Arts,
langage et herméneutique esthétique.
Entretien avec
Paul Ricoeur
-Première
partie
-Deuxième partie
Pensez-vous que l'art puisse être effectivement un chemin d'accès à la transcendance divine?
Oui, mais sans contrainte, sans injonction.
Par cheminement interne? C'est le cas de Messiaen?
On n'est pas obligé de partager la motivation de sa
composition, même s'il y a pour le créateur une adhérence
complète de sa motivation à sa composition. Et l'amateur n'est pas forcé de répéter son chemin. La suivance n'est pas ici de l'ordre de l'imitation de sa motivation. Prenons un cas intermédiaire: la tonalité
maçonnique de Figaro. On n'est pas du tout forcé de
partager cette religiosité rationalisante et de suivre un chemin qui n'est pas le sien. Je prends l'exemple d'un théologien que j'admire, Karl Barth, qui
mettait Mozart au-dessus de Bach. Bach était intentionnellement religieux, Mozart non.
Mais on peut écouter Mozart avec une ferveur qui révèlera en nous des motivations
religieuses. Bach constitue le seuil en quelque sorte, franchissable ou non, de l'esthétique religieuse. Kant, lui, avait admis un autre seuil: celui de l'éthique par le sublime. Dans le sublime notre imagination est débordée
par l'excès, quantitatif ou dynamique; mais nous sommes à l'abri, c'est-à-dire que nous réaffirmons
notre supériorité morale face à la supériorité des forces qui nous écraseraient si
nous leur étions livrés. Mais on peut dire aussi qu'une
tonalité éthico-religieuse est évoquée par le "Ciel
étoilé au-dessus de nos têtes".
Le sublime a aussi une valence potentiellement religieuse, mais pas expressément, ni
nécessairement.
Vladimir Jankélévitch
note à propos de la musique une autre forme de seuil: celui du mystère, de l'inexprimable qui renvoie au travail sans fin,
inlassable, inépuisable du langage pour dire ce qui ne peut se dire ou se dire que par
allusion, suggestion, allégorie, métaphore. Le mystère musical, écrit-il, n'est pas l'indicible, mais l'ineffable. C'est la nuit noire de la mort qui
est l'indicible, parce qu'elle
est ténèbre impénétrable et désespérant non-être, et parce qu'un mur infranchissable nous barre de son mystère: est indicible, à cet
égard, ce dont il n'y a absolument rien à dire, et qui rend
l'homme muet en accablant sa raison et en médusant son
discours. Et l'ineffable, tout à l'inverse, est inexprimable parce qu'il y a sur
lui infiniment, interminablement à dire: tel l'insondable
mystère de Dieu, tel l'inépuisable mystère d'amour, qui est mystère poétique par excellence (15).
Pensez-vous que l'art soit une manière d'accéder à cette frontière de l'indicible
ou de l'ineffable, la mort, l'amour,
l'expérience mystique et peut-être encore d'autres régions similaires, ce qui soulignerait la fonction uchronique et
utopique de l'art?
L'ineffable a un caractère d'incohésion, d'indifférenciation qui est
justement surmonté par l'uvre d'art. Celle-ci est certes structurée autrement que dans le langage, mais
elle est structurée; et en ce sens chaque uvre d'art a
la singularité de sa structuration. Dans les pages que j'ai
consacrées à l'expérience esthétique à la fin de La
Critique et la conviction, j'ai surtout insisté sur ce
caractère structuré singulier, le fait que chaque uvre est la résolution d'un problème. On peut reprendre ici les analyses de Merleau-Ponty sur
Cézanne (16). Dans la peinture le problème est lui-même singulier: c'est la conjonction, dans une même requête, entre la couleur, la forme et
la lumière, et cette combinatoire est chaque fois singulière. Ce qui me paraît
ineffable, je le mettrais non pas dans chaque peinture, mais dans ce qui l'a provoquée, à savoir, si l'on prend l'exemple de Cézanne, dans ce retour permanent sur l'objet de la peinture, comme s'il y avait un
inépuisable à dire. Il y a une sorte d'approximation
tenace, à la faveur d'une autre perspective, d'un autre profil, chaque fois différents. Ainsi le signifié
"Montagne Sainte-Victoire", si l'on peut dire, est une exigence de signifier plus. J'insisterais là sur l'injonction ineffable et
l'effectuation chaque fois singulière. C'est une analyse que j'avais trouvée
admirablement faite par Granger (17) à
propos de l'algèbre de Pascal. Le nom propre est le nom de
la singularité de la résolution du problème. Nous retrouvons là l'affirmation initiale: cette singularité de la résolution d'un problème, qui apporte une réponse singulière à un défi singulier,
est éminemment communicable. Nous compensons le défaut d'universalité
de la résolution singulière du problème par la communicabilité. Il y a évidemment un
parallèle avec Kant, quand il souligne que c'est le jeu de l'entendement et de l'imagination qui est
communicable. Et dans le cas de la résolution d'un
problème, on peut dire que c'est le
jeu du défi et de la solution.
