L' A B S O L U E T L' A C C E S
La problématique de l'accès est une problématique originairement
mondaine, qui implique la dimension de l'espace, dans sa double acception, physique et transcendantale. Tout ainsi que l'arrivée dans un lieu où nous n'étions pas auparavant n'annihile pas pour autant
l'espace qui nous en séparait, de même notre accès aux choses qui
peuplent le monde, loin d'être l'abolition d'une distance qui nous en
aurait provisoirement éloignés, repose au contraire sur celle-ci comme
sa condition a priori et irréductible de possibilité.
Dans la donation qu'il opère l'accès, en tant qu'accès à quelque chose d'autre que nous-mêmes, maintient en vérité la déhiscence
originaire avec laquelle, au fond, il ne constitue qu'une seule et même
réalité phénoménologique. Car tout accès est un accès à, c'est à dire un parvenir dans ce qui, en lui-même, se trouve présenté comme accessible
au sein d'un éloignement qui lui est consubstantiel, même s'il autorise
en le fondant un éventuel mouvement de rapprochement / accaparement. De
telle façon que ce qui se pro-pose à nous - chose du monde ou objet de
pensée - n'est jamais totalement nôtre ni jamais totalement étranger. L'accès serait donc ce qui nomme l'ouvre de la transcendance comme
faculté d'objectivation, comme position de ce chiasme où la subjectivité originaire et l'étant se rencontrent et fusionnent dans
l'unité d'une expérience que la philosophie occidentale moderne nous a
précisément appris à penser comme celle du sujet et de l'objet .
Michel Henry, cependant, interroge l'en-deçà de ce pouvoir en posant la question radicale de la phénoménologie : comment l'accès
accède t-il d'abord à lui-même, quel est le fondement ultime de toute
relation possible ?
Sa réponse inaugure une nouvelle époque de l'interrogation philosophique : la transcendance n'est pas l'essence de la transcendance, la Relation n'est accès à quelque chose que parce qu'un pouvoir l'a
préalablement reliée à elle-même. Cet archi-pouvoir, cette anti-essence
du visible, cette étreinte de soi avec soi qui s'opère avant tout
déploiement de la spatialité originaire du monde et comme sa condition,
Michel Henry l'a reconnu comme étant la vie, dont l'immanence est le
mode propre de manifestation. En tant qu'elle est ce lien interne infrangible qui tient toute présence hors du néant, cette modalité
phénoménologique qui est la chair de chaque vivant constitue la seule
réalité authentique, l'absolu dans l'effectuation de son apparaître, la
parousie comprise comme Origine sans cesse présente et non comme une
lointaine révélation devant encore ad-venir.
Considérée à la lumière de ces analyses phénoménologiques fondamentales, il faut alors souligner fortement combien la question de
l'accès se trouve dépourvue de tout sens, ce qui pourrait s'exprimer
sous la forme paradoxale d'un ' Comment puis-je me rendre là où je suis
déjà? Identifié à la manifestation comme telle, l'absolu est en effet
le nom même de la réalité, le toujours-déjà-là de la Présence, et toute
conception qui le tiendrait pour un stade d'accomplissement et le but
ultime d'une quête persévérante relève soit de la pure spéculation soit
d'une simple description existentielle.
Nous n'avons pas à avoir accès à l'absolu parce que nous-mêmes sommes l'accès, et d'abord comme accès à nous-mêmes. Le ' problème' de
l'accès à l'absolu est un 'problème' toujours-déjà résolu par la
réalité vivante de celui qui le pose, préalable à chacun de ses
questionnements. Un questionneur qui s'apparente au poisson de cette
histoire zen qui vouait sa vie à la recherche angoissée d'un océan
merveilleux dans lequel il baignait en vérité depuis le commencement de
ses jours.
Poser cette question résulte donc de la transposition dans la sphère phénoménologique de la réalité immanente de nos vie d'une terminologie
et d'une problématique propres aux relations intramondaines reposant sur la transcendance et la position de la dimension ontologique de l'espace comme Ecart primordial. Ecart qu'une démarche intellectuelle /
existentielle pourra toujours se donner pour tâche de combler, inaugurant alors une recherche proprement désespérée dans son principe,
ainsi qu'il apparaît dans toutes les guises selon lesquelles la transcendance prétend à rendre compte d'elle-même sans se référer au
terreau vivant dans lequel elle trouve pourtant contenu et fondement.
Ici s'accomplit alors la possibilité d'une critique de la compréhension de la recherche spirituelle liée à la notion de voie.
L'idée de ' voie', ressortit en effet au domaine de l'irréalité,
secondairement constituée par la raison intentionnelle qui se représente l'existence et son cheminement comme un déroulement linéaire menant
d'un point à un autre, les deux étant ob-jectivés et situés par leurs
coordonnées temporelles respectives. Une fois institué, cet ensemble
conceptuel se confond avec l'illusion d'un but à atteindre, d'un quelque chose à obtenir et auquel, précisément, cette ' voie' privilégiée nous
permettra, un jour, éventuellement, d'accéder.
A l'opposé, une phénoménologie radicale découvre notre vie, en deçà de ces élaborations idéologiques, comme un absolu toujours-déjà présent dans l'instant, de telle façon que la question de son existence
apparaît bien relever d'une problématique du ' tout ou rien' qui exclut
l'idée même de révélation progressive ou partielle, laquelle n'a de sens que référée à des considérations de type psychologique en réalité
dépourvues de toute capacité à donner l'être, mais seulement à en
aménager des modes particuliers d'arraisonnement ou à poser des questions comme celle de la possibilité de son accès. Conclusion qui,
par ailleurs, ne signifie nullement leur égale indignité dès lors qu'il
est fondé de penser que telle ou telle pratique ( art, méditation.)
pourra avoir comme vertu de reconduire vers notre réalité vivante
cependant que telle autre, que Pascal nous a définitivement aidés à
penser comme ' divertissement', nous en éloigne au contraire pour nous
oublier dans les luxuriantes autant que stériles constructions de
l'abstraction raisonnante ou de l'imagination non créatrice.
Ce que nous pourrions résumer par la nécessité de distinguer radicalement d'une part l'idée traditionnelle de ' voie', de l'ordre de
l'irréel et, d'autre part, ce que cette voie révèle, qui ne fait qu'un
avec la seule et ultime réalité de cette vie que nous sommes et que nous étions déjà à l'origine de cette apparence de quête.
Tout chemin est ainsi un rêve de la vie immobile qui ne cesse de s'auto-éprouver sans jamais pouvoir sortir de soi, rendant vain par
principe tout projet d'évasion, toute possibilité d'errance. Tout chemin est ainsi ce détour imaginaire au bout duquel, inéluctablement, nous
nous retrouvons face au visage destinal qui est le nôtre depuis le
commencement du temps et qui est notre fondement vivant.
Ce fondement, il appartenait à la phénoménologie matérielle de Michel
Henry d' analyser la manière spécifique dont il se révèle, parachevant
ainsi l'édifice de la phénoménologie historique . En un point de
radicalité extrême où la pensée occidentale rejoint la sagesse la plus
aboutie et la plus difficile des maîtres orientaux : ne vous efforcez
pas de devenir des Bouddhas, ni d'atteindre l'Eveil. La bouddhéité est
notre propre nature et la chair de nos jours, l'Eveil est notre condition native. Il s'agit 'seulement' d'y faire retour en
reconnaissant et en déconstruisant dans le principe toute possibilité de transcendance. Transcendance qui pourrait alors se définir
lapidairement : ce qui, en ouvrant l'accès, nous masque aussi bien
l'Accès, dès lors que celui-ci se trouve compris comme le parvenir en
soi - même de la vie qui ne cesse de se produire et qui, se faisant,
nous constitue en tant que vivants.
Hormis aux yeux d'une telle démarche transcendante donc, rien là qui soit de l'ordre de l'extérieur, du caché, de l'obscur et doive un
jour pouvoir être dé-couvert pour se voir reconnu et expérimenté. Ce qui nous est donné avec notre naissance vivante l'est aussi totalement que
sans condition aucune, et à chacun pareillement, dans l'expérience
subjective intime qu'il fait de lui-même. En ce sens seulement tous sont égaux car chacun est ego, un ego généré dans le mouvement interne de la vie et qui partage pour cela avec elle cette propriété phénoménologique de se révéler à soi-même et intégralement dans le moindre de ses
contenus. De telle façon que cette souffrance n'est rien d'autre que
cette souffrance-là, cette pensée rien d'autre que cette pensée-là, ce
geste rien d'autre que ce geste-là, cette vie, en bref, rien d'autre que cette vie-là dans l'instant de sa manifestation.
Christianisme et bouddhisme ont tous deux donné naissance à une riche iconographie consacrée à leurs fondateurs respectifs. Parmi toutes ces représentations une figure impressionnante nous semble
particulièrement convenir pour illustrer cette ultime leçon tout à la
fois de sagesse et de philosophie. Ils y sont représentés face au
spectateur, la main droite levée, la paume tournée vers nous : voyez,
tout est déjà là, rien n'est dissimulé.
Il existe, dans la tradition zen chinoise, un apologue intitulé 'les dix tableaux représentant le domptage de la vache', laquelle
symbolise le but de toute démarche spirituelle et qu'il s'agit, pour le
pâtre, de retrouver puisqu'elle a disparu. La leçon de la parabole
adressée au chercheur plongé dans son inquiétude fiévreuse se développe
selon trois étapes successives de compréhension :
1) en réalité elle ne s'est jamais égarée ; à quoi sert donc de la chercher ?
2) en réalité, depuis le début de ta quête tu es assis sur son dos,
3) en réalité il n'y a ni vache ni pâtre : seulement la pure et invisible Présence qui se tient depuis toujours sous les apparences du monde et sans laquelle il
ne serait pas.
Roland Vaschalde - Bibliothèque Universitaire - Montpellier
- France.
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