Réflexions sur la nature de l'esprit
par Pierre Lachièze-Rey
p.7
p:1
Introduction
p:2 Nature et hasard
p:3 L'esprit directeur
p:4 La répétition intentionnelle
p:5 Esprit et mémoire
p:6 Esprit et fidélité à soi
p:7 Esprit et progrès par
l'intersubjectivité
p8: Les problèmes de
l'intersubjectivité
p9: Caractéristiques de l'esprit
p10: Esprit et liberté
p11: Liberté et valeur -
Conclusion
Esprit et
progrès par l'intersubjectivité
Ce
que nous venons de dire s'applique d'ailleurs, non seulement au progrès
individuel, mais au progrès collectif. D'ailleurs le progrès
individuel, réduit à lui-même, ne pourrait qu'être extrêmement
limité et il devrait recommencer à chaque génération. Gusdorf a eu
sur ce point d'excellentes pages. En somme, chaque acte du prochain est
une invitation à refaire et à juger, donc à progresser. Et grâce à
cette relation, à cette interférence des esprits entre eux, le
progrès peut apparaître comme à la fois infini et orienté. Là
encore on peut chercher des lois de succession des naturels mais elles
restent toujours douteuses et précaires et il s'agit toujours du
domaine de l'esprit pilote quand il est question de les appliquer. C'est
toujours lui qui fixe l'orientation.
L’on
voit ainsi quelle conception inexacte on s'est fait généralement du
progrès, conception inexacte qui correspond à celle qu'on s 'était
faite du cours de la conscience. On avait conçu le progrès comme une
sorte d'addition linéaire, aussi bien dans le domaine individuel que
dans le domaine collectif. Le progrès était essentiellement un plus;
l'enfant qui a appris la règle des participes ou les premières
propositions d'Euclide a fait un progrès par rapport à ce qu'il était
quand il ne les connaissait pas. On admettait seulement, d'une manière
implicite ou explicite, que ce progrès linéaire s' accompagnait d'une
certaine maturité d'esprit d'ailleurs difficile à définir et variable
selon les philosophies. Mais, comme nous venons de le voir, le progrès
est une dialectique ternaire, et qui, dans la société, se réalise
essentiellement par l'intersubjectivité.
On
conçoit d'ailleurs qu'il revête des formes multiples, soit relatif à
chaque civilisation et passe par une multitude d'avatars. Bien que
relevant de l'esprit pilote, il ne peut s'appliquer à n'importe quoi.
Une fois engagée dans une certaine voie, une civilisation progresse
relativement à cette voie et dépend souvent des commencements. On peut
s'en rendre compte en considérant ce qui se passe dans la confection
d'une dissertation ou dans la construction d'un édifice. Quelques
rigoureux qu'aient été les plans, et peut-on parler d'un plan quand il
s'agit d'un progrès collectif, les diverses étapes de la pensée
dépendent des premières assises qui ont été posées, des premières
phrases qui ont été formulées, bref, d'une façon générale, de la
primitive expérience. Or cette expérience est nécessairement variable
selon les individus et les civilisations.
Cette
intersubjectivité, instrument essentiel de l'esprit pilote et moteur
essentiel de son progrès pose d'abord de multiples questions que nous
aurons à examiner tout à l'heure, questions qui préoccupent les
dramaturges, les historiens et tous les théoriciens de la communauté
des consciences. Nous les examinerons tout à l'heure. Mais il est
nécessaire de dire un mot de la manière dont l'esprit pilote peut
influer sur le naturel et le diriger.
Tout d'abord il
importe de remarquer combien la conception de la morale qui résulte de
la relation entre les deux esprits s'écarte de la morale formelle au
profit d'une morale concrète. Sans doute il reste l'idée que ce qui se
fait devrait être érigé en loi universelle, mais pas dans le sens
kantien. Ce devrait être érigé en loi universelle étant données les
circonstances, et pour ces circonstances. Cette affirmation est une
tautologie, car la conduite adoptée étant la meilleure pour ces
circonstances, tout individu, placé dans ces circonstances, devrait
l'adopter, mais elle ne doit pas être érigée en loi universelle en
soi et sans conditions, comme Kant l'a professé à l'égard du mensonge
qu'il a condamné même s’il est destiné à sauver un innocent en
péril. Ainsi l'universalisation possible et même nécessaire doit
être ici comprise dans un sens bien défini et relatif à l'ensemble
des conditions données. Il s'agit avant tout, comme nous l'avons dit,
pour chacun, de porter au maximum les qualités qu'il possède. Il
existe en somme pour chacun un optimum qu'il s'agit d'atteindre, sans
avoir d'ailleurs la prétention d'y parvenir. Pour obtenir ce résultat
l'esprit ~lote possède divers moyens dont nous pouvons indiquer les
principaux: a) la subordination des sentiments instinctifs à des
idéaux de plus en plus élevés, par exemple la sublimation de l'amour:
b) la signification donnée à certains sentiments ou à certaines
sensations, par exemple la douleur; c) la relation établie entre
certains modes d'action et un au delà dont elles sont le symbole, par
exemple la symbolisation de l'infini par le fini et de l'absolu par le
relatif, ainsi que le souligne souvent Blondel. Ces procédés ne sont
nullement exhaustifs; ils peuvent être variés à l'infini et
comportent toutes les nuances.
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Les
problèmes de l'intersubjectivité
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