Réflexions sur la nature de l'esprit
par Pierre Lachièze-Rey
p.8
p:1
Introduction
p:2 Nature et hasard
p:3 L'esprit directeur
p:4 La répétition intentionnelle
p:5 Esprit et mémoire
p:6 Esprit et fidélité à soi
p:7 Esprit et progrès par
l'intersubjectivité
p8: Les problèmes de
l'intersubjectivité
p9: Caractéristiques de l'esprit
p10: Esprit et liberté
p11: Liberté et valeur -
Conclusion
Les
problèmes de l'intersubjectivité
Nous
avons indiqué en passant que l'intersubjectivité posait divers
problèmes et ces problèmes sont particulièrement étudiés à
l'époque contemporaine.
D'abord
il importe de remarquer que l'intersubjectivité définit à proprement
parler la société humaine. Le problème se pose donc d'abord dans le
domaine sociologique. Là aussi on peut considérer qu'il existe une
nature et que la société agit dans certains cas comme une cause. A un
moment donné, la sociologie française contemporaine ne voulait voir
que cet aspect. On peut dire en gros qu'elle ne voulait connaître que
des causes et éliminait systématiquement les raisons. Elle ne voulait
connaître que la méthode objective, la méthode historique
comparative; les faits sociaux devaient être traités comme des choses
et la sociologie utilisait les méthodes de Bacon et de Stuart Mill. A
l'heure actuelle, cette conception de la sociologie où les faits
sociaux sont traités comme des choses subsiste encore, mais elle est
complétée par une autre qui est fondée sur l'intersubjectivité et
où il s'agit en somme de reprendre l'action de chaque individu dans sa
relation avec les autres, où on met par conséquent en première ligne
non la société, mais la pensée de la société, où les différents
phénomènes sociaux, les différentes institutions sociales sont
considérées comme des richesses latentes qu'il faut revivre pour les
prolonger plus loin. La même situation se rencontre en histoire. D'une
part une histoire causale qui ne considère surtout que la succession
des faits (mode Seignobos); d'autre part une histoire qui revit de
l'intérieur l'esprit des générations et considère la pensée et les
sentiments des individus comme les animateurs et les déterminants des
événements.
Mais,
précisément, cette situation qui suppose une capacité de reprise
portant parfois sur des civilisations fort éloignées dans l'espace et
dans le temps soulève relativement à cette capacité, à cette
intersubjectivité, de nombreuses questions, questions qui d'ailleurs se
posaient déjà dans le simple milieu de la communauté et dans celui du
roman et du drame.
L'idée
la plus simple qui venait à l'esprit était que tout s 'effectuait par
un transfert analogique de nos propres sentiments aux autres. Mais il y
avait à cela deux objections fondamentales. D'abord, la compréhension
d'autrui n '&ait pas discursive, mais intuitive, et, de plus, nous
étions capables de comprendre ce que nous n'avions jamais
personnellement éprouvé - ou encore de l'inventer quand il s'agissait
du drame et du roman (voir Gusdorf... et Aron, pour l'histoire).
Finalement il nous paraît que cela n'est réalisable que parce que
notre esprit est adéquat à toutes les possibilités. Encore faut-il
préciser cette formule: adéquat à toutes les possibilités. Nous
entendons par là que l'esprit possède une infinité de formes
intellectuelles et affectives qui ont des conséquences logiques
déterminées, qui se réalisent par une foule d'actes définis:
l'avarice, l'envie, la charité etc. dont il peut se servir pour
retrouver par réalisation de leurs conséquences, disons mieux, par la
vie de leurs conséquences, toutes les manifestations du prochain qui se
présentent à lui. D'ailleurs dans tous ces cas on ne procède point
par induction, mais par déduction, par reconstitution permanente en
partant du principe hypothétique. Le processus est toujours centrifuge
et non pas centripète. Il y a là un a priorisme aux nuances
indéfinies qui ne saurait être mis en formules intellectuelles, et
c'est ce qui explique l'échec de la caractérologie qui en arrive
toujours au retour à l'intuition et qui échoue toujours quand elle se
présente comme une topologie et une classification constituée par des
moyens scientifiques dans laquelle on cherche à faire entrer un
caractère déterminé. Cette infinité d'a priori est attribuée par
Lavelle à Dieu au lieu d'être considérée comme une des
caractéristiques du sujet et nous avons critiqué en son lieu cette
conception.
