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Rubrique Mare Nostrum sur philagora  http://www.philagora.net/mar-nos/mar-nos.htm

Dionysos,   l’étranger 

par René Schérer: page1 - page2 - page3  -page4

Il y a, vers la fin de La Mort à Venise de Thomas Mann (dernier chapitre, VI), dans ce livre lumineux, incandescent, dans ce livre à la fois éblouissant et sombre, une page encore plus ténébreuse et toute parcourue de traits de lumière, de fulgurations. Elle fait irradier ses éclairs sur l’ensemble de l’œuvre, en même temps qu’elle puise en celle-ci sa charge profonde, ses retentissements proches et lointains.

Cette page rapporte un rêve. C’est-à-dire, en une inspiration très freudianisante, une formation du désir; et d’un désir, chose éminemment intéressante pour notre propos ici, en relation avec l’irruption de l’étrange et de l’étranger, d’un étranger à la fois inquiétant et familier ; en langage freudien, on dirait, d’une « inquiétante étrangeté », das Unheimliche.

Ce rêve est introduit par Thomas Mann de façon quasiment clinique : « Cela commença par de l’angoisse, de l’angoisse et de la volupté, et, mêlée à l’horreur, une curiosité de ce qui viendrait ensuite... ». Ce rêve intervient après que Gustav Aschenbach a eu connaissance de l’épidémie de choléra qui sévit à Venise, à la fois manifeste et tenue secrète. Il commence par un bruit lointain, un vacarme confus, une rumeur grandissante ; par l’annonce d’un flot qui va déferler sur le dormeur en proie à la terreur nocturne. Bientôt il sera submergé par le cortège grondant des faunes, égypans, satyres, ménades aux thyrses brandis, aux tambourins agités : la troupe en délire de Bromisos le grondant, de Dionysos le grand Bacchant, sans qu’il soit jamais directement nommé tel, mais aisément reconnaissable dès le début à son cortège, à l’emblème obscène du Phallus géant qui l’accompagne et le représente. Une seule expression suffit à le désigner : « La divinité étrangère ». Une ellipse qui dit tout à la fois la provenance, la nature ou mieux la structure de celui dont il s’agit : « Mais il connaissait un mot obscur et qui pourtant désignait ce qui allait venir : "la divinité étrangère" » (Der fremde Gott !). Cette formule sera reprise à la fin du rêve, au moment où le cortège déchaîné se livre à la consommation de la chair crue et sanglante, à ce que les mythologues connaissent sous le nom d’homophagie et de diasparagmos, déchirement : « L’écume aux lèvres, déments, ils s’excitaient les uns les autres avec des gestes lubriques ; leurs mains s’égaraient : au milieu de rires et de gémissements, ils s’enfonçaient mutuellement des aiguillons dans la chair et léchaient le sang qui coulait de leurs membres. Et le dormeur était avec eux, il était en eux ; et son rêve venait de le livrer à la divinité étrangère » (dem fremden Gotte).

Que Thomas Mann ne se serve, à titre de nom du dieu par tous les lecteurs aisément reconnaissable, que de cette périphrase est évidemment intentionnel et donne à réfléchir. C’est en tant qu’étranger, étrange étranger et possédant cette propriété spécifique entre tous les autres dieux, et propre à qualifier l’âme d’Aschenbach et sa singulière aventure, que ce dieu, parmi nous, fait son entrée dans la mythologie des profondeurs psychiques, comme dans celle de la création littéraire contemporaine. C’est en tant que divinité étrangère qu’il confère au rêve de La Mort à Venise une telle flamme et un tel poids. La Mort à Venise, force et victoire de l’étranger, quelles que soient les défenses (les défiances) que chacun croit pouvoir dresser contre lui : « Grande était sa répugnance, grande sa crainte, loyale sa volonté de protéger jusqu’au bout ce qui était sien contre l’étranger, l’ennemi de l’esprit qui veut se tenir et se contenir » (das Seine zu schützen gegen den Fremden, den Feind des gefassten und würdigen Geistes). Thomas Mann ou l’invincible puissance de l’étranger contre le « sien », contre le « soi ».

Le rêve de Gustav Aschenbach est issu des profondeurs. Il fond sur le dormeur comme une lame extérieure, et qui tout aussi bien l’enveloppe et le pénètre à la fois : « En totale indépendance de lui, écrit Thomas Mann, mais aussi sans qu’il eût conscience d’être lui-même en dehors des événements qui, fondant sur lui du dehors, brisaient sa résistance » .

Ce rêve, indépendant de la volonté claire, dans son origine comme dans sa structure, s’oppose à la rêverie semi-consciente, entraînant en tout cas l’adhésion volontaire, revendiquée comme expression du « soi », qu’Aschenbach pouvait développer précédemment à l’apparition de Tadzio, le bel adolescent qui promenait sur la plage sa silhouette de jeune dieu. Le désir qui portait cette rêverie-là était nettement reconnaissable et avouable : C’était celui de la beauté par les formes, le platonisant, l’apollinien, la tension vers « l’essence du beau » (das Schöne selbst). Jeune dieu, jeune Éros de la statuaire grecque familière à l’esprit. « Quelle discipline, quelle précision de la pensée s’exprimait dans ce corps allongé, parfait de juvénile beauté ! Mais la sévère et pure volonté dont l’activité mystérieuse avait pu mettre au jour cette divine œuvre d’art n’était-elle pas connue de l’artiste qu’était Aschenbach, ne lui était-elle pas familière ? [bekannt und vertraut]. Cette volonté ne régnait-elle pas en lui aussi quand, rempli de passion lucide, il dégageait du bloc marmoréen de la langue la forme dont il avait eu la vision et qu’il présentait aux hommes comme statue et miroir de beauté intellectuelle ? »..

Entre le rêve nocturne et le rêve éveillé, la rêverie diurne, entre le sombre et le clair, le lourd désordre des sens et la limpidité légère de l’intellect, l’opposition est celle de l’étranger (fremd) et du familier (vertraut), du rassurant, du confiant qui est aussi le « soi », le « chez soi ». Car un des synonymes de vertraut est heimlich qui a le sens de l’intime. La traduction française les confond, et incite le lecteur, abusivement certes, mais non pas à tort, à lire un « heimlich » partout où a été écrit « familier », pour pouvoir plus aisément penser à l’étranger ou à l’étrange comme un unheimlich, cette inquiétante étrangeté dont Freud et son traducteur français ont assuré la fortune – traduction illégitime elle-même d’ailleurs, les deux, de heimlich et de unheimlich faisant s’estomper le sens premier de secret et de mystère pour privilégier la racine heim qui indique aussi le pays ou le natal, le foyer.

L’inquiétante divinité étrangère n’en ferait que mieux ressortir la calme apparition de l’immémoriale harmonie. Entre la belle, pure, à la fois sensible et intellectuelle, statuaire du Tadzio-Éros-Apollon, qui éveille (réveille plutôt) l’Idée platonicienne, celle de la réminiscence, ce retour à notre origine céleste, entre la belle créature apollinienne et la divinité étrangère nocturne, La Mort à Venise trouve sa dimension tragique : entre Apollon et Dionysos, à la manière de Nietzsche cette fois...

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