Réflexions sur la nature de l'esprit
par Pierre Lachièze-Rey
p.5
p:1
Introduction
p:2 Nature et hasard
p:3 L'esprit directeur
p:4 La répétition intentionnelle
p:5 Esprit et mémoire
p:6 Esprit et fidélité à soi
p:7 Esprit et progrès par
l'intersubjectivité
p8: Les problèmes de
l'intersubjectivité
p9: Caractéristiques de l'esprit
p10: Esprit et liberté
p11: Liberté et valeur -
Conclusion
Esprit et
mémoire
Mais nous allons retrouver partout la même loi. Quand il s'agit par
exemple de la mémoire, on peut sans doute contester que jamais aucune
image se présente sans intention, comme un simple événement
psychologique ou comme une pièce dans un porte-monnaie. Mais, en
admettant qu'un tel phénomène se produise, il devrait être attribué
à la nature et aux effets de la causalité. Bien que la séparation
entre les deux moi soit en principe facile à faire et indéniable, il
n'en reste pas moins qu'il y a certaines interférences de l'un avec
l'autre. Ce fait de causalité obscure et soumis aux lois ordinaires n'
enlève rien de son originalité au pouvoir anticipateur de l'esprit qui
reproduit parce qu'il veut reproduire et ce qu'il veut reproduire. C'est
précisément encore pour cette raison qui nous ramène à la lumière
anticipée de l'esprit et à sa science préalable que nous avons déjà
rencontrée, que Platon s'est toujours opposé à une théorie empirique
de la mémoire. Au fond il faut dire que la reconnaissance est donnée
à l'avance pour la bonne raison que l'image évoquée n'est pas une
inconnue, que l'esprit sait qu'il la cherche et, par conséquent,
l'anticipe. On distingue vulgairement quatre moments de la mémoire, la
fixation, la conservation, la reconnaissance et la localisation. Mais
c'est là une analyse fictive et toute gratuite; la conservation par
exemple ne peut être constatée; elle suppose une sorte de théorie de
l'empreinte, physiologique chez les uns, psychologique chez les autres,
une théorie passive de l'esprit dans laquelle celui-ci serait plus ou
moins assimilé à un polypier d'images, une conception du temps comme
réservoir du passé. Nous reviendrons sur ces problèmes.
Mais il faut essentiellement concevoir la mémoire comme un pouvoir de
réfection, de reconstruction du passé s'appuyant sur la loi de
reproduction des représentations du passé. A ce point de vue la
reproduction du passé comme tel et la reconnaissance implicite du
passé, c'est-à-dire la mémoire dans laquelle le passé est reconnu,
n'est qu'un cas particulier de la mémoire. La mémoire intervient
effectivement dans toutes nos facultés dans la mesure ou elles
s'exercent. Je ne veux prendre comme exemple que la mémoire des mots.
Nul ne prétendra soustraire la mémoire des mots à la mémoire et
cependant on ne peut dire qu'il y ait là reconnaissance du mot comme
passé. Il y a reconnaissance du mot tout simplement dans sa
signification actuelle.
En d'autres termes, la mémoire est essentiellement un pouvoir de
reproduction dans lequel l'esprit reste fidèle à lui-même, quelle que
soit la faculté qu'il exerce, et accidentellement une reproduction du
passé.
Les mêmes observations vaudraient précisément pour les facultés
elles-mêmes. Descartes parlait de reconnaissance intérieure et il
disait que, quand nous possédions une faculté, nous en prenions 'une
actuelle connaissance au moment où il fallait nous en servir. Autrement
dit, nos facultés ne s'exercent pas mécaniquement, tellement que nous
nous apercevrions après coup qu'elles s'exercent: par exemple, nous ne
nous apercevons pas après coup que nous jugeons, que nous raisonnons,
mais nous jugeons, nous raisonnons intentionnellement. Bref nos
facultés ne sont pas des faits empiriques, mais des intentions ayant
une finalité, que nous mettons en jeu selon cette finalité et suivant
la loi intérieure qui y préside; il existe une loi du jugement, une
loi du raisonnement, une loi de l'attention, et c'est conformément à
cette loi que nous exerçons ces facultés. Au reste, comme il s'agit
d'une loi intérieure, immanente, donnant sa forme aux opérations, il
vaut mieux l'appeler une norme qu'une loi.
Nous avons
insisté sur le caractère particulier de cette répétition et nous
avons marqué la différence qu'il y a entre elle et celle d'un
phonographe. Il s'agit, non pas d'une répétition causale, mais d'une
répétition voulue et intentionnelle s'appuyant sur une loi
intentionnelle de structure, c'est-à-dire sur une norme qui donne sa
forme aux opérations et qui n'est pas simplement une cause supposée
provoquant la similitude. Ces observations nous font songer au mot de
Bergson qui a déclaré à juste titre: " l'esprit grandit
comme une plante magique qui reproduirait constamment ses rameaux et ses
fleurs ". Elles jettent une lumière particulière sur le progrès
de l'esprit et sur le progrès en général. Sur le progrès de
l'esprit, d'abord. On nous parle constamment de courant de la conscience
comme Si l'esprit progressait d'une manière continue d'arrière en
avant. On voit, au contraire, d'après ce que nous avons dit, que tout
évènement spirituel est une réfection, une reprise, et une reprise et
une réfection conformément à une norme intérieure, s'appuyant en
réalité sur une éternité.
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Esprit et
fidélité à soi
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