"Ma réponse,
là, est très précise, elle est négative. Pourquoi? Le temps phénoménologique, le
temps qu'ont étudié Husserl et Heidegger, est encore un temps ek-statique, c'est à dire
un temps éclaté. L'horizon, ce trou de lumière qui est le monde, est un horizon plus
lointain. C'est un horizon irréel, tridimensionnel, c'est à dire constitué par ce que
Heidegger appelle trois ek-stases et qui sont celles du futur, du présent et du passé.
Dans cet horizon ek-statique les choses coulent du futur au présent et au passé.
Heidegger le dit littéralement: la présence se présentifie à partir de trois ek-stases
qui font que les choses sont là dans le venue au présent, à partir de l'horizon du
futur et dans leur glissement au passé. Cet horizon du futur, pour l'homme, est borné
par la mort. Et c'est ce qui vous a amené à dire ce que vous avez dit."
Michel HENRY vient de présenter, dans un raccourci, la pensée de
Heidegger: voir venir, voir passer. Il va maintenant se situer par rapport à cette
pensée et présenter le dépassement qu'il opère. (note de Joseph)
"Or, tout cela ne concerne
que la phénoménalité ek-statique. La temporalité de la vie, elle, est totalement
différente. Et par conséquent, vous ne pouvez plus dire ce que vous avez dit car la
temporalité de la vie n'est pas ek-statique. Bien sûr, la vie se projette sans
cesse vers son avenir et vers son passé, mais c'est la vie au monde, qui se représente
dans le monde, qui se jette dans le monde. La vie en elle-même toutefois, à l'endroit
où elle touche à elle-même, n'est pas dans le temps ek-statique. Le vivant, c'est
quelque chose qui touche à soi, sans l'écart d'aucune distance, sans différer de soi
d'aucune façon, qui s'éprouve soi-même en un sens radical. Notre moi vivant, notre Soi
transcendantal ne se coupe jamais de soi. Et donc, il faut penser une temporalité
pathétique, c'est à dire une temporalité où ce qui se transforme ne se
sépare pas de soi. C'est ce que j'ai essayé de faire. Il faut décrire une temporalité
sans intentionnalité, un simple devenir affectif. La vie ne cesse d'être éprouvée,
même si les modalités de cette épreuve ne cessent de changer."
Mais là on tombe sur la butée de
la mort?
"Non, il n'y a pas de mort, justement. Il
n'y a pas de mort, ou alors il faut en parler tout autrement, il faut travailler avec une
philosophie radicalement différente. Parce que la butée de la mort, c'est la butée de
la mort devant moi dans le monde. Il faut que je pense le monde pour que je pense la mort.
Je me dis: je suis âgé, dans six mois peut-être, ou plus tard, je serai mort. Mais on
raisonne alors dans l'ek-stase. Or, là où il y a la vie, dans son essence intérieure il
n'y a plus d'ek-stase, ni passé ni futur. C'est très difficile à comprendre, mais
certains auteurs en ont eu l'intuition. Par exemple, Maître Eckhart quand il dit: <Ce
qui s'est passé hier est aussi loin de moi que ce s'est passé il y a quinze mille
ans>. Cela montre qu'il n'y a pas de rapport entre le moi et le temps
ek-statique, il
n'y a pas de mesure de l'écart..."
Michel HENRY le 6 Juin 1996 - propos recueillis par Magali UHLet Jean-Marie
BROHM- Revue Prétentaine Esthétiques N°6- Université Paul Valéry, route de Mende, BP 5043 - 34032 Montpellier cedex.1
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