Réflexions sur l'idéalisme par
Pierre Lachièze-Rey
Page 4 -Lacunes de l’idéalisme transcendantal
Mais, si l'idéalisme transcendantal nous a
procuré ainsi des profits inestimables, il présente d'autre part des
lacunes indéniables ou même des positions inexactes qu'il importe de
combler.
Tout d'abord, cet idéalisme est un idéalisme
purement formel, dans quelque domaine qu'il soit envisagé, esthétique,
moral ou spéculatif. Sa caractéristique, c'est qu'il sépare
totalement la forme et la matière. La matière, pure réceptivité, est
aveugle; elle ne peut rien nous apprendre; elle ne possède aucun
dynamisme propre; elle n'a aucune profondeur, aucune intériorité. Ce
n'est pas en vain que Kant a pris ici comme point de départ la
philosophie de Hume, philosophie de simple circulation où, comme nous
l'avons dit, tous les phénomènes se réduisent à des impressions ou
à des espèces d'impressions qui se succèdent selon les lois de
l'habitude et de l'association des idées. Kant se préoccupe uniquement
de mettre en lumière, en présence d'une telle philosophie, que les
notions de monde et d'objet ne peuvent être des résultantes de lois
purement mécaniques de ce genre, mais supposent l'intervention de
l'activité spirituelle législatrice et constituante. Une fois ce
résultat admis, il ne se préoccupe pas de savoir si l'activité
spirituelle ne s'étend pas à d'autres domaines de caractère plus
concret et si, en réalité, les fonctions spirituelles ne doivent pas
être considérées comme relevant toutes d'une telle autonomie. Bien
plus, il le nie presque catégoriquement parce qu'il est dominé par la
notion de système de l'expérience organisée, par la notion d'un monde
englobant à la fois les phénomènes du sens externe et les
phénomènes du sens interne dans une trame unique où tous sont mis sur
le même plan. C'est dire qu'il applique exactement aux phénomènes du
sens interne les méthodes qui sont celles de la perception et de la
science, - et ces méthodes sont essentiellement des méthodes de
construction et de distribution qui ne pénètrent pas dans l'intimité
des phénomènes puisque, du côté du monde extérieur, ces
phénomènes ne paraissent avoir aucune intimité et se présentent
simplement pour nous, comme l'avait montré Hume, comme de simples
données n'ayant entre elles aucun rapport d'intériorité. Les exemples
de Hume montrant combien la succession dans le monde sensible est
irrationnelle sont connus de tous. Adam n'aurait jamais pu, en voyant la
surface brillante de l'eau, en conclure que cette eau aurait pu le
suffoquer; rien ne pouvait faire prévoir que deux plaques de marbre se
laisseraient facilement séparer par une poussée latérale alors
qu'elles opposeraient une résistance vigoureuse Si on voulait les
séparer perpendiculairement à leur surface. Même dans les cas les
plus clairs en apparence comme dans celui d'une pièce qu'on jette en
l'air et dans le cas de la transmission du mouvement d'une bille de
billard à une autre, les phénomènes auraient pu être tout autres
qu'ils ne sont sans que la raison en soit le moins du monde choquée. Or
il en est de même dans le domaine du monde intérieur. La seule
différence est que nous nous saisissons uniquement dans le temps et non
plus dans l'espace. Mais nous sommes pour nous des inconnus en tant que
choses en soi, en tant que réalités ontologiques. Nous ne nous
saisissons jamais que comme une succession de phénomènes selon la
forme du temps. En principe, là aussi, n'importe quoi peut venir après
n'importe quoi et nous ne pouvons constituer de nous mêmes qu'une
science empirique en observant les consécutions de phénomènes qui se
produisent en nous.
Et non seulement l'autonomie spirituelle, le
processus centrifuge qui appartient à nos facultés en tant que nous
les exerçons, processus dont l'initiative constructive du monde
fournissait en somme le schème et le modèle, n'est nullement aperçu,
non seulement la mémoire par exemple et l'imagination empirique restent
des phénomènes de simple circulation où règnent l'habitude
mécanique et l'association des idées, mais comme, en dehors de
l'activité constructive du monde objectif, il ne peut exister que des
données à organiser, on ne saurait trouver au delà de cette activité
constituante une initiative spirituelle, une orientation ontologique qui
serait en quelque sorte préalable au Verbe réflexif, préalable à la
réflexion et qui, quand il s'agit de nous-mêmes, la précéderait et
en quelque sorte la déterminerait de manière à constituer pour elle
un problème à résoudre et une réalité à scruter dans son
orientation. Rien ici par conséquent qui ressemble à l'amour platonicien
caractérisant l'âme comme puissance orientée (1), - rien comme la volonté
voulante dans la première philosophie de Maurice Blondel ou l'esprit
comme réalité ontologique située au delà de la réflexion et se
posant soi-même devant le Verbe, se dédoublant pour se connaître en
sujet et en objet comme dans la deuxième philosophie de ce même
philosophe (2). Bref le Verbe reste toujours transcendental et formel,
jamais il ne devient scrutateur et éclairant parce qu'il n'y a rien
dans le kantisme qui doive être scruté et éclairé. Nous le
répétons; en dehors de la puissance organisatrice et constituante il
n'y a rien que des phénomènes donnés dans la passivité du moi, des
phénomènes qui se résolvent en impressions. Or, vouloir trouver dans
ces impressions externes ou internes une lumière, une révélation
quelconque, c'est, dit Kant, un illuminisme (Schwärmerei).
