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Rubrique philagora
http://www.philagora.net/philo-fac/index.htm
Michel HENRY
entretien,
sur le panthéisme, sous le chapiteau de Philagora à
Montpellier, pour "La Comédie du Livre", le Dimanche 17 Mai 98 à 15 heures.
"La
crise du monde actuel comme oubli de la vie"
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Joseph Llapasset:
Monsieur le professeur, je reconnais qu'il y a une question qui me trotte
dans la tête, depuis Noël 1998, à suivre votre oeuvre dont j'ai commencé l'étude avec
L'Essence de la manifestation, en 1968:
Lachièze-Rey affirme avec force que la tentation du XXème c'est le
panthéisme et que c'est plus qu'une tentation, en particulier chez Bergson et chez
Merleau-Ponty. Je suis enclin personnellement à suivre cet auteur et à trouver son
jugement éclairant et pertinent. Pour la postérité qui, au XXIème siècle, étudiera
votre oeuvre, il sera important de savoir, de votre propre parole, comment vous situez
votre oeuvre par rapport au panthéisme. Est-ce que dans votre parcours le panthéisme a
été une tentation?
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Michel HENRY:
Le panthéisme n'est pas propre à notre époque: c'est une pensée qui
s'est déployée à toutes les époques. Déjà dans l'antiquité, déjà à la
renaissance.
Alors je crois que c'est une question très importante et, moi, je l'ai rencontrée sans
m'en apercevoir, parce que le premier travail que j'ai fait était un travail sur Spinoza
qui passe pour un philosophe panthéiste ce qui n'est pas évident mais enfin...
Je reviens tout de suite à la question: comment je me situe par rapport
au panthéisme?
Quand j'ai fait mon mémoire d'étudiant, je ne me suis pas posé la question du
panthéisme: j'ai passé une année à ne faire que lire Spinoza, notamment l'Ethique:
ça m'a beaucoup intéressé, ça m'a certainement beaucoup influencé. Ensuite,
paradoxalement, quand je me suis mis, en tant que philosophe à étudier la vie, je ne me
la suis pas posée, non plus. Votre question est tout à fait légitime.
Je précise tout de suite, quand il s'agit de la vie, que la vie dont nous
parlons aujourd'hui, nous philosophes, n'est plus la vie dont on a parlé dans
l'antiquité et à travers l'histoire de la pensée de l'occident, pour cette bonne raison
que, pour les grecs, l'animal par exemple était quelque chose de vivant dans un sens
très proche de ce que nous sommes nous, alors que, aujourd'hui la biologie s'est emparée
de la vie pour ainsi dire: il faut bien faire attention, que ce n 'est pas ça qu'elle
étudie: l'affirmation fondamentale de François Jacob dans un livre fameux qui s'appelle La
logique du vivant est qu' aujourd'hui on n'étudie plus la vie en laboratoire. Il
faut bien comprendre cette parole décisive, pourquoi? parce que la vie cela veut encore
dire la vie au sens d'un vivant, alors qu'en biologie qui s'appuie sur la chimie et qui
s'appuie sur la physique de pointe et qui le fera de plus en plus, il s'agit de processus
matériel: la parole est aux sciences dures c'est à dire à la biologie, à la physique et
à la chimie.
En ce sens (peu de gens le disent clairement) il va y avoir une
ambiguïté constante: on ne sait pas de quoi on parle: les biologistes en fait sont des
chimistes ou des physiciens en puissance et on ne peut nier les progrès fantastiques de
la physique au début du XXème siècle. Mais alors qu'est-ce que c'est que la vie?