On peut aussi entendre
autre chose dans ce que vous venez de dire à propos de Cézanne. Quel est en effet ce
besoin de sans cesse reprendre ces approximations de l'objet peint? N'est-ce pas la question
thématisée par Husserl (18) du flux des Abschattungen, des
faces, des esquisses, des profils, des silhouettes dans un horizon temporel de perception?
L'uvre d'art serait-elle
alors, en termes husserliens, plutôt du côté du corrélat noématique, du côté de l'objet transcendantal, ou de la noèse, du côté de l'intentionnalité du sujet, ne serait-ce pas finalement cette relation
entre l'objet visé et la visée de l'objet qui pourrait définir l'uvre d'art?
Je voudrais aborder cette
question-là par son équivalent linguistique. à savoir qu'une linguistique de type
saussurien, binaire, ne fonctionne pas.
Signifiant et signifié c'est l'envers
et l'endroit du signe. Il faut une sémiotique à trois
termes: signifiant, signifié, référent. C'est la demande
du référent qui n'est jamais
épuisée par le binaire signifiant- signifié.
Est-ce que ce référent
est un imaginaire, au sens où l'entendent
par exemple Sartre et une certaine tradition phénoménologique, et l'accès au référent passe-t-il nécessairement par le langage?
Je veux dire que le
référent est extérieur au signe; mais il y a plusieurs modes d'extériorité. C'est
peut-être dans la nature de l'extériorité qu'est le problème. Dans la peinture vous avez des paysages, des portraits,
des sujets intimistes, des motifs allégoriques, des compositions abstraites, etc. Prenez
par exemple Poussin; c'est un exemple remarquable, parce qu'il entremêle constamment des figures chrétiennes, des figures païennes
et des paysages. La demande de sens vient ici de l'enchevêtrement
de multiples référents dont les uns sont littéraires, mythologiques, bibliques, les
autres naturalistes, avec une sorte de contamination mutuelle, parce que la nature devient
à la fois païenne et biblique et réciproquement les figures mythologiques et bibliques
sont investies dans la nature. Pour en revenir au rapport avec le langage, ce n'est pas sans une certaine culture verbale que l'on peut appréhender ce genre d'uvres.
Ne faudrait-il donc pas poser la question autrement: peut-on imaginer des arts chez des
êtres qui n'auraient pas de langage? Est-ce que seuls des
êtres qui ont pu signifier par mots et par phrases ont pu avoir l'idée de l'iconicité
du fantasmatique, de sa valeur référentielle et pas seulement signifiante interne, de
renvoi à autre chose?
La musique est finalement
le cas limite. La plupart des musiciens en effet ne sont pas dans le langage, ils sont
dans l'organisation du son. C'est peut-être le rapport entre le signifié et le son qui
est le cas limite.
