Réflexions sur la nature de l'esprit
par Pierre Lachièze-Rey
p.6
p:1
Introduction
p:2 Nature et hasard
p:3 L'esprit directeur
p:4 La répétition intentionnelle
p:5 Esprit et mémoire
p:6 Esprit et fidélité à
soi
p:7 Esprit et progrès par
l'intersubjectivité
p8: Les problèmes de
l'intersubjectivité
p9: Caractéristiques de l'esprit
p10: Esprit et liberté
p11: Liberté et valeur -
Conclusion
Esprit et
fidélité à soi
L'esprit
apparaît donc comme étant toujours une loi éternelle. Il n'est pas
jusqu'à la sensation elle-même qui n'apparaisse ainsi. La sensation,
une fois éprouvée, devient, au sens platonicien, idée de la
sensation, principe de reproduction indéfinie et principe de jugement
illimité. La sensation de rouge devient l'idée du rouge, devient le
rouge. Ainsi dans les manifestations les plus humbles de la vie
spirituelle, on retrouve toujours les mêmes caractères et on n'a pas
besoin de recourir à la loi mathématique, par exemple à la loi de
construction du triangle, pour voir que cette loi contient tous les
triangles possibles et s'applique à tous.
Il
résulte de ces remarques plusieurs conséquences. Le raisonnement par
récurrence illustré par Poincaré comme une forme d'induction ne peut
être interprété comme tel. L'infini est donné d'emblée sans aucune
espèce d'induction dans tout acte spirituel. Tannery dans une
discussion avec lui à la Société de Philosophie l'avait déjà
remarqué. La loi même de construction du nombre: n = (n - 1) + 1
suffit à la besogne et recèle immédiatement l'infini. La remarque a
été faite depuis par de multiples philosophes, par Le Senne, Burloud,
etc. On n'a pas besoin de construire une série de cercles pour conclure
de là à l'infinité de la constructibilité du cercle. Cette remarque
va fort loin. On n'a pas besoin de prolonger une droite de A en B, de B
en C, de D en E pour conclure qu'elle peut l'être indéfiniment. Une
droite aussitôt conçue est partie pour l'infini. Il en est là comme
dans le morceau de cire de Descartes qui recèle immédiatement une
infinité de formes.
Ainsi l'esprit
apparaît non pas comme un courant de conscience continu ou discontinu,
mais comme une réfection constante, c'est à dire d'abord comme une
fidélité à soi-même, fidélité qui ne peut exister que par une
unité originaire sur laquelle il s'appuie dans chacune de ses
manifestations. Impossible de penser quoi que ce soit sans cette
identité originaire. Mais cette identité ne suffit pas. Il n'y a pas
seulement fidélité de l'esprit à lui-même, mais il y a aussi
progression. Et cette progression suppose à la fois et dépasse cette
fidélité. Ici nous rencontrons la dialectique de l'esprit, dialectique
ternaire extrêmement simple qui se réalise en trois termes: 1)
position; 2) judication; 3) approbation, rectification ou modification.
Et cette dialectique est à la fois très simple et très nettement
orientée. Sans doute y a-t-il tous les errements possibles, mais, dans
l'ensemble, la judication n'est pas quelconque. En tout cas, un principe
peut être posé: c'est que dans l'ensemble, et pour la plupart des
hommes, la vérité est dans l'avenir et non dans le passé puisque
chaque démarche de l'esprit s'incorpore les démarches précédentes et
par conséquent apparaît comme relevant d'une conception plus complète
que chaque judication contribue à mettre à jour. En somme, en gros,
tout se passe comme dans le caractère intelligible de Kant. Ce
caractère intelligible est une décision prise dans l'éternel et dont
toutes les décisions particulières paraissent être un simple
monnayage. Mais où est situé ce caractère intelligible et comment
s'effectue ce monnayage? On a été trop tenté de concevoir l'éternel
sur le modèle du passé à la manière mégarique, comme une décision déjà
prise. C'est une manière très inexacte de concevoir le caractère
intelligible. En réalité, Si on voulait le concevoir en fonction du
temps et de nos décisions successives, il faudrait considérer que, en
gros, nos décisions s'en rapprochent de plus en plus et que celle qui
s'en rapproche le plus est la dernière. D'ailleurs on a souvent
remarqué, et cela est particulièrement net dans les philosophies de
Blondel et Brunschvicg, qu'il y a approfondissement progressif, que la
rétrocession est fonction de sa procession, que la vision augmente en
profondeur en même temps qu'elle se développe en richesse et en
largeur. On pourra consulter à ce sujet les nombreux exemples donnés
par le père Marc dans sa Psychologie réflexive. Or il y a
approfondissement de quoi et vers quoi? Il semble que c'est vers la
nature profonde de l'esprit qui apparaît comme située à l'infini et
qu'on ne peut espérer rejoindre, mais dont on tend constamment à se
rapprocher. Sartre a raison de parler de néantisation. Il y a
évidemment une coupure constante à travers le temps, telle que le
mouvement du passé vers l'avenir est constamment interrompu, tout acte
spirituel étant projeté dans le passé et placé devant l'esprit pour
être jugé, mais il a eu le tort de vouloir créer un mot nouveau qui
évoque des résonances métaphysiques mystérieuses et dont la
sonorité est fausse, alors que le mot de réflexion, convenablement
expliqué, aurait suffi. Nous en dirons autant de la dialectique
hégélienne qui, tout en étant assez exacte dans l'ensemble, ne
coïncide pas cependant d'une manière absolue avec le mouvement
progressif de l'esprit. Quant au monnayage du caractère intelligible de
Kant, il ne faut pas le considérer simplement comme consistant dans une
série d'actes tous semblables entre eux et présentant une uniformité
qualitative, mais dans ce mouvement de dialectique ternaire où
intervient toujours une judication. Ce que nous venons de dire
d'ailleurs est vrai dans tous les domaines: hypothèses scientifiques,
conceptions morales et œuvres d'art, bien que sous des formes variées
qui appartiennent à chacun des thèmes considérés.
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7- Esprit et
progrès par l'intersubjectivité
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