Réflexions sur l'idéalisme par
Pierre Lachièze-Rey
Page 5 -Les compléments
L'idéalisme critique appelle donc une série
de compléments et il est intéressant d'examiner ce que les
philosophies contemporaines, phénoménologie, existentialisme, théorie
de la forme peuvent nous fournir pour réaliser ce complément. Ces
théories sont d'ailleurs très enchevêtrées et il est difficile de
dissocier des éléments étroitement associes.
Sur le premier point qui est celui de la vie
intérieure des fonctions spirituelles, de l'a priori qu'elles
impliquent et du processus centrifuge qui s'y manifeste, sur la
soustraction de leurs données à une simple circulation, nous avons la
fameuse formule bergsonienne d'après laquelle le processus de la
reconnaissance n'est pas centripète, mais centrifuge; nous avons aussi
toutes les thèses de la phénoménologie sur l'intentionnalité. Citons
en particulier les trois extases de Heidegger; le passé, le présent et
l'avenir naissent en somme de directions fondamentales du Dasein; citons
enfin toutes les analyses de Sartre sur l'intention imageante. D'une
manière générale, la phénoménologie étend au maximum l'idée
kantienne de la conscience constructive. Elle substitue d'une manière
générale l'intention à la construction pour pouvoir donner à la
formule plus d'extension et faire dériver de cette intention
constituante toute la spécificité des représentations, toutes les
caractéristiques des phénomènes. Les phénomènes de circulation sont
réduits au minimum; l'intention constitue les objets de la conscience
et la liberté se superposant à cette intention constitue, pour ainsi
dire, une seconde coupure se superposant à la première. La philosophie
de Sartre pousse à l'extrême l'idée d'autonomie dans la constitution
des objets de conscience et dans le choix de ces objets.
Sur le deuxième point, à savoir sur la vie
intérieure des situations, le bergsonisme offre encore une matière
particulièrement abondante. Nous connaissons la thèse de Bergson sur
l'interprétation: Bergson, avec juste raison, dit que les jambages vus
ou les sons entendus ne sont que des poteaux indicateurs grâce auxquels
nous nous installons dans le thème d'où ces jambages ou ces sons
peuvent découler. Sur la reconstitution du dynamisme de la science ou
du langage, on pourrait, en particulier, citer M. Le Roy. Mais c'est
encore la phénoménologie qui a poussé à l'extrême cette étude par
l'analyse du comportement, des signes naturels, de l'interpsychologie,
etc. chez Sartre et Merleau-Ponty par exemple. Reste à savoir jusqu'où
on peut aller dans cette voie. Tant qu'il s'agit de situations
constituées par l'homme sur le plan collectif ou individuel, de
dynamismes qualitatifs en vue de réalisations esthétiques, de
possibilités psychologiques en vue de s'enrichir soi-même, tout cela
est parfaitement acceptable. Mais Bergson prétend aller plus loin et
nous faire coïncider avec l'Elan Vital. Sur ce point, la
phénoménologie est moins prétentieuse; elle nous a ouvert des
perspectives sur la familiarité et la création ascendante. Mais il
s'agit ici de ne pas aller trop loin, de ne pas tomber dans une
philosophie imaginative et de ne pas se figurer surtout que la
constitution de ces dynamismes significatifs substitués à l'habitude
de Hume nous fait pénétrer dans une réalité inconnue.
En ce qui concerne le corps propre9 le bergsonisme
nous présente la théorie du schème moteur et de l'actualisation des
souvenirs. Burloud prétend nous faire assister au montage du corps dans
les habitudes générales, Pradines à la constitution de l'intensité
comme signe de la distance. Mais le dualisme apparaît dans les travaux
de Ruyer (L'âme et le corps), de Blanché (Le fait
psychique), et surtout de Merleau-Ponty (La phénoménologie de
la perception). Certains titres sont très caractéristiques: le
corps comme objet, la spatialité du corps propre, le corps comme être
sexué, le corps comme expression et la parole. Il s'agit dans tout cela
de nous révéler le corps envisagé du dedans dans la perspective des
intentions spirituelles et non le corps tridimensionnel appartenant au
monde perçu comme celui de Descartes ou du physiologiste.