Oui, mais il faut aussi
prendre tous les arts ensemble. Il y a la musique parce qu'à côté il y a la peinture, le théâtre, etc. Dans la symphonie des
arts il y a des gradations où le langage va decrescendo depuis le roman, le théâtre, le
narratif, jusqu'à la musique, en passant par la peinture, la
sculpture, les arts intermédiaires. Il restera toujours au langage cette supériorité qu'il nous permet de parler sur la musique. Alors y aurait-il des
arts, y compris la musique, sans la capacité réflexive du langage, qui est d'essayer de donner des noms à ces humeurs dont nous avons parlé? Nos
émotions en effet sont aussi le produit d'une grande
littérature de dénomination, d'exploration et aussi de
structuration des passions, comme l'ont souligné Descartes
ou Spinoza, qui consiste non seulement à les dénommer, mais aussi à les mettre en ordre
et éventuellement à les dériver dans le cadre d'une grande systématique.
C'est ce que vous appelleriez la
"refiguration" qui exprime la capacité
pour l'uvre d'art de
restructurer le monde du lecteur, de l'auditeur ou du
spectateur en bousculant son horizon, contestant ses attentes, remodelant ses humeurs en
les retravaillant de l'intérieur, ce que vous nommez si
justement "le pouvoir de morsure de l'uvre sur le monde de notre expérience" (19)?
Ce travail n'est-il pas absolument parallèle dans le langage à
ce qui se fait hors du langage par les arts non transcriptibles en langage comme la
musique essentiellement, mais aussi à des degrés divers la peinture et la sculpture? La
possibilité de "parler sur" appartient sans doute au caractère de signifiance attaché à des signes
verbaux et des signes non verbaux et à leur capacité de s'interpréter
mutuellement. La musique donne peut-être à penser en donnant à parler. Le travail de
critique musicale nous aide au fond à comprendre non seulement comment une uvre est
structurée, mais comment elle structure les sentiments, et à essayer de dénommer les
sentiments ainsi créés: qu'est-ce
qui dans notre langage, nous demandons-nous, serait le plus approchant de la singularité
de cette humeur-là?
Léos Janacek dit en
substance que là où manque la parole, commence la musique, là où s'arrêtent les mots, on se
met à chanter...
C'est encore là une manière de dire, car c'est aussi une marque du langage que les mots manquent: il s'agit d'un manque dans le langage. Peut-être
tous les arts sont-ils aussi en manque d'une autre façon.
De quoi?
Probablement de l'impulsion créatrice qui est ce que nous appelons l'ineffable, l'informe, qui ne va être que
partiellement épuisé par les formes. La mise en forme est à la fois une avancée, mais
en même temps un défaut par rapport à ce qui veut être dit. Quelque chose demande à
être figuré, composé, structuré. Quoi? On peut prendre des noms dans d'autres registres des sciences humaines, comme l'éthique, le religieux, etc. Il resterait l'intraduisible
dans aucune autre espèce de langage qui ne serait pas l'un de ceux-là.
Vous admettez cette notion
d'intraduisible
absolu qui serait peut-être cet imaginaire transcendantal? Peut-on le concevoir
philosophiquement?
Sinon que par le manque, l'être-en-défaut, qui est aussi un être-en-dette.
Il y a de très belles analyses heideggeriennes sur la Schuld qui est plus que
morale: c'est l'être-en-dette,
qui est aussi lié à l'être qu'il
appelle gefallen, c'est-à-dire
borné dans son être situé.
Finalement, par rapport à
ce que dit Wittgenstein: "Ce dont
on ne peut parler, il faut le taire" (20),
ne peut-on pas soutenir l'inverse par rapport à l'intraduisible: ce qui ne peut se dire il faut essayer sans
cesse de le dire?
Oui, vous évoquez la
conclusion du Tractacus, c'est-à-dire
un type de discours fermé qui dénomme à la fin son propre manque. Mais Wittgenstein
explore aussi le langage ordinaire, la mystique, la morale. Il y a d'autres jeux de langage possibles. Dans le Tractacus il n'a joué que d'un seul, celui qui est
parfaitement structuré dans le théorétique pur par: "Cela
est le cas". La clôture de ce discours se dénomme
elle-même à la fin par le silence; mais ce silence peut être brisé par un autre type
de discours, par Wittgenstein lui-même, qui n'a cessé en
effet de parler... Et le Tractacus devient ainsi une sorte d'îlot fermé dans une mer de discours.
Vous venez d'évoquer les notions de manque, d'absence, de silence. Comment voyez-vous l'instauration
par l'uvre d'art de cet
autre que le silence, de cet autre que l'absence?
