lavance à une phénoménologie de la vie. Elle nexprime rien, elle
nexprime pas lhorizon du monde, ni aucun de ses objets. Le premier penseur qui
a saisi lessence de la musique, cest Schopenhauer. Les autres se sont égarés
en disant quil sagissait de mathématiques, tandis que
Schopenhauer un des plus grands penseurs de tous les temps même si cest
un mauvais philosophe, on peut être un mauvais philosophe et un très profond
penseur a explicitement affirmé que la musique exprimait laffectivité.
On peut même concevoir que tout art, même le plus extérieur, exprime
laffectivité et renvoie au corps vivant.
Le corps est
lillustration saisissante de lidée que jai poursuivie dans toute ma
recherche philosophique sur la dualité de lapparaître, ce que jappelle la
«duplicité de lapparaître» : visible et invisible. Le corps se présente
dabord à nous dans le monde et il est interprété immédiatement comme un objet du
monde, quelque chose qui est visible, que je peux voir, toucher, sentir. Mais ce
nest que le corps apparent. Le corps réel, cest le corps vivant, le corps
dans lequel je suis placé, que je ne vois jamais et qui est un faisceau de
pouvoirs je peux, je prends avec ma main et ce pouvoir, je le
développe de lintérieur, hors monde. Cest une réalité métaphysiquement
fascinante puisque jai deux corps : visible et invisible. Le corps intérieur
que je suis et qui est mon véritable corps, cest le corps vivant, cest avec
ce corps-là que je marche en vérité, que je prends, que jétreins, que je suis
avec les autres.
Cest ce corps invisible qui
est dailleurs la source du désir : en présence du corps de lautre, je
perçois un corps visible, mais je pressens une subjectivité et cest elle que je
veux atteindre. Dans une théorie de lérotisme on pourrait montrer quen
vérité le désir et cest pour cela quil recommence
indéfiniment vise à atteindre quelque chose que je ne peux pas toucher dans
le monde, mais qui se touche lui-même hors monde et qui est justement la vie, la vie
invisible de celui ou de celle que je désire. En fait, tous les gestes du désir sont des
actes, en quelque sorte, symboliques dans lesquels jessaie de mapprocher de
lendroit où je coïncide par exemple avec le plaisir de lautre. Mais
cest un problème métaphysique de savoir si jai réellement accès à ce lieu
où lautre séprouve lui-même dans cette immédiation qui est la vie.
Par rapport à ce que vous
venez de dire sur le corps, vous développez une théorie du sujet...
Oui, et cela répond à
la question de limplication du corps dans luvre dart. Kandinsky
peint délibérément la vie. En rapport à ce projet fabuleux que la peinture na
plus à peindre le monde mais à exprimer la vie, au même titre que la musique, il y a
lidée, en effet, que la peinture est une médiation entre les êtres. Précisément
parce que les « éléments » de la peinture, selon son expression, ne sont pas
seulement objectifs mais aussi subjectifs. Par conséquent, celui qui regarde une forme
éprouve le même pathos que celui qui la conçue, dans la mesure où la forme ne
peut être lue que par la réactivation dans une sorte de
symbiose pathétique, au moins imaginaire , de forces qui sont en
vous, qui sont identiquement les forces du corps vivant du créateur ou du spectateur. Si
tel type de ligne exprime tel pathos, alors celui qui voit la ligne, la retrace, la
recrée avec des forces subjectives, il se trouve dans le même état pathétique que
celui qui la dessinée. Le trait de Paul Klee oblige implicitement celui qui regarde
un de ses dessins à revivre ce que Paul Klee a vécu. La réalité du trait est une force
tout à fait déterminée, par exemple une force qui inquiète, frémissante, qui change
sans cesse. Ce ne sont pas simplement des métaphores. Lintersubjectivité
saccomplit dans la mesure où le tableau est un ensemble, non pas de formes mais de
forces, non pas de couleurs extérieures transcendantes, mais dimpressions et
démotions. À ce moment-là il y a contemporanéité : le spectateur se fait
le contemporain des forces et des impressions que recrée en lui le tableau comme
imaginaire, dans son apparence extérieure. Cest vraiment une contemporanéité au
sens de Kierkegaard. Pour Kierkegaard, le croyant est celui qui se fait le contemporain du
Christ, alors que beaucoup de contemporains du Christ nétaient pas ses
contemporains ! Être contemporain, cela veut dire répéter dans une répétition
intérieure, dans la réactualisation de ce qui avait été actualisé autrefois.
