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Les morts ont-ils des droits?
On affirme un peu vite que les morts ont perdu leurs
droits avec l'existence, avec la Vie qui, seule, peut fonder ces droits, comme
si les disparus étaient des choses ou de simples moyens que les vivants
pourraient alors utiliser à leur guise. |
Mais les morts ne sont ni des choses,
ni réductibles à une poussière retombée qui n'a même pas la forme d'une
trace. Comment alors se demander s'ils ont des droits alors
qu'une enquête sur ce qu'ils sont devenus est impossible? Cela a-t-il un sens
d'attribuer un droit à ce qui ne souffre pas, à ce qui a perdu avec le corps la
vulnérabilité?
Les gens qui ne souffrent pas n'ont pas besoin du droit.
Les "droits des morts" ne peuvent donc être
ceux des vivants parce qu'ils sont hors d'atteinte de la violence et des injures
qui, de toutes manières, ne sauraient léser qu'un être raisonnable
sensiblement affecté, un être humain vivant. Avec le corps tout ce qui leur
était propre, tous leurs biens, appartiennent aux vivants qui en useront et les
transmettront selon un droit de succession: leurs dernières volontés ne
s'exercent d'ailleurs que si elles sont reprises par la volonté des vivants.
Cela signifie entre autre que le vivant, pour ce qui est de la violence, ne doit
craindre que les vivants: le reste est pur imaginaire ou stratégie d'une
société de consommation qui voudrait transformer chaque jour en fête comme
source de profit, ce qui est la négation de la fête, la splendeur
des pauvres selon Emile Ollivier.
Si le droit régule l'échange des objets, il ne les
protège pas de la violence du désir qui les détruit: ce qui n'est que moyen
ne prend sa valeur que de la fin poursuivie, de sa simple utilité. Mais les
morts ont eu des droits de leur vivant car, comme personne, comme fin en soi,
ayant la capacité propre de choisir leur but, de le vouloir, comme de vouloir
maîtriser les moyens pour y parvenir, ils ont vécu. Autant dire que ce qui
fondait leur droit de personne c'était la dignité d'un sujet moral auteur de
ses actes et par là sujet de droits. On comprend que la mort, disparition par
rapport à l'ici et au maintenant d'une existence comme projet qui donne sens au
monde, marque bien la fin de l'existence et des droits qu'elle
justifiait. Aussi bien, le silence qui remplace la parole marque bien l'absence
d'une pensée qui ne peut plus répondre et répondre de, à tel endroit et à
telle heure. Cela signifie-t-il que les morts sont nécessairement la
proie des vivants? Ce qui est la proie des vivants, et ils ne s'en privent pas,
ce n'est pas leurs paroles mais leurs écrits: n'a-t-on pas vu
expliquer les écrits de Bergson par des notes de cours, c'est à dire par ce
que Bergson a dit, par sa parole "notée", au risque de confondre le
souvenir de la parole et la parole figée.
On voit bien que pour que les morts aient des droits, il
faut tout au moins poser la question de l'immortalité de l'âme car
la notion même de personne, par la valeur absolue qu'elle implique (qui
hésiterait entre sauver un enfant ou un tableau de Van Gogh, dans un brasier?)
arrache l'âme à la contingence et lui confère alors des droits qui ne disparaîtraient
pas avec la mort.
Certes, l'embarras reste grand: quels peuvent être les
droits d'une personne qui n'existe plus dans le monde des humains? Qu'est-ce qui
fonderait le droit d'un disparu sur l'intégrité d'un corps qu'il n'anime
plus?
Si les morts
ont des droits, pour nous, ce ne peut être que ceux qui sont liés à la
personne et déliés de la chair qu'ils ont laissée. Mais peut-on concevoir un
droit sans un devoir?
Ce que la personne a en propre c'est d'abord ce qu'elle
a pensé et parlé: sa parole retentit encore avec le droit d'être restituée
telle qu'elle a été prononcée. Ne pas faire parler autrement la personne
c'est respecter son droit, et aussi sa dignité. Parce que la personne a une
valeur absolue ou n'a aucune valeur, les morts sont notre avenir malgré la danse
macabre de l'égalité: ils ont droit à autre chose qu'à une mascarade qui
s'efforce de faire grimacer ce qui n'a plus de visage. Nous n'avons donc pas à
les re-présenter ou à les faire agir. Parce que la volonté d'une
personne mérite le respect, notre liberté peut se transformer en piété
filiale, ce qui est une manière de les rencontrer en agissant comme ils
auraient aimé que nous agissions, une façon de les reconnaître sans pour cela
connaître ce qu'ils sont devenus: en quelque sorte les morts sont les ombres de
nos souvenirs.
Tout cela peut sembler très négatif; mais comment
trouver des droits positifs à ce qui n'est plus observable? Le devoir ne
serait-il pas de faire notre deuil de ce qui n'est plus? Ce serait alors le
droit des morts, ce qu'ils exigent des vivants. Paradoxalement, ils
deviendraient notre lumière comme l'exprime avec bonheur Emile Ollivier
dans Passages (page 100):
"Ils (les
morts) sont notre lumière et
non nos ténèbres ou plutôt, ils sont la lumière qui éclaire nos ténèbres."
Car la mort fait partie de notre
avenir, ce qui signifie qu'elle ne le ferme pas, qu'il n'y a peut-être
pas de mort...
Joseph Llapasset
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