Réflexions sur l'idéalisme par
Pierre Lachièze-Rey
Page 3 -Conséquences
Les conséquences de cet idéalisme ont été
considérables au point de vue de la conception de la destinée de
l'homme, - et elles l'ont été également sur le plan de ce qu'on
appelle généralement la psychologie, mais qu'il vaudrait mieux appeler
philosophie de l'esprit. Seulement tandis que les premières ont été
indiquées par Kant lui-même, les secondes ne l'ont été
généralement que par des philosophies postérieures qui ne se sont pas
toujours aperçues de leur filiation.
Sur le premier plan, le kantisme a eu deux
conséquences fondamentales. En faisant du monde spatio-temporel un
monde de phénomènes et en lui refusant la qualité de chose en soi, il
lui a conféré un caractère d'inachèvement et de subordination qui
rend non seulement possible, mais même nécessaire la position d'un
autre monde. L'homme peut donc légitimement placer sa destinée dans un
au-delà. Kant lui-même a insisté sur ce point. Il a dit que son
idéalisme transcendental était la meilleure manière d'empêcher la
philosophie d'Epicure d'envahir tout le domaine de l'esprit - et il a
déclaré encore que la science pourrait fort bien poursuivre son chemin
sans l'idéalisme transcendental, celui-ci étant au contraire
nécessaire pour résoudre le problème de la destinée humaine.
La seconde conséquence tout à fait capitale
de cet idéalisme est d'instituer pour la première fois l'autonomie
spirituelle sur des bases inébranlables. Sans doute cette autonomie
avait-elle été maintes fois affirmée dans différents domaines
particuliers. Mais ces affirmations même demeuraient illogiques tant
que l'esprit paraissait rester subordonné au temps. Appartenant au
milieu spatio-temporel comment l'homme n'aurait-il pas été une chose
parmi les choses, - ou une série de phénomènes évanouissants? Et
quel crédit attribuer à des idées qui ne sont que des évènements
apparaissant à un moment et disparaissant à un autre, engendrées par
conséquent par des causes et non par des raisons comme des facteurs du
devenir universel? Quelle valeur en particulier attribuer à l'idée de
destinée? Mais, a partir du moment où l'esprit apparaît comme le
principe de l'Univers et comme le principe de la temporalisation et de
la spatialisation, l'esprit prend uniquement son point d'appui sur
lui-même. L'ordre rationnel devient rigoureusement autonome et agit en
prenant son point d'appui sur l'éternel dans un sens qu on pourrait
appeler perpendiculaire au temps. Pour se rendre compte de l'importance
de cette situation, on pourrait en particulier se référer à la
dialectique marxiste. On a dit que le marxisme était l'achèvement du
kantisme; on a déclaré que le marxisme ne faisait pas des idées de
simples épiphénomènes des situations économiques mais qu'il leur
accordait une puissance effective. Mais cette puissance qui leur est
ainsi conférée, ce pouvoir d'entrer dans un dialogue avec la nature,
dialogue qui se réalise par l'intermédiaire de la technique, est,
comme on l'a fait observer à Garaudy, un dialogue intérieur au monde
sensible, où aucune autonomie n'est conférée à la pensée. Pour que
cette autonomie existe, il faut que l'activité spirituelle soit, comme
dirait Husserl et les phénoménologues, extramondaine.
Tels sont les deux résultats positifs les plus
décisifs de la philosophie kantienne et de l'idéalisme critique dans
la question de la nature de l'esprit et de la destinée humaine.