Dans le cadre de la peinture, la
contemporanéité cest cette texture de forces et démotions intérieures dont
le tableau est lexpression. Expression qui nest pas séparée de ce
quelle exprime, sil est vrai quà chaque instant la réalité de la
couleur est dans limpression intérieure, que la réalité de la forme est dans la
force intérieure et que sans cette force intérieure la forme devient quelque chose de
mort. Les tableaux sont morts aussi longtemps quils ne font pas advenir cette
réactualisation dans une subjectivité qui peut être aussi bien celle du spectateur que
celle du créateur.
Vous parlez de
lintersubjectivité en tant que «communauté pathétique». Peut-on alors
considérer que lart serait la médiation éthique de lêtre-ensemble social?
Vous soulignez également la nécessité «dune phénoménologie de la vie
transcendantale» (10). La question qui se pose à ce moment-là, si
lon admet cette notion de transcendantalité de la vie, va dans le même sens :
peut-on dire, et pourquoi, que lart est une éthique de la communauté ou de
lintersubjectivité ?
Oui, certainement. Alors,
comment ? Je vous donne une réponse purement personnelle, qui est donc à prendre ou
à laisser. Nous sommes des vivants, mais cest une condition métaphysique
extraordinairement difficile à comprendre, et je dois dire que mon travail sur le
christianisme ma permis de mieux la cerner. Le caractère décisif de notre vie,
cest que nous sommes foncièrement passifs: ce nest pas nous qui nous sommes
apportés dans cette vie. Alors, comme cette condition de notre vie est invisible comme
notre vie elle-même, nous ny prêtons pas attention. En fait, notre vie est une
sorte dhistoire non séparée delle-même, dhistoire non
ek-statique,
cest une histoire où il ny a quun seul présent vivant, sans avenir, ni
passé. Nous sommes constamment avec nous-mêmes. Le moi ne peut pas se découper en
phases qui passent et en phases qui ne sont pas encore venues, ce découpage est irréel,
il ne surgit que dans la représentation. Le moi vivant est en effet une sorte dauto
- mouvement, dauto-transformation, comme une boule qui roule et qui ne se sépare
jamais delle-même. Or, cette condition de vivant, nous ne lavons que dans la
vie, dans une vie qui est à la fois la nôtre et pas la nôtre. Nous sommes des vivants
de par une vie qui vient en nous, qui devient la nôtre mais dans la venue de laquelle
nous ne sommes pour rien. Cest donc là une situation métaphysique tout à fait
radicale et, à mon avis, seul le christianisme a exploré cette situation avec la thèse
extraordinaire selon laquelle lhomme est fils de Dieu. Dieu est Vie. Cela signifie
que lhomme est un vivant généré dans la vie, dans la seule et unique vie qui est
la vie absolue, Dieu. Lhomme est donc un vivant dans la vie, de telle sorte que sa
vie est à la fois lui-même et plus que lui. On pourrait aussi expliquer cela
autrement cest dailleurs un thème nietzschéen et
soutenir que cette vie tend sans cesse à saccroître, cest-à-dire que la vie
nest pas quelque chose qui continuerait simplement, mais existe métaphysiquement
dans une condition qui est laccroissement de soi.
Prenons un exemple
précis. Chaque acte de voir tend à voir davantage, chaque acte de compréhension tend à
comprendre davantage, chaque acte damour tend à aimer davantage. De façon
étonnante, cest aussi ce que pense Marx. La vie est pouvoir daccroissement en
même temps quelle est pathétique, on peut dire quelle séprouve
soi-même continûment et ne sort pas de cette condition, sinon elle mourrait. Il y a ou
la vie ou la mort, et dès que cette réalité dont nous parlons ne séprouve plus
soi-même, il ny a plus que la mort. La vie qui séprouve elle-même tend donc
à séprouver sans cesse davantage.
