… Nous avouerons (1)
que notre héros était fort peu héros en ce moment. Toutefois, la
peur ne venait chez lui qu'en seconde ligne (2);
il était surtout scandalisé (3)
de ce bruit (4)
qui lui faisait mal aux oreilles. L'escorte prit le galop; on
traversait une grande pièce de terre labourée, située au delà du
canal, et ce champ était jonché de cadavres.
- Les habits rouges! les habits rouges (5)!
criaient avec joie (6) les
hussards de l'escorte, et d'abord Fabrice ne comprenait pas; enfin il
remarqua qu'en effet presque tous les cadavres étaient vêtus de
rouge. Une circonstance lui donna un frisson d'horreur; il remarqua (7)
que beaucoup de ces malheureux
habits rouges vivaient encore; ils criaient, évidemment pour demander
du secours, et personne ne s'arrêtait pour leur en donner. Notre
héros (8),
fort humain, se donnait toutes les peines du monde pour que son cheval
ne mît les pieds sur aucun habit rouge. L'escorte s'arrêta; Fabrice,
qui ne faisait pas assez d'attention à son devoir de soldat, galopait
toujours, en regardant un malheureux (9)
blessé.
- Veux-tu bien t'arrêter, blanc-bec (10)!
lui cria (11) le maréchal des
logis. Fabrice s'aperçut qu'il était à vingt pas sur la droite (12),
en avant des généraux, et précisément du côté où ils
regardaient avec leurs lorgnettes. En revenant se ranger à la queue
des autres hussards restés à quelques pas en arrière, il vit le
plus gros (1 3)
de ces généraux qui parlait à
son voisin, général aussi, d'un air d'autorité et presque de
réprimande; il jurait. Fabrice ne put retenir sa curiosité; et,
malgré le conseil de ne point parler, à lui donné par son amie la
geôlière, il arrangea une petite phrase bien française, bien
correcte, et dit à son voisin:
- Quel est-il ce général qui gourmande (14)
son voisin?
- Pardi, c'est le maréchal!
- Quel maréchal?
- Le maréchal Ney, bêta! Ah çà! où as-tu servi jusqu'ici?
Fabrice, quoique fort susceptible ( Voir
10),
ne songea point à se fâcher de l'injure; il contemplait , perdu (15)
dans une admiration enfantine, ce fameux
prince de la Moskova, le brave des braves.
Tout à coup on partit au grand galop. Quelques
instants après, Fