Réflexions sur la nature de l'esprit par Pierre Lachièze-Rey p. 2

p:1 Introduction
p:2 Nature et hasard
p:3 L'esprit directeur
p:4 La répétition intentionnelle
p:5 Esprit et mémoire
p:6 Esprit et fidélité à soi
p:7 Esprit et progrès par l'intersubjectivité
p8: Les problèmes de l'intersubjectivité
p9: Caractéristiques de l'esprit
p10: Esprit et liberté
p11: Liberté et valeur - Conclusion

Nature et hasard 

On insiste beaucoup dans la philosophie contemporaine sur la présence de l'esprit dans le monde, en somme sur le naturel que nous apportons avec nous en naissant. Ce n'est pas là une idée bien neuve, excepté dans son expression qui en masque l'antiquité. L'Évangile nous présente la parabole des talents et nous invite à en faire un bon usage, Blondel nous parle d'un trésor qui nous a été confié. En réalité chacun de nous naît avec certaines facultés, certaines possibilités ou certains vices. C'est là un fait dont nous ignorons la cause. Nous la cherchons comme nous le faisons pour un fait naturel. Dans ce domaine comme dans celui du monde extérieur nous faisons des hypothèses; nous cherchons des explications dans l'hérédité, la famille, la race, la nationalité. Mais, bien que de telles recherches soient légitimes et même nécessaires, ce ne sont jamais que des hypothèses; les unes se montrent plus satisfaisantes que les autres; on interprète les tempéraments dégénérés à la lumière par exemple de l'alcoolisme ou à la lumière de telle ou telle hérédité plus ou moins lourde; mais il y a toujours des exceptions et c'est là beaucoup plus que dans la nature qu'on peut parler de loi approchée. En tout cas le problème se présente en gros comme dans le domaine de la Nature; la certitude n'est jamais atteinte, mais à l'aide des recherches causales, on peut considérer qu'elle est indéfiniment approchée. Rien ne prouve cependant qu'on arrivera dans ce domaine à des résultats rigoureusement scientifiques et, de plus, en admettant qu'on arrive à des résultats scientifiques, rien ne prouve qu'ils seront réellement explicatifs. Au contraire, tout nous fait dire dès l'abord qu'ils ne le seront pas, puisqu'ils resteront toujours de l'ordre de la concomitance. Si on trouve chez les antécédents des perturbations physiologiques, des altérations organiques, il n'y aura là aucune explication parce qu'on ne peut passer d'une manière intelligible de l'organique au psychologique. Pourquoi une perturbation organique entraînerait-elle un effet psychologique, folie ou génie par exemple? Et s'il s'agit d'antécédents psychologiques, le caractère irrationnel est encore plus accentué car rien n est plus mystérieux que l'hérédité psychologique en admettant qu'elle existe. Ainsi donc la causalité dans ce domaine est incertaine et sujette à des exceptions multiples; d'autre part elle n'est pas rationnelle et explicative. Toutefois, nous le répétons, au degré de certitude près, les méthodes scientifiques utilisées dans le monde extérieur sont ici applicables, et cela indéfiniment, sans aucune limite et sans qu'il faille mettre de borne à leur subtilité.

Mais ce naturel livré à lui-même ne donnerait que des résultats anarchiques, puisqu'il obéirait simplement à sa spontanéité et que sa spontanéité est aussi diverse que l'on veut. Sans doute, comme nous l'avons dit, distingue-t-on souvent une bonne et une mauvaise nature, une nature pure et une nature corrompue, mais un tempérament peut être ce qu'il veut sans cesser d'être un tempérament donné. Une mémoire peut être bonne ou mauvaise, une attention également, des sentiments peuvent être plus ou moins forts, et de qualité fort diverse, ils n en restent pas moins des sentiments. Le proverbe dit: "on ne se refait pas". Il faut s'accepter, tel que l'on est. Il s'agit simplement de tirer le meilleur parti de ce que l'on est. Mais, comme nous venons de le dire, s'il n'y avait que du donné, il n'y aurait aussi que de l'anarchie. Les faits livrés à eux-mêmes, comme l'a dit Boutroux, ne produiraient des résultats que conformes aux lois du hasard. On pourrait, comme nous l'avons indiqué, en chercher les lois causales, mais non pas la finalité.

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