Or, que se passe-t-il
dans luvre dart ? En elle, il y a comme une mise en éveil de ma
subjectivité, parce que les formes, les couleurs, les graphismes éveillent en moi ces
forces dont elles sont lexpression. Parce que ses couleurs, beaucoup plus que les
couleurs ternes et indifférentes du monde qui ne provoquent plus en moi que des
tonalités affaiblies, vont forcément actualiser ces tonalités et leur donner une
intensité dynamique et émotionnelle beaucoup plus grande. Il y a donc, par la médiation
de luvre dart, comme une intensification de la vie, aussi bien chez le
spectateur que chez le créateur. Cest une sorte dadvenue à la vie la plus
essentielle qui fuse en chacun de nous. Le créateur est alors quelquun qui
accomplit une uvre éthique, sil est vrai que léthique consiste à
vivre notre lien à la vie de façon de plus en plus intense. Je soutiens là des idées
qui proviennent de mon orientation actuelle où confluent lesthétique de Kandinsky,
le livre que je viens décrire sur le christianisme et peut-être aussi
lapprofondissement des thèses phénoménologiques que jai toujours
défendues.
A ses débuts lart
était religieux dans son essence, avant quil y ait une dimension spécifique de
lart qui suppose une dégradation de lhumanité. Quest-ce que la
religion ? Religio, cela veut dire un lien que létymologie
soit vraie ou fausse, cela na aucune importance, cest un schème de travail.
Ce lien pour moi, est celui du vivant à la vie. Cest le lien mystérieux et
intérieur qui fait quil ny a pas de vivant sans la vie une vie qui est
la sienne et plus que la sienne. Léthique a pour but de nous faire vivre ce lien,
cest-à-dire de faire que ce lien oublié soit revécu. Elle veut nous rendre à
notre condition métaphysique. Cest-à-dire faire en
sorte cest chrétien, mais ça pourrait être aussi bien
nietzschéen peut-être que le vivant, au lieu de retomber dans sa condition
circonscrite et limitée, éprouve la vie en lui, dans une sorte
dexpérience je ne dirais pas mystique, tellement ce mot est
imprécis , mais enfin, quand même, dans une intensification radicale de la
vie. Voilà ce que vise à susciter léthique. Puisque nous vivons ce lien, la vie
du vivant consiste à vivre, sans le savoir, son lien à la vie. Ce lien peut être
oublié. Au fur et à mesure que lhomme ne sattache plus quaux choses
matérielles et à leurs contingences, il est sans cesse détourné de son lien
véritable. Mais il peut le revivre, non pas par une réflexion intellectuelle, mais
probablement dans des expériences pures qui sont pathétiques. Léthique vise à
provoquer des expériences de ce genre, à nous mettre dans des conditions où, au lieu de
vivre dune vie perdue dans le souci du monde, nous revivons intérieurement ce lien
radical. Il existe également une sphère qui permet cela dans son principe, cest
lart. Lart est par nature éthique. Dans la mesure où lart éveille en
nous les puissances affectives et dynamiques dune vie qui est à la fois elle-même
et plus quelle-même, il est léthique par excellence. Il est aussi une forme
de vie religieuse. Cest la raison pour laquelle lexpérience esthétique est
fondamentalement sacrée et toutes les grandes uvres dart sont des uvres
sacrées qui ont un très grand pouvoir sur nous. Même en des temps
dincroyance comme aujourdhui des gens
indifférents à la religion sont bouleversés devant des uvres sacrées. Ce lien de
lart avec le sacré nest donc plus affirmé ici gratuitement comme chez
Heidegger, qui la fabriqué, lui, en faisant venir des dieux qui...
« ... ne mènent
nulle part » ?...
Des dieux qui étaient les dieux grecs, des dieux
quil avait trouvés chez Hölderlin... Eh oui, cest plein de dieux tout
cela ! Mais quel est le fondement des dieux chez Heidegger ? Laissons cette
question de côté et revenons au lien essentiel qui existe entre
lintersubjectivité, léthique, lesthétique et la religion. Pour moi,
lesthétique est une forme de religion au sens de lien fondamental, constitutif de
tout vivant transcendantal, avec la vie absolue il ny a pas dautre
vie dailleurs que la vie transcendantale. Il ny a pas dautre vie puisque
les biologistes eux-mêmes disent quils nétudient plus la vie, ils étudient
des particules matérielles. François Jacob soutient par exemple quon
ninterroge plus la vie aujourdhui en laboratoire. La vie nest
quune vieille entité métaphysique. Alors, ou bien il ny a pas de vie du
tout, ou bien il faut dire que la vie est la vie transcendantale. La vie transcendantale,
cest la cogitatio de Descartes, cest la sensation, laffection, la
passion.
La vie est la
transcendance ?
Ce nest
pas la transcendance. La vie est aussi une vie au monde, mais quand la phénoménologie
étudie lêtre-au-monde, elle croit parler de la vie. En fait, elle présuppose la
vie sans lexpliquer. Pour expliquer la vie, il faut tenir compte de cette dimension
dauto-affection où ce qui séprouve, séprouve soi-même, comme dans
toute douleur. Or, cette sorte dintériorité a été rejetée par les
phénoménologues à la suite du fondateur. Pour Husserl, cest beaucoup plus
complexe en réalité parce quil est revenu à limpression, mais pour
Heidegger, lhomme est directement au monde. Pour Merleau-Ponty aussi (11).
Pourtant, ils sont constamment obligés de présupposer cette vie.
La question se pose alors du
rapport entre cette transcendance là et la transcendance divine. Vous dites finalement
que la vie est auto-affection de soi, donc la vie se reconnaît elle-même. Or, chez
Lévinas, par exemple, cest quand même laltérité qui est première. Chez
vous il semble que ce soit lipséité de la vie...
Cest une
question quon me pose souvent. Je lai toujours éludée. Il faut distinguer,
à mon avis, deux sens radicalement différents de la transcendance. Dabord la
transcendance des phénoménologues qui désigne simplement le fait que ma conscience
atteint directement une chose. Transcendance au sens de Husserl, cela veut dire que la
conscience intentionnelle se dépasse vers un objet, y compris le plus humble,
quelle atteint immédiatement sans passer par une représentation. Elle atteint «la
chose même». Et cet objet, il est dit transcendant. La transcendance a ici le sens le
plus trivial. Cest lobjet transcendant par rapport à mon regard. Cela
entraîne une grande équivoque parce que le sens traditionnel du mot transcendance est un
sens religieux qui se réfère à Dieu. Et cela veut dire aussi quelque chose qui est hors
du monde, quelque chose qui est a-cosmique, comme la vie dont je parle, et qui, parce
quelle ne se montre pas dans le monde, est invisible : je ne peux pas la voir,
ni la toucher. Il y a là une équivoque énorme. Il sagit de deux sens totalement
différents de la transcendance ! Or, le coup de génie et lambiguïté de
Heidegger, cest davoir écrasé un sens sur lautre. Cette façon
datteindre la chose dans le monde et dêtre au monde, qui était le
«transcendant» de Husserl, a été le transcendant de son Être à lui.
« LÊtre transcendant » de Heidegger, cest cet horizon
dextériorité, dailleurs déjà insaisissable, où jatteins toute
chose. «LÊtre est le transcendant pur et simple», dit-il. Il y a là un
escamotage et une source de confusion parce que les gens ne peuvent pas reconnaître ses
dieux, surtout quand on a défini traditionnellement Dieu en tant quÊtre absolu,
comme dans toutes les conceptions scolastiques ou théologiques. Alors, puisque
lÊtre heideggerien nest pas le même que lÊtre traditionnellement
identifié à Dieu, lÊtre semble revêtir plusieurs sens. Dieu, pour moi cest
la vie, dailleurs pour le christianisme aussi, pour le Christ aussi. Dire que
lhomme est fils de Dieu, cest le définir par la vie. Tel nest pas le
cas du caillou, lequel nest pas le fils dun autre caillou. La problématique
de létant, de lÊtre de létant, de leur différence, apparaît
secondaire et étrangère à la problématique fondamentale et originelle de la relation
du vivant à la Vie.
Jen viens à
Lévinas.
Chez Lévinas, qui mavait consacré un cours à la Sorbonne(12), il y
a une certaine disqualification de lintentionnalité et du sujet, parce que
lintentionnalité, cest «Je pense quelque chose», avec une sorte de
domination du sujet sur lobjet. Lévinas, je crois, a renversé ce rapport à la
suite de la lecture de LEssence de la manifestation (13). Pour
lui lhomme nest pas « maître et possesseur du monde », ce
nest pas Je qui commence car, en fait, je suis atteint par lAutre.
Si le rapport à lAutre nest plus le rapport du sujet à lobjet, si le
sujet est en quelque sorte frappé et même posé dans son être par quelque chose
dautre qui le met là où il est, tout est à repenser. Mais quel est le statut
phénoménologique de laltérité chez Lévinas ? Son Autre est ambigu :
est-ce lautre ou est-ce Dieu, ou lautre est-il la façon dont Dieu me
frappe ? Cette philosophie qui a voulu renverser le rapport est grandiose, elle a
fondé une éthique, elle a mis le sujet sous le regard de lAutre, ce que Sartre
avait dailleurs déjà fait dune certaine façon (14). Mais,
encore une fois, de quel Autre parle-t-on ? Je me demande si la question éthique de
laltérité ne renvoie pas secrètement à une question phénoménologique plus
essentielle encore : celle dune autre phénoménalité, dun autre
mode de manifestation et de révélation qui est précisément la Vie. Si lon se
place dans une philosophie de la vie, il y a aussi une altérité : cest celle
que signifie la vie pour tout vivant. Seulement ce rapport ne peut plus être compris
comme un rapport ek-statique, mais comme un rapport pathétique.
Cest le problème du
visage ?
Oui, mais alors quel est le
statut phénoménologique du visage? Pour moi la vie est sans visage. Je crois quil
y a une altérité fondamentale dans la vie. Legologie est dépassée, dans la
mesure où il y a une naissance transcendantale de lego. Je ne pars donc plus de
lego cogito, comme Descartes, mais je soutiens que lego a été
apporté en lui-même. Cest la théorie de lipséité: lipséité
nest pas du tout une egologie, on ne peut pas confondre ipséité et ego, parce que
lego nest un ego que sur le fond dune ipséité qui le donne à
lui-même et dans lequel il nest pour rien. Autrement dit, il ny a dego
et de moi que par une ipséité fondamentale qui est le Soi, et qui est le Soi de la vie.
La vie
la vie absolue, la vie qui sauto-génère, qui est la vie dont parle Maître
Eckhart, la vie qui sauto-affecte en un sens radical , en
séprouvant soi-même, génère en elle une ipséité. Dans cette ipséité, et par
elle, sont possibles de multiples moi et de multiples ego. Jai montré dans mon
livre sur le christianisme comment lego est engendré à partir dune ipséité
fondamentale, elle-même engendrée à partir dune vie absolue. Il y a un processus
de naissance transcendantale de lego et le seul penseur qui lait aperçu sans
toutefois le théoriser, cest Kierkegaard. Il a affirmé que nous sommes un Soi
transcendantal, un Soi avec un grandS, quil ny a pas dhomme
indépendamment dun Soi transcendantal puisquil ny a pas de définition
biologique de lhomme. Si lon dit que lhomme est un animal «rationnel»
on se heurte au fait que la raison est impersonnelle et en plus elle est sujette à
caution car on peut concevoir dautres raisons que la nôtre, ce qua fait
Descartes puisque, pour lui, les vérités rationnelles sont créées. Il y a
dautres mondes possibles. Il y a donc dautres structures dappréhension
des choses. Mais ce nest pas le cas pour le Soi, parce que le Soi est quelque chose
qui se rapporte à soi absolument et selon une relation infrangible qui ne peut être
autre que ce quelle est. Se rapporter à soi, ce nest pas un rapport
ek-statique, mais un rapport pathétique.
Il y a bien une
transcendance au sens traditionnel, mais cette transcendance nest pas du tout
ek-statique, elle est la relation, impensée jusquà présent, du vivant à la vie,
quon peut lire comme lépreuve que le vivant fait de la vie, qui est, au fond,
lépreuve que font tous les mystiques et que les gens vivent sans le savoir. Ils
vivent cette épreuve parce quils ne sont rien dautre que cela, mais ils la
vivent sans le savoir parce quils vivent dans lhébétude, dans une espèce de
fascination à légard du monde de laliénation radicale, dans un état que le
monde moderne accroît vertigineusement avec les médias, ces images qui sont
lanti-art. Car, limage de lart, cest la résurrection de la vie en
nous.
On peut essayer de
comprendre cette relation du vivant à la vie comment la vie génère en elle
le vivant à la manière de Maître Eckhart. Alors là, il faut carrément se
placer en Dieu, que nous ne sommes pas, pour comprendre comment dans la vie est
nécessairement généré pour quelle soit la vie
un premier vivant. La vie ne peut être quun Soi. Cest au fond ce que dit le
christianisme. Cest la seule pensée profonde et intelligente sur lhomme.
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