Aujourd'hui, on ne peut donner le mot
vie qu'à quelque
chose qui est foncièrement différent des processus matériels et qui en diffère par
cette différence abyssale que nous ne sommes même pas capables de penser et qu'a pensé
Descartes, comme par hasard, 20 ans après que Galilée ait trouvé la science moderne, en
disant que, ce que la science a à faire c'est à étudier d'un savoir géométrico
-mathématique, l'univers matériel. Dans l'objet de la science moderne il n'y a
donc pas de vie: comment y aurait-il un Dieu au sens du monothéisme, cela n'a
pas de sens? Bien entendu à partir du moment où, comme on a tendance à le faire dans la
modernité, on a tendance à, sans le savoir, identifier le savoir avec la science,
on franchit des abîmes, parce que malheureusement la philosophie n'est pas toujours à
l'oeuvre, je ne dirai pas contre la barbarie, mais contre les idéologies. Il faut bien
distinguer la science et le scientisme qui n'est pas mort au siècle dernier: il y a
scientisme partout où l'on croit que la science, au sens moderne, c'est la
connaissance géométrique des particules matérielles, géométrie tout à fait
dépassée que ce soit par celle d'Einstein ou de Niels Borr. On croit que c'est cette
connaissance là, la connaissance de l'univers matériel, qui est la seule qui existe. Au
moment où l'humanité tente de la maîtriser. Marx avait vu cela: la nouvelle technique
ne repose plus sur le travail vivant, sur la subjectivité des individus vivants, mais sur
les sciences de la nature, c'est à dire sur la connaissance physique de l'univers
matériel.
Alors qu'est-ce qui reste en dehors de cela?
La vie en un sens très simple, c'est la vie que Descartes n'a pas nommée
de cette façon: il a très bien compris que cette vie dont parlait les grecs pouvait
être réduite à une activité d'ordinateur puisqu'il a inventé la théorie des animaux
machines, c'est à dire des automates. Naturellement il n'a pas dit cela parce qu'il le
croyait comme on le croit aujourd'hui: comme c'était un type super intelligent il savait
ce que ses adversaires allaient penser, et comme il voulait parler de l'âme, il voulait
montrer qu'elle est immortelle; Il ne faut pas oublier que lorsque Descartes écrit le
texte le plus fondamental de la pensée moderne il a deux projets:
Premièrement, établir que l'âme est immortelle dans les Méditations
de métaphysique et de Philosophie première, dans ce premier projet comme
l'a montré mon ami Jean-Luc Marion. Le second projet, parce que le premier était trop
difficile à tenir pour lui, cela a été d'établir que l'âme était immatérielle. Ce
qui veut dire qu'au moment où il fonde la science moderne (avec Galilée) qui est la
science de la matière, il y a autre chose que la matière, il dit c'est l'âme.
Ce n'est pas du tout l'appel à la raison impersonnelle: il y a quelque chose qui
diffère de la matière: ce qui caractérise la matière c'est qu'elle ne sent rien et
qu'elle ne se sent pas soi-même, alors commence, une dimension extraordinaire d'existence
absolument impensée et fâcheusement oubliée par l'enseignement idéologique qu'on donne
aujourd'hui, à l'exception de quelques classes privilégiées: c'est de
reconnaître qu'il y a autre chose, justement ce qui sent et ce qui se sent soi-même.
Il appelle ça cogitatio (d'un mot latin) parce qu'à cette époque les gens aimaient
parler latin mais d'un mot tout à fait malheureux parce que cela désigne le je pense:
moi je suis en train de penser devant vous, je pense que 2 + 2 = 4. Cela commence à
quelque chose qui, au lieu d'être de la mort, s'éprouve soi-même et que Husserl
appellera la vie transcendantale.