Ainsi
l'esprit nous apparaît adéquat à l'infini des possibilités.
L'intersubjectivité a pour résultat de mettre au jour nos richesses
latentes à l'occasion du comportement des
autres. Mais ces richesses latentes sont parfois négatives ou
accompagnées de judications négatives. Ce sont, répétons-le, des
possibilités, des virtualités qui sollicitent un choix ou un jugement,
et le provoquent.
Ici comme partout
ailleurs le rôle de l'esprit pilote reste ambigu et libre. D'abord au
point de vue personnel, telle conduite, tel sentiment peuvent être
adoptés ou rejetés, objet d'acquiescement ou de répulsion.
L'imitation peut être à la limite mécanique et entrer comme la
logique dans certains cas dans l'esprit nature, mais elle est aussi
produit de la réfection et de l'initiative. Bergson a particulièrement
insisté sur la satisfaction que nous avons à refaire certains
mouvements et en somme à les prévoir, à les anticiper, il a fait
reposer là-dessus le sentiment de la grâce. Il a parlé ailleurs des
passants qui entrent dans une danse. Mais Platon a au contraire parlé
des dangers de l'imitation. Il a montré comment on finit par prendre
plaisir aux sentiments qu on Imite et comment l'esprit, de dominateur
qu'il avait le plaisir d'être, devient à son tour dominé. Il est
certain que la présentation par autrui d'un certain style de vie
facilite la reproduction personnelle et qu'on est souvent ici victime
des exemples fournis. Maeterlinck a eu tort de considérer l'évènement
comme une eau pure qui n'a par elle-même ni saveur, ni odeur, qui ne
devient mortelle ou vivifiante que par la qualité de l'âme qui la
recueille. L'évènement, en réalisant un certain mode d action ou en y
conviant, n'est pas indifférent.
Comme nous
l'avons d’ailleurs dit antérieurement, il n'y a pas là une simple
puissance d'entraînement, mais le choix de l'orientation est dominé
par des sentiments personnels dans lesquels entre l'esprit nature, par
des jugements implicites que domine cette même nature et dans lesquels
elle entraîne l'esprit judicateur et directeur. Il y a une
interprétation favorable et une interprétation maligne. Il y a des
tendances à voir tout en bien ou tout en mal. Il y a la faute contre
l'esprit qui consiste à attribuer les meilleures initiatives à des
intentions condamnables. Il y a au contraire une interprétation
bienveillante comme celle de Saint François de Sales: " La
charité craint de rencontrer le mal, et, Si elle le rencontre, elle
s'en détourne et le cache. Si une action pouvait avoir cent visages, il
faudrait la regarder par le côté Je plus beau ", ou comme celle
de Maeterlinck:
" Si vous tournez les yeux du côté du mal, le mal est partout
victorieux; mais, Si vous avez appris à vos regards à s'attacher à la
simplicité, à la sincérité, et à la vérité, vous ne verrez au
fond de toute chose que la victoire puissante et silencieuse de ce que
vous aimez. Ainsi l'esprit directeur apparaît comme constitué
intimement par une infinité de possibilités. Cette situation est, avec
l'éternité déterminée qui est à la base de ses actions, une de ses
principales caractéristiques. Mais, entre la possibilité et la
réalisation, il existe le domaine du choix qui détermine en somme la
destinée de l'homme, soit comme individualité, soit comme
collectivité et l'action de l'homme sur lui même ou sur les autres;
" chacun de nous porte le monde " et " jette toi la
tête en bas car les anges t'empêcheront de te heurter contre la
pierre ". Ainsi sur cette situation métaphysique originaire
peut se greffer et se greffe toute une morale avec toutes les
subtilités de sa réalisation dans l'action.
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9-
Caractéristiques de l'esprit
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