C'est l'uvre d'art elle-même. La musique précisément rompt le silence, même si elle
crée aussi du silence. Elle se détache sur du silence et elle révèle en quelque sorte
le silence, à la fois interstitiel et environnant, et peut-être y reconduit-elle par le
sentiment que tout n'est pas dit en cette uvre, puisqu'il y aura d'autres uvres. On pourrait
même dire que l'artiste est l'unité
de multiples uvres: ce qui n'est pas dit dans l'une est dit dans l'autre. L'identité du créateur se démultiplie, se fragmente et se recompose à
travers cette série qui constitue l'essai d'approximation d'un inépuisable. On reconnaît
d'ailleurs les uvres; on dit: c'est un Cézanne, c'est un Monet. Les séries,
c'est ce qui en fait l'intérêt,
témoignent de l'identité du
créateur.
L'inépuisable c'est
peut-être aussi l'inépuisable de l'identité-ipséité, celle, pour vous citer, dun
"sujet capable de se désigner comme étant lui-même l'auteur de ses paroles et de ses actes, un sujet non substantiel et non
immuable, mais néanmoins responsable de son dire et de son faire" (21). Finalement ne reconnaît-on pas l'ipséité d'un Picasso bien qu'il ait changé, lui aussi, d'une période à
l'autre?
J'avais tenté d'étendre
au-delà de son lieu de naissance (22) cette distinction risquée des
deux sortes d'identité, l'identité
répétitive du même, de l'idem ou de la "mêmeté", d'une part, et l'identité en construction de l'ipse, d'autre part (distinction qui se
repère par selbig et selbst en allemand, same et self en
anglais). J'avais d'abord pensé
surtout à la construction narrative de l'identité (23)
dans l'ipséité/; mais je l'ai aussi appliquée à sa tenue de promesse: je maintiendrai dans la
"tenue". N'y
a t-il pas aussi une tenue, un maintien, qui fait qu'on
reconnaît à une seule uvre le même auteur? C'est une
mêmeté intéressante, puisqu'elle est la mêmeté d'une suite en nouveauté. Chaque uvre est chaque fois une uvre
nouvelle, mais qui, en recevant une suite, désigne l'ipséité du créateur...
Et peut-être aussi du récepteur?
Comprendre, pour le
spectateur ou l'auditeur, c'est aussi savoir faire le trajet d'une
uvre à l'autre: le jeu de l'identité et de la pluralité dans la composition d'une promesse à soi, d'un maintien dans la
diversité. Il y a là d'ailleurs un aspect éthique. "Je maintiendrai", c'est une promesse tenue, en tout cas un dessein poursuivi, une fidélité
à soi-même, qui n'est pas une
imitation répétitive, mais une création fidèle à soi, une fidélité dans la
progression de la même promesse, dans la multiplicité de ses effectuations.
Cela fait penser à la
question de l'uchronie ou de l'utopie. Finalement cette ipséité-là ouvre un monde, elle n'est pas simplement une manière
"d'habiter le monde" tel qu'il est. C'est cet autre monde-là qui est une
promesse presque eschatologique.
Je crois qu'il faut maintenir le mot monde: il désigne une
possibilité d'habiter, ou une habitabilité mise à l'épreuve. Un monde, c'est quelque chose où
je me trouve et que je peux habiter sous diverses modalités, selon qu'il est hospitalier, familier, étrange, hostile. Les tableaux de
désastres marins, d'étendues de ciels, de déserts
glaciaires montrent un espace où il n'est pas possible de
mettre un abri humain: ainsi est restitué à sa fragilité l'acte
d'habiter soumis à la vulnérabilité de l'être dans un monde hostile. La notion même d'abri est intéressante pour l'habiter, parce
que c'est le rapport de la menace à la sécurité, en même
temps la délimitation d'un espace partagé entre un
intérieur et un extérieur. Toute uvre d'art répète
peut-être ce rapport de l'intérieur et de l'extérieur. En peinture c'est aussi la
réflexion sur les marges, et le cadre est parfois interprété par certains comme une
fenêtre creusée: l'immensité du monde est comme découpée
à l'intérieur du cadre par une sorte de fente, de mise en
abîme creusée dans l'espace fermé du cadre. En refigurant
notre monde, l'uvre d'art
se révèle à son tour capable d'être
un monde.
Cette notion de monde n'est-elle pas un peu trop
"mondaine", à tous les sens du terme?
Cela renvoie à la question de l'éthique évoquée
précédemment dont on peut se demander si elle fait partie d'un monde, même si elle renvoie au monde?
L'éthique a pour fonction d'orienter l'action, tandis que dans l'esthétique il y a suspension de l'action et
donc, du même coup, du permis et du défendu, de l'obligatoire
et du souhaitable. Je crois qu'il faut maintenir la
catégorie de l'imagination, qui est un bon guide. L'imagination c'est le
non-censurable...
Pour l'art?
Oui, pour l'art, sous toutes ses formes. Toutes les fois que
des mises en forme deviennent coutumières et se transforment en injonctions, en
"éthisant" en quelque sorte l'esthétique, il y a nécessité d'un moment
de rupture, de provocation, comme le montrent en musique les exemples de Schnberg,
de Varèse ou de Boulez. Cela pour regagner la libre expansion de l'imaginaire, défini par cette capacité non-censurée.
Quel est le rapport
justement entre cette non-censure et la censure potentielle de l'éthique qui suppose des interdits et des
commandements éthiques ("Tu ne tueras point"), alors qu'en principe il n'y a pas de commandements esthétiques?
Ce qu'il ne faut pas faire, c'est tirer une éthique d'une esthétique, ce
qui est la contre-partie de la libération de l'esthétique
par rapport à l'éthique. De ce point de vue-là je dirais
avec les Médiévaux qu'il faut maintenir la parfaite
autonomie de chacun des grands Transcendantaux: le Juste, le Vrai, le Beau. Et le Beau n'est ni juste ni vrai. D'accord pour que l'Être soit dit par le beau, oui, mais justement il n'est pas dit sur le mode véritatif, ni sur le mode
injonctif.
Vous n'êtes donc pas d'accord,
semble-t-il, avec les postmodernes qui font de l'esthétique
une éthique et de l'éthique une esthétique, en particulier
avec toutes ces théories à la mode qui consistent à faire de la vie une uvre d'art, un chef-d'uvre
esthétique?
En particulier avec toute
l'esthétisation de l'interprétation nietzschéenne. C'est là où
je rejoins tout à fait les dernières positions de Derrida, si proche de Lévinas
maintenant, disant: "Il y a une seule chose qu'on ne peut pas déconstruire, c'est l'idée de Justice". Je crois vraiment que l'idée de Justice est
irréductible à toute idée esthétique. Alors est-ce que l'esthétique
peut nous suggérer quelque chose concernant la Justice? C'est
peut-être cette voie latérale que Kant lui-même a explorée par le Sublime, comme
distinct du Beau. Toute esthétique n'est pas une esthétique
du Beau. Dans la mesure où toute beauté, en particulier par sa rupture avec l'utilitaire, nous élève, elle revêt une signification éthique
potentielle, ne serait-ce que parce qu'elle démontre que
tout ne rentre pas dans l'ordre marchand. Cela a une
signification morale: la personne n'est pas un moyen, mais
une fin. L'esthétique, en nous libérant de la dictature de
l'utilitaire et de l'ordre
marchand, opère comme le début d'une conversion à l'autre que l'utilitaire
ou même que le plaisant.
Peut-on dire que l'art introduit à une
"communauté pathétique" comme le
soutient votre collègue Michel Henry ou à une communauté de Justes au sens
lévinassien? Dans certaines uvres de Mozart, de Haydn, de Beethoven on sent bien
cette nostalgie ou cette attente d'une
communauté humaine authentique.