Il faut savoir que cette expression savante désigne la condition humaine
prise à la racine. Quand il y a une sensation, (parce que le prototype de la cogitatio
pour Descartes c'est la sensation, dont il commence par dire qu'il ne faut surtout pas la
rapporter au corps, parce qu'alors on se fourvoie complètement), c'est ça la nappe de
l'existence humaine. Il ne faut pas paniquer quand on voit apparaître transcendantal
et dire: qu'est-ce qu'ils sont en train de raconter? C'est une distinction
extrêmement difficile à comprendre parce que en fait, paradoxalement, Descartes a
toujours dit que l'âme était plus facile à connaître que le corps au sens du corps
matériel: il a dit que la seule chose qui relevait d'une connaissance certaine c'était
l'âme: il n'a pas dit que c'était des croyances périmées. et il a montré que tout
reposait sur un savoir primitif d'un autre ordre: Moi je l'appelle la vie parce que ce
n'est pas la pensée, parce que la pensée est toujours la pensée de quelque
chose: je pense que la table est ronde, qu'elle est peinte de telle couleur que
vous êtes en train de m'écouter avec beaucoup de gentillesse et d'attention. Seulement
la vie ce n'est pas ça originellement. Quand il y a une pure souffrance
il n'y a rien d'autre que le pathos de cette souffrance, c'est à dire une auto
révélation de la sensation de la passion. Et même chez Kant, que le fondement de
l'univers réel c'est la sensation, parce que tout ce que dit Heidegger sur l'ouverture au
monde, sur le fait d'être au monde, l'être au monde dans sa pureté, ne peut pas
expliquer la moindre existence. Et pour l'expliquer il faut remonter à la
sensation. Il y a une sorte de choc émotif qui est l'empfidung, impression originaire
(Urimpression). Partout où il y a l'homme il y a cela ou alors il n'y a pas d'homme. La
phénoménologie née avec Husserl a étudié uniquement le da sein, c'est à
dire l'être au monde l'ouverture au monde. Il fait sa démonstration sur un objet
matériel: là le magnétophone, il a l'air de m'écouter mais vous comprenez qu'il n'est
pas ouvert au monde: il n'a pas de monde, aucun environnement ne règne autour de lui,
autrement dit le magnétophone ne touche pas la table. La table qui est là ne touche pas
le mur (c'est la parole même de Husserl), parce que pour toucher le mur il faut le voir,
il faut le sentir, il faut le toucher donc il faut déjà être ouvert au monde au sens
d'être là au milieu des choses et donc c'est une définition métaphysique de l'homme
que le da sein: chez Husserl elle s'appelle intentionnalité et j'essaie de
montrer que avant cette ouverture au monde il y a un auto sentir qui est purement
affectif que c'est là que ce déploie l'origine du monde.
Je n'ai pas répondu à votre question?... (Michel Henry va reprendre
pour que tout le monde comprenne qu'à partir du moment où la vie est d'abord présence
à soi, on ne peut imaginer une vie inconsciente immergée dans la nature comme une force
aveugle et que dans ces conditions on ne peut parler de panthéisme à propos de la
pensée de Michel Henry- note de Joseph).
J'y viens, il y a toujours un préalable nécessaire en philosophie.
Joseph Llapasset me demande si la vie ... peut être immergée dans le tout...
Eh bien, là c'est en effet une question. Si on admet que le cogito chez Descartes, ça
veut dire la vie transcendantale au sens de Husserl, au sens de ce s'éprouver
soi-même, ce qui fait que nous sommes différents de toute chose dans le
monde, d'une équation mathématique, ce qui fait la spécificité de l'être humain, sa
condition propre. Eh bien, Descartes quand il dit cogito, il dit ego cogito;
C'est à dire que parlant de cette nappe pathétique que j'appelle moi, cette sorte de
couche fondamentale de l'être humain, que nous éprouvons nous-mêmes avant tout regard
(il y a un sentiment pur de l'existence qui a été appelé par Rousseau sur qui il y a
une page d'internet de Philagora) Descartes ne dit pas comme les philosophes français lui
ont fait dire: il y a la chose et par ailleurs il est pensé, il ne dit pas il est pensé
la chose mais il dit je pense: ego cogito. Cela implique
toujours des ego; Voilà donc l'ouverture d'une dimension extraordinaire qui
n'existait pas dans l'antiquité, qui n'était pas nettement aperçue, qui était
confondue plus ou moins avec l'apparaître de la nature, avec le monde, avec la
visibilité. Il n'y avait pas cette espèce de distinction radicale qu'il y a
précisément dans les religions qui sont avant la Grèce: c'est pour ça
que Lévinas a eu raison de regarder avant la Grèce et que Heidegger
s'est levé trop tard, c'est à dire qu'il a commencé avec la Grèce.
