(Agrégation de philosophie) PLATON, Timée 51 b6 -
52 d2
-Deuxième partie
- Introduction -
- Première partie -
- Deuxième partie - Conclusion -
La distinction épistémologique savoir/opinion vraie commande la
distinction ontologique, et permet d'affirmer l'existence d'une
réalité même qu'elle même. Le caractère inébranlable du savoir et
la vérité du discours supposent l'immobilité des objets de leur
recherche. C'est de cette première détermination par le
"même" que découlent toutes les autres, comme autant de
contreparties négatives: l'intelligible est inengendré, incorruptible,
invisible, insensible. La Forme ne peut recevoir un autre "venu
d'ailleurs" et elle "ne se rend pas en un autre": elle ne
peut être altérée ni du fait du sensible par lequel elle est
participée, ni du fait des autres Formes avec lesquelles elle
communique. Ni la participation ni la communauté des Formes entre elles
n'impliquent que la Forme puisse cesser d’être
même qu'elle même. Les notations spatiales (peu sensibles dans la
traduction) annoncent la suite du texte, et l'impossibilité de penser
les intelligibles spatialement. Le rapport de la chose à la Forme, ou
des Formes entre elles, n'est pas un rapport d'extériorité entre deux
choses, impliquant une quelconque translation.
La seconde réalité, homonyme de la première, lui est dite
semblable. Or toutes les caractéristiques énumérées sont exactement,
et terme à terme, contraires aux précédentes. On peut en ce cas se
demander en quoi consiste la similitude. Comment le devenir sensible
peut-il ressembler à l'être en soi, purement intelligible? Ce n’est
évidemment pas en tant qu'il est sensible, mais en tant qu’il est
nommé. La dénomination peut seule être constitutive d’une
" ressemblance " qui est en fait une référence du
sensible à l’intelligible par la médiation du discours. L’acte de
nommer réalise et implique la participation du sensible à l’être
intelligible. Les déterminations énumérées, elles, concernent le
mode d'être proprement sensible du sensible, qui consiste à ne pas
vraiment être, mais à devenir.
La participation au premier genre d'être confère au devenir un
statut d'image. Mais si être sensible c'est incessamment devenir, la
participation permet simplement de tenir un discours lui aussi
incessamment contradictoire. Le propre de l'opinable est que toutes ses
propriétés sont relatives et précaires (voir Rep. V). Le sensible ne
possède pas réellement de propriétés, il les manifeste à
l'occasion, de façon le plus souvent contradictoire, et devient ainsi
l'occasion de la réminiscence. En ce cas il n'existe que comme
"fantôme" de l'intelligible, et le discours qu'on peut tenir
à son propos est alors le discours de sa déficience (voir Phédon: l'Egal
en soi manque aux bouts de bois égaux, qui y aspirent).
Pour que l'image acquière une autre existence que celle propre à
toute image: de ne pas être (= d'être autre que) ce dont elle est
l'image, d'avoir son être hors d'elle-même, mais surtout pour que
l'image ne soit pas un simple "phantasma", il faut poser un
troisième genre d'être. Dans le Sophiste, Platon distingue deux
sorte d’image :
Eidolon, celle qui imite un être réel (l'eikon) et celle qui
n'imite qu'une opinion (le phantasma). Le Dieu a produit le monde comme
"bonne image" (eikon), mais le discours "physique"
est précisément celui qui risque toujours d'oublier ce statut d'image
parce qu'il croit pouvoir se dispenser de la référence aux êtres
intelligibles, aux Idées. L'image devient alors phantasme, elle n'a
d'autre réalité que d'apparaître. Pour que le devenir sensible soit
autre chose que l'occasion de se ressouvenir de l'intelligible, pour
qu'il possède son propre mode d'existence et puisse devenir objet de
discours, il faut qu'il participe d'autre chose que de l'intelligible.
L'apparaître ne cesse d'être apparence que pour autant qu' il se
produit en quelque chose. Pour que l'image soit réellement sensible, et
cesse d'être le fantôme déficient des intelligibles, il faut qu'elle
soit quelque part.
La position de ce troisième genre d'être est bien le fait d'un
"raisonnement bâtard". Comme le lieu n’est pas sensible,
seul le logos peut l'atteindre, mais comme il n'est pas non un
intelligible que l'intelligence puisse distinctement savoir, il n'est
finalement qu'un passage à la limite. Le lieu constitue le postulat
nécessaire de tout discours sur le sensible, il permet de conférer au-
sensible une espèce de permanence, il donne un siège au devenir. Le
relativisme de Protagoras, conséquence du mobilisme universel, ne
pensait le sensible que comme devenir pur, et devenir pur d'apparaîtres.
Pour que les phénomènes ne soient pas mesurés par la seule opinion
(ne soit pas des fantasmes), il faut leur conférer une espèce
d'extériorité. Alors que le devenir emporte toute distinction et
n'existe que de sa saisie successive, relative et subjective, le lieu,
qui subsiste indéfiniment, confère à ce qui est produit en lui une
quasi-subsistance. L'objet sensible n'existe que d'être là (ou' il
est).
Le rêve signifie ici à la fois hypothèse limite (voir la fin du Charmide),
et pouvoir de confusion. Rêver c'est confondre prendre le simplement
semblable ou même le dissemblable pour de l'identique. De ce que le
devenir acquiert, du fait de sa production en un lieu, une
quasi-existence, il devient le modèle et le mode unique de toute
existence. Le rêve confond d'abord l'être du sensible avec l'être
sensible. L'être du sensible n'est pas sensible, le peu d'être que le
sensible possède est le lieu qui supporte cette étrange multiplicité
d’images qui constitue tout l’être sensible. Cette première
confusion en entraîne une seconde : nous croyons que tout ce qui
est doit être quelque part, nous confondons la production dans l’être
du lieu avec la participation aux formes. La différence entre le rêve
et la veille est celle de la confusion à la distinction et tout le
texte n’est lui même que cet effort de réveil, de discernement.