Là il faudrait corriger
ce que j'ai affirmé précédemment en
disant que l'éthique est la régulation de l'action. Il ne faut pas séparer en effet l'homme
agissant de l'homme souffrant, le pratique du pathique. C'est peut-être au point de l'articulation du
pratique et du pathique que l'esthétique a quelque chose à
dire, comme l'a montré en particulier Michel Henry qui
étudie finement les figurations en extériorité du pathique dans la peinture, notamment
chez Kandinsky (24). Ce que nous avons dit des humeurs relève également
du pathique. Peut-être serions-nous là dans la zone où l'esthétique
et l'éthique se recouvrent partiellement. Mais dans la
mesure où l'action humaine crée du souffrir par la
violence, une pathétique peut-elle être reprise par l'esthétique?
C'est la question qui a été soulevée à propos de la
Shoah. Il n'est peut-être pas possible de raconter par du
narratif ou de mettre en scène, mais on peut peut-être pleurer-chanter. On est alors
dans l'ordre du lyrique qui est le discours du pathique. Dans
le langage, qui n'est pas que pratique, il y a aussi le
lyrique que l'on peut explorer comme le récit du point de
vue du temps. C'est le temps du fardeau, de l'usure, de la tristesse du vieillissement, de la nostalgie de ce qui ne
reviendra jamais, de l'inquiétude de ce qui menace ou de ce
qui ne viendra pas. Toute cette pathétique de la temporalité se déploie dans cette zone
de parenté et de contamination éventuelle entre la lyrique verbale et l'expression picturale ou musicale du pathique. Il y a aussi une création
du pathique qui n'a pas été vécu, du pouvoir souffrir
autrement, et cela ajoute au pathique, au-delà du déjà souffert. Par pathique il faut
entendre de surcroît non pas seulement le souffrir, mais aussi le jouir, ou plus
largement l'éprouvé.
Pourquoi à votre avis les
philosophes contemporains s'intéressent-ils aussi peu à ce pathos, au sens large?
Je pense que c'est par un poids excessif du politique sur l'éthique. Nous sommes pourtant sans cesse renvoyés du côté de l'éthique par le fait qu'à la fin de cet
horrible XXe siècle, avec son cortège de victimes et de souffrances, il y a surabondance
du pathique effectif de l'histoire. D'autre part, on ne peut pas se laisser enfermer dans la déploration, et c'est peut-être justement aux arts de la prendre en charge.
On connaît la terrible
interrogation: peut-on faire de la poésie, et plus généralement de l'art, à propos de la déploration, notamment après
Auschwitz et Hiroschima? Jusqu'à quel point l'art peut-il être déploratif?
à condition qu'il reconduise au silence, au silence respectueux,
on pourrait dire au silence éthique, sans défaut ni excès esthétiques. Il est vrai que
nous sommes là au seuil de l'indicible; mais il faut bien le
dire, pour qu'on ne l'oublie
pas. L'injonction de ne pas oublier
doit bien passer par quelques tentatives de transmettre, donc de dire.
Arnold Schnberg,
dans Un Survivant de Varsovie écrit en 1947 après les massacres de masse nazis en
Pologne, est à la limite de ce qui est dicible. à la fin, tandis que l'adjudant nazi glapit ses ordres d'extermination: "Comptez! Plus vite! On
recommence! Dans une minute, je veux savoir combien j'en
livre à la chambre à gaz! Recomptez!", le chur
chante: "Écoute Israël, l'Éternel,
notre Dieu, est le seul Éternel". Cette opposition
entre la mort imminente et l'affirmation de la foi en l'Éternel provoque une indicible émotion, à la limite de
la stupeur et du mutisme.
Mais quand vous dites à
la limite, c'est encore l'exploration des frontières. Chostakovitch célèbre de son côté les
victoires soviétiques où l'on retrouve la veine
beethovenienne de l'héroïsme, mais en même temps on peut
écouter ses symphonies sans penser spécifiquement à la "Guerre patriotique". C'est donc par la désingularisation qu'est universalisé le singulier.
Finalement, d'après vous, toute grande uvre d'art peut être décontextualisée ou n'a pas besoin de son contexte, ni dans la création, ni dans la réception?
Elle transcende son
contexte de production. Je pense à Marx dans les premiers chapitres du Capital (25)
qui évoque Sophocle et Shakespeare avec le sentiment qu'il y a là des uvres qui ne sont pas entraînées dans le désastre
ou l'extinction des économies et des politiques dans
lesquelles elles ont vu le jour. On connaît aussi le célèbre passage de l'Introduction générale à la critique de l'économie
politique où Marx montre le décalage entre la base socio-économique de la société
et la sphère artistique et au sein de celle-ci entre les différentes formes artistiques.
"La difficulté, note-t-il, n'est pas de comprendre que l'art grec et l'épopée sont liés à certaines formes du développement social. La
difficulté, la voici: ils nous procurent encore une jouissance artistique, et à certains
égards, ils servent de norme, ils nous sont un modèle inaccessible" (26). En quelque sorte les uvres d'art ont la capacité de surmonter leurs propres conditions de production,
de leur survivre et donc de se rendre reconnaissables dans des contextes différents: la
capacité de se décontextualiser et de se recontextualiser, qui est peut-être la
meilleure approximation du sempiternel, est la capacité non seulement de subir l'épreuve de contextes différents, mais aussi de créer des contextes
différents, de se recontextualiser. C'est la limite
peut-être d'une sociologie, mais est-ce que la sociologie ne
peut pas penser aussi ses propres limites, c'est-à-dire
justement le caractère inépuisable de l'uvre d'art, irréductible aux rapports économiques de production
et aux rapports politiques de pouvoir?
Vous avez écrit dans La
Critique et la conviction que "l'une des fonctions assurées autrefois par le roman B tenir lieu de sociologie B n'a plus de raison d'être" (27). On pouvait admettre à partir de Balzac,
Zola et bien d'autres que le roman est une sociologie
spontanée. Aujourd'hui on chercherait plutôt à faire l'inverse: la sociologie du roman. Comment voyez-vous cela?
J'ai été bien imprudent! Je suis un peu mis dans l'embarras par cette citation outrancière. La sociologie n'épuise sûrement pas son objet et le roman continue peut-être d'exercer sa fonction ancienne. Il est vrai qu'il
est en concurrence avec les sociologies méthodiquement conduites. Je viens de lire cet
été Vie et destin de Vassili Grossman (28).
Aucune histoire ou sociologie de la Guerre patriotique ne peut égaler cette uvre,
précisément quant aux vies et à leur destin, c'est-à-dire
rendre compte de l'expérience contingente des personnages et
du fait qu'il se crée un inéluctable de par leurs choix
mêmes. Grossman s'est servi de toutes les ressources du
roman tolstoïen, c'est-à-dire des
ramifications, des parentés, etc., pour pouvoir parler de la Kolyma, de la déportation,
des tranchées et des assauts furieux de Stalingrad. Il pratique ainsi une sorte de coupe
dans la Russie du début des années quarante que ne peuvent sans doute égaler aucune
histoire, aucune sociologie.
Peut-on même parler de
sociologie de l'art?
A l'instant je pensais à la sociologie de la
société. La sociologie de l'art? Je
ne sais pas.
Finalement, la plupart des
sociologies admettent que c'est la
biographie ou les conditions de vie de l'artiste ou la
situation sociale et les déterminations socio-historiques qui expliquent l'uvre. Ne serait-ce pas plutôt l'inverse:
l'uvre qui expliquerait la
biographie et les conditions sociales?
De ce point de vue-là la
catégorie qui m'a toujours parue
suspecte, c'est celle "d'influence". Parce que c'est un point de vue rétrospectif. Une uvre se crée ses propres
influences; en choisissant dans son héritage, elle découvre rétrospectivement dans l'écheveau des causalités pour exclure celles qui seront mises hors-jeu.
Et le sociologue va se placer au moment où ce regard rétrospectif a fait son uvre.
Il peut alors écrire: telle ou telle cause étant donnée, telle uvre en résulte.
Mais il réécrit en prospective ce qui a d'abord fonctionné en rétrospective, à savoir que la production découpe
en arrière de soi les conditions de sa production, celles qui font partie de sa
nouveauté.
Paul Ricur - Professeur émérite de Philosophie - Universités Paris X et Chicago
Aller vers: Michel Henry, Voir l'invisible. Sur Kandinsky, Paris, François
Bourin, 1988.
Voir l'aperçu de Joseph Llapasset dans Philagora
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