Je comprends ce que veut dire Descartes: c'est comme une douleur, quelque
chose qui s'éprouve soi-même. Une douleur vous ne la voyez pas, comme une angoisse: tout
le monde est angoissé aujourd'hui mais vous n'avez jamais vu votre angoisse au coin de la
rue.... L'angoisse, tout le monde l'a éprouvée mais personne ne l'a vue. Donc il
y a un invisible. Descartes ouvre la dimension de l'invisible qui est quand même
la dimension propre des religions. Descartes ne dit pas la vie transcendantale, il dit ego:
je vis. Et d'ailleurs Husserl répétera ça: il dira: quand par hasard
il désignera le cogito, sous le nom de cogito, je pense ça veut dire je vis,
il dira JE.
Voilà pour répondre à la question de Joseph Llapasset:
Comment Descartes répond à votre question, je vais vous le dire: Descartes
dit je pense donc je suis ce qui veut dire entre parenthèse que l'être n'est jamais
premier, donc il y a toujours avant un don, il découle de quelque chose; Il faut que
quelque chose apparaisse, soit sentie: mais, par ailleurs, Descartes répond à la
question en disant je pense. Quant au fait de savoir que c'est moi qui pense, c'est là
quelque chose de tellement évident qu'il n'est besoin de rien expliquer,
utile de rien ajouter pour l'expliquer. Quand un penseur découvre quelque chose
d'extraordinaire, il y a forcément dans cet extraordinaire quelque chose qu'il ne
voit pas; Et cet extraordinaire c'est que ce que j'appellerai un auto-sentir et
un ego. Donc le panthéisme est exclu dans une telle pensée. En effet un
ego ou comme on dit en philosophie une ipséité, un soi, un soi transcendantal, fait que
je n'ai jamais été tenté par le panthéisme, que je ne me suis pas posé cette
question, à tort; j'ai toujours eu à faire à cette idée qui est réfutation de la vie,
chez Schopenhauer d'où dérive toute la pensée moderne, et chez Freud qui est un
héritier de Schopenhauer, et chez beaucoup d'autres: pour eux la vie c'est
quelque chose d'impersonnel c'est quelque chose d'anonyme, d'inconscient et par
conséquent une force brutale. Et c'est la raison pour laquelle avant mon intervention
dans la phénoménologie française, il ne fallait pas parler de la vie parce que la vie
ça voulait dire le nazisme ou alors (ça avait droit de cité dans la mesure où ça
voulait dire l'inconscient freudien; Freud c'est une mine de contradiction très féconde:
il dit que c'est l'angoisse); La vie est forcément un vivant. J'ai
essayé de l'établir essayé de montrer comment et pourquoi il ne peut pas y avoir de vie
impersonnelle mais pourquoi la vie est toujours sa vie. Ce qui était une intuition des
monothéistes: le Dieu même est personnel. Dans les religions issues du judaïsme le Dieu
et le fils de Dieu sont des individus. C'est quelque chose qui n'est pas ajouté de
l'extérieur à une essence préalable: c'est le fait que la vie ne peut
s'éprouver soi-même que comme un soi et que dans la mesure où ce soi est effectivement
éprouvé, c'est forcément le vôtre, le mien.