Cette absence d'intériorité et d'autonomie
centrifuge se manifeste aussi dans le silence absolu du kantisme
relativement à ce qu'on pourrait appeler la vie d'une situation,
celle-ci pouvant être physique, physiologique, psychologique ou,
sociale, rien sur l'expérience intérieure des possibilités, rien sur
l’invention des sentiments qui sont vécus intérieurement comme des
puissances se prolongeant dans leurs expressions comme dans les signes
naturels, rien sur les caractères ou les attitudes mentales se
prolongeant dans les comportements, rien sur le dynamisme spirituel
qu'il faut revivre et reconstituer intérieurement comme immanent au
langage, rien sur la vie intérieure de l'histoire aboutissant aux
situations actuelles et s'y prolongeant comme dans leurs effets par une
continuité génératrice. D'une manière générale tous ces processus
dans lesquels nous nous installons dans une antériorité logique comme
dans l'a priori constituant de réalisations actuelles ou comme a priori
de réalisations futures est passé sous silence.
La même absence d'intériorité se manifeste
encore dans un domaine particulier, celui de l'intervention du corps.
Dans la perspective du kantisme, le corps apparaît comme un objet au
milieu des autres constitué par des sensations qui ont été
organisées par le moi transcendental. Et, à ce point de vue, mon corps
est comme les autres corps appartenant au domaine de l'expérience et
faisant partie du système général de l'Univers. Mais Kant s'est
pourtant aperçu que le corps jouait un autre rôle. Il a remarqué en
effet que nous ne pouvions construire le monde que par une série
d'opérations motrices dans lesquelles le corps intervenait
nécessairement. Nous ne pouvons, dit-il, dans la Critique de la
Raison Pure (1 ère édition de la déduction transcendentale des
catégories) nous représenter une ligne même mentale sans la
construire, et la catégorie de quantité principe du nombre,
consiste dans une addition de l'homogène à l'homogène. Il a donc
été amené à distinguer le mouvement dans l'espace et le mouvement
constitutif de l'espace, de telle sorte que, Si le corps d'un côté
est dans le monde, de l'autre il participe avec l'esprit à la
constitution du monde. Mais là s'est arrêtée l'observation de Kant.
De ce qu'on appelle aujourd'hui le dualisme du corps propre et de ce
qu'on pourrait nommer aussi les a priori du corps, ces potentialités
qui déterminent ou contribuent à déterminer les caractéristiques du
monde, on ne trouve chez lui aucune trace (3).
Enfin, il est un point très important sur
lequel l'idéalisme critique n'a apporté aucune solution bien que sa
position le forçât pour ainsi dire nécessairement à poser le
problème, c'est celui de l'Unicité de l'Univers. En effet, à moins de
retourner au panthéisme et à une pensée supraconsciente dont les
consciences particulières ne seraient que l'expression, - à moins
d'interpréter le kantisme dans le sens de M. Brunschvicg en refusant à
la conscience transcendentale les caractères d'une conscience
personnelle, ce qui ne semble pas être du tout la pensée de Kant, il
est incontestable que doit se poser dans la perspective de l'idéalisme
critique le problème de l'Unicité de l'Univers. En effet, le monde
construit est un monde organisé par la conscience transcendantale
comprenant comme matière la sensation et comme forme les relations
catégoriales. Or les deux termes appartiennent à ce sujet personnel,
envisagé tantôt dans sa passivité, tantôt dans son activité. Le
monde est, il est vrai, considéré comme pouvant se traduire
empiriquement dans une infinité de consciences, mais il n'en reste pas
moins un monde particulier auquel je réfère mes différentes
représentations. Il est donc logique dans une pareille attitude qu'il y
ait autant de mondes que de sujets opérants et tous les problèmes
relatifs à cette question du monadisme et de l'Unicité de l'Univers
doivent être envisagés (4).
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Cf. Les Idées morales, sociales et politiques de Platon, 2ème
Edition, Vrin, 1951
-
Cf. Réflexions sur la portée ontologique de la méthode
Blondélienne (Cahiers de Nouvelle Journée, N°12, 1946).
-
Cf. Réflexions sur quelques problèmes concernant l’initiative
spirituelle concrète (dans Le Moi, Le Monde et Dieu, 2ème
édition)
-
Réflexions sur l’unicité de l’Univers (dans Le Moi, Le Monde
et Dieu, 2ème édition)
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