Réflexions sur la nature de l'esprit
par Pierre Lachièze-Rey
p.4
p:1
Introduction
p:2 Nature et hasard
p:3 L'esprit directeur
p:4 La répétition intentionnelle
p:5 Esprit et mémoire
p:6 Esprit et fidélité à soi
p:7 Esprit et progrès par
l'intersubjectivité
p8: Les problèmes de
l'intersubjectivité
p9: Caractéristiques de l'esprit
p10: Esprit et liberté
p11: Liberté et valeur -
Conclusion
La
répétition intentionnelle
Mais,
quand il s'agit de l'esprit pilote, de l'esprit directeur, de l'esprit
qui sait ce qu'il veut, la question se pose tout autrement et
d'ailleurs, doit être considérée sous différents aspects.
Considérons
d'abord la perception sous toutes ses formes. Cette perception, que ce
soit celle d'un objet ou celle d'un livre, est toujours successive,
ainsi que Kant l'a nettement mis en lumière. C'est là une remarque
essentielle sans laquelle ses œuvres ne pourraient pas s instituer.
Mais, bien que Kant ait mis en lumière ce point particulier, il ne l'a
pas assez précisé. Nous avons d'abord insisté sur le fait que Saint
Augustin avait fait avant lui les mêmes remarques, mais il semble qu'il
y ait tout simplement dans la perception, quelle qu'elle soit, une
continuité sans coupure entre les termes parcourus, les termes à
parcourir actuellement et les termes à parcourir dans l'avenir, ainsi
qu4une synthèse mentale reliant tous ces termes. En fait,
quand on examine la chose avec précision, on s'aperçoit qu'il n y a
pas simplement continuité et synthèse, mais reproduction des termes
antérieurs avec reconnaissance de l'identité des termes parcourus,
avec intention de les reproduire identiquement à eux-mêmes, par
conséquent avec conscience préalable de leur identité dans cette
reproduction. C'est ce qu'on voit difficilement quand il s'agit par
exemple de percevoir les différents aspects d'un amphithéâtre; c'est
ce que l'on voit beaucoup mieux quand il s'agit de saisir dans son
unité l'ensemble d'un livre long à lire. Il arrive même dans ce
dernier cas que la lecture est à la fois matériellement et
intentionnellement reproduite parce qu'on a oublié le commencement au
fur et à mesure qu'on avance; cela peut se produire aussi dans la
simple vision d'un monument dont on reprend effectivement les diverses
parties pour mieux percevoir l'ensemble. Mais ce qui est fait
quelquefois effectivement et matériellement est fait toujours
mentalement, et il y a toujours dans une perception reproduction des
termes antérieurs avec conscience et intention de leur identité. C'est
ce qui se produit également dans le cartésianisme quand il s'agit de
revues de plus en plus rapides des termes en vue de la perception
intuitive des ensembles. Déjà l'on voit que, dans ce cas-là, on ne
peut plus parler de progrès dans le sens temporel, mais de reprise et
de reproduction.
Il faut
insister encore davantage sur ce point. Bien qu'il n'ait pas insisté
assez sur cette question, Kant a eu cependant ici quelques formules
heureuses. Il a déclaré que son système supposait que la perception
se réalisait d'une manière successive suivant une loi qui rendait
cette succession indéfiniment reproductible. Or il y a là une
observation très importante. Toute perception est un acte et tout acte
suppose l'immanence d'une loi dont il relève. Impossible de reproduire
un terme quelconque sans s'appuyer sur une loi de sa reproduction, et
cela quel que soit ce terme. Ainsi impossible de reproduire la colonne
d'un amphithéâtre sans s'appuyer sur une loi de reproduction de cette
colonne. Impossible de reproduire la couleur qui appartient à un
ensemble sans s'appuyer sur la loi de reproduction de cette couleur;
impossible de reproduire un mot sans s'appuyer sur une loi de la
reproduction de ce mot. Impossible a fortiori, comme l'a
remarqué Newmann, de faire de la psychologie devant quelqu'un, sans lui
et malgré lui, parce qu'il faut toujours que les termes employés
suggèrent à l'intéressé le phénomène correspondant et cette
suggestion ne peut se faire sans l'appui sur la loi du phénomène. On
pourrait continuer ainsi indéfiniment. Comprendre quoi que ce soit,
percevoir quoi que ce soit, c'est refaire, et refaire suppose toujours
qu'on prend son point d'appui sur la loi de réfection.
Dès à présent, on
peut faire une remarque qu'on devra retrouver et amplifier dans la
suite. La répétition ici n'est point mécanique comme celle que l'on
rencontre dans le cours de la Nature ou comme on pourrait la retrouver
dans un disque de phonographe. C'est une répétition intentionnelle
adaptée par l'esprit à son objet, une répétition voulue par l'esprit
dans un but bien défini, une répétition qui se fait non point suivant
une loi faite pour traduire artificiellement la répétition et qui est
censée la gouverner, mais opérée selon une norme intérieure. Bref
l'esprit apparaît ici comme fidélité. On a parlé souvent ces temps
derniers de la fidélité, mais on l'a fait commencer trop loin et on
n'est pas remonté à ses présupposés métaphysiques. Blondel a mis
dans certains cas en lumière cette fidélité en insistant sur la
pensée, l'action, l'être comme lois auxquelles nous sommes constamment
obligés de nous conformer et qui font que la vie psychologique est pour
nous une tunique sans couture et non un habit d'arlequin.
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page 5. Esprit
et mémoire
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