C'est ce qui m'a intéressé dans le christianisme, j'ai montré comment,
si on lit Jean qui m'intéresse particulièrement car c'est quelqu'un d'effarant, il n'est
pas concevable (avec l'idée qu'il se fait de la vie) qu'elle ne soit pas le Verbe et le
Verbe c'est le contraire de l'inconscient, c'est une révélation, c'est une parole: il y
a un logos fondamental et en plus c'est chaque fois quelque chose d'individuel; Déjà
c'est implicite dans le judaïsme parce que Dieu parle toujours à quelqu'un et le
quelqu'un lui répond, c'est un dialogue étrange.... Est-ce que sont des fables ou est-ce
que cela tient à la racine métaphysique des choses qui comme le disait gentiment Joëlle
tout à l'heure va plus loin que notre pensée moderne qui me paraît, comment dirais-je,
quelque peu superficielle: il y a donc des intuitions qui sont absentes du champ
biologique ou culturel où nous vivons, et dans lequel on nous éduque.
Dans ce champ se passe aussi l'évolution de la technique et de l'économie, je
regarde pas les nouvelles heureusement, ça me rendrait neurasthénique...
On finira par avoir 3 constructeurs automobiles dans le monde: on nous explique que ce
sera merveilleux; passons... Naturellement voilà pourquoi je me suis intéressé à Marx
parce que tout ce développement qu'il est le seul à avoir compris vraiment, il l'a
toujours vu à partir de cette base d'individus: il n'a jamais pu penser ça comme la
science moderne, la science objective qui imite la physique (comme l'économie). La
physique, la chimie, la biologie ont parfaitement le droit de procéder comme
Galilée leur a dit de faire: c'est à partir de là que ça a commencé. c'est le seul
qui ait appliqué la géométrie à l'atomisme et à partir de là il a ouvert le champ de
la science moderne. Mais les autres sciences veulent faire pareil! elles
croient qu'il y a des objets, qu'il faut trouver les lois de ces objets, que ces objets se
montrent objectivement, dans l'évidence etc...
Une dernière remarque sur Descartes: lorsque Descartes va découvrir
l'essence intérieure de la souffrance, de ce qui permet à chacun le sentiment de
s'éprouver lui-même avant d'éprouver quoi que soit d'autre, alors il a donne congé à
l'évidence, au voir. Le cogito surgit dans la deuxième Méditation
Descartes dit des choses sensibles dont il faut faire la connaissance, des choses
intelligibles qui nous permettent de faire cette connaissance, la géométrie et la
mathématique, avec l'hypothèse du malin trompeur qui veut dire l'évidence: l'évidence
c'est ce qu'on voit devant, or nous voyons devant non seulement les choses sensibles mais
le pur rapport abstrait, ce que veut dire plus grand que; plus grand que c'est l'objet
d'une intuition au même titre qu'une chose spatiale. Descartes a douté de ça, il a
douté de tout et donc il a mis en cause l'évidence, la vision. C'est à ce moment là
seulement qu'il a découvert non pas la cogitatio mais cette révélation par laquelle une
angoisse se révèle à elle-même; Or dans l'angoisse il n'y a pas de monde.
Alors il dit l'idée c'est la forme de toute pensée.
Il faut comprendre que lorsque quelqu'un a fait une découverte
essentielle dans l'histoire de l'humanité, il ne sait pas comment dire: il n'existe pas
de système conceptuel, pas de terminologie , c'est à dire de mot, pour dire ça. Voilà
pourquoi la philosophie c'est du charabia: lorsque Husserl veut vous dire ce qu'il veut
dire il utilise transcendantal qu'il n'emploie d'ailleurs pas dans le sens de Kant: ça
devient difficile, voilà pourquoi d'ailleurs il y a des professeurs de philosophie pour
ça et donc il faut que tout le monde gagne sa vie, il faut maintenir quelques emplois
assez importants...
Descartes, congédie l'évidence, lui le mathématicien.
On ne cessera de nous répéter pourtant, de nous seriner pendant toute notre
vie (même des gens qui n'y connaissent rien) que la vraie connaissance c'est la
connaissance mathématique d'un monde réduit à un monde de trois, quatre dimensions
alors qu'il peut y en avoir autant qu'on veut...
Descartes voit l'homme comme une âme, le reste ce n'est pas de l'homme, dans une espèce
d'éclair fulgurant d'humanité se produit un partage: il y a la science qui va se
développer, (on ne va plus parler que de ça) et l'autre découverte fulgurante,
le soi, on ne va plus en parler du tout, sauf dans les cercles fermés de la
recherche phénoménologique. Et encore il y a des tas de bonshommes comme Heidegger qui
diront: il n'y a pas d'intériorité!
La crise du monde actuel, c'est ce déséquilibre: pourquoi n'a - t -on
été attentif qu'à l'une des fondations cartésiennes et pas à l'autre? Nous sommes
tous victimes de ce déséquilibre. Surtout que la science est spectaculaire alors que
l'invisible....
Evidemment quand ça commence à s'appeler l'angoisse c'est différent,
quand ça commence à s'appeler une expérience originaire du temps, c'est à dire de la
temporalité, quand on voit que c'est là que ça se passe ... que par exemple c'est très
difficile de savoir s'il y a un temps dans la nature, le temps qui nous sépare du big
bang. Est-ce qu'il y a un temps?
IL y a une sorte de
barbarie sur le plan
intellectuel une sorte de lacune abyssale, comme s'il fallait se presser
de croire que toute science est objective. Ces savoirs sont d'un autre ordre, quand on
réfléchit aux questions que se posait Nils Bor, au formidable travail d'imagination
qu'il a fait pour connaître quelque chose qui lui échappe. Car la grande rupture
dans la physique, le grand progrès c'est le moment ou les paramètres sont devenus
indéterminés, ont été mangés par l'indéterminisme. Plus on connaissait, plus il y
avait quelque chose de fuyant. Or il se trouve que pour l'âme c'est comme ça: dès qu'on
veut connaître l'âme, on se trouve en présence d'une situation analogue à celle de la
physique quantique, c'est qu'on ne voit pas. Donc tous les repères,
toutes les structures d'évidence qu'on possède ne jouent pas; et cependant si nous
devons penser cela, la pensée use de l'évidence, donc penser l'âme est une
aporie.
Ce qui est très intéressant c'est de voir comment cette aporie est
surmontée: de deux façons, par ce que Husserl appelle la réduction (et là il se
casse la figure parce qu'il essaie de penser sa vie transcendantale): il dit au début, si
je perçois je peux avoir l'évidence de mon acte de percevoir la table, de ma cogitatio.
Si je suis cogitation, comment je connais la cogitation? Et bien par une évidence,
par une vue claire et nette ... et puis après il ne trouve plus rien, un flux
héraclitéen, qui disparaît. Comment penser ce qui n'apparaît pas dans la sphère de
visibilité? Il faut voir avec les yeux de l'esprit: c'est l'aporie!
Alors il faut dire deux choses: qu'il y a une méthode en phénoménologie
qui est aussi difficile que la méthode en physique quantique, et puis il y a autre chose,
c'est que la question est déjà résolue! Comment connaître la douleur si je ne peux pas
la voir? Il se trouve que je la connais déjà! Comment? par la douleur elle-même,
c'est
ça qu'on appelle la vie. c'est le fait que, à cette question sans solution, sur
le plan de la pensée, la réponse a toujours déjà été donnée. Et c'est ça qui va
s'appeler Dieu ou la vie dans les monothéismes. C'est au-delà de la Grèce qui n'a
pensé que l'intelligible. Ce que Platon a compris c'est qu'il y avait des archétypes
intelligibles et qu'il fallait les connaître pour connaître les choses. Je ne peux
connaître une table si je suis livré à ma sensibilité, mais c'est parce que j'ai
l'idée de la table que j'organise toutes ces sensations qui ne serait que chaotiques sans
ces idées. J'ai idée de la table, j'ai l'idée d'êtres humains, j'ai l'idée de la
tente (plac!) tout cela est plaqué: alors je perçois ce qui est là.
Mais si c'était livré à la sensation pure je serais complètement perdu, comme un être
vivant plongé dans un autre milieu.
Alors voilà pourquoi pas de panthéisme, parce que toute vie est
nécessairement individuelle c'est à dire que tout affect ne peut s'éprouver qu'à la
manière d'un s'éprouver soi-même et donc qu'il y a un soi à l'oeuvre là dedans.
Il y a quand même quelques réflexions majeures sur le soi, chez Freud,
chez Kierkegaard dans un texte très court et lumineux qui s'appelle Le traité du
désespoir où il dit ce que c'est que le soi, que le soi est forcément
désespéré: il y a une angoisse qui monte du soi et cela appartient à sa structure
même. C'est extraordinaire! il y en a autant à connaître que dans la physique
quantique. (il y a moins de crédits..., on fait comme on peut). On arrive quelques fois
à toucher 10 000 frs tous les 10 ans pour dix facultés qui se mettent ensemble pour la
philosophie. Au CNRS quand j'y étais, je m'en suis rendu compte, si vous demandez un
crayon, si vous demandez 105 frs, 50, il n'est pas possible de l'avoir. Si vous demandez
105 milliards lourds, alors là on commence à dire ça doit être intéressant.
Jean-Marie SAYAD (un lycéen de terminale S):
Monsieur le professeur, vous avez parlé tout à l'heure de la souffrance comme si elle
avait sa source dans l'intériorité alors qu'elle semble provenir de l'extérieur.
Pouvez-vous nous expliquer ce point?
Michel HENRY:
la souffrance n'est possible qu'à l'endroit où il y a quelque chose qui se
touche soi-même. Dans l'extériorité rien ne se touche. La table ne touche pas le mur,
le magnétophone ne touche pas la table. Dans le monde rien ne se touche soi-même. Ce qui
se touche soi-même est invisible. Naturellement cette souffrance se projette sur les
choses. Par exemple le danger c'est la peur. Si vous voyez un film expressionniste, tout
ce qui est filmé c'est fait pour donner peur, parce que justement parce que les choses ne
sont jamais les choses au sens de la physique ou de Galilée, ce sont toujours des choses
qui ont une couche, elles sont justement dangereuses ou pas: si vous faites de la
montagne, là il y a mille mètres, vous avez peur, c'est votre angoisse qui fait que tout
ça est dangereux. S'il n'y a pas votre âme, vous ne pouvez pas savoir qu'une chute de
pierres là-bas va tuer des gens. C'est toujours à partir de ce savoir intérieur que la
souffrance vient toujours. Et tout ce qui est humain vient de l'intérieur. Cela
n'empêche pas de se projeter sur les choses, comme une sorte de couche affective
qui fait que l'eau paraît rafraîchissante parce qu'on aime bien se baigner. Cela renvoie
à une sensation projetée. Mais la sensation ne s'éprouve jamais au lieu où elle est
projetée.
La réponse de Descartes au "j'ai mal au doigt", le doigt au
sens physique (le doigt humain est en réalité habité par une subjectivité, il touche):
je perçois mon doigt comme pouvant toucher, et je perçois comme pouvant toucher et être
touché. Je ne vois jamais ses yeux au sens d'un ophtalmologiste, je vois son regard.
C'est parce que la perception du corps est une chose très complexe. Descartes a voulu
démontrer que si j'ai mal au pied, si on me donne un coup de pied, la douleur ne peut
s'éprouver que là où il y a contact immédiat: et par conséquent là elle est
projetée. Il a feint que la douleur n'est pas là où nous l'avons projetée (illusion de
l'amputé qui n'a plus de jambe et ressent sa douleur au bout de sa jambe qui n'existe
plus). CQFD. c'est abyssal! C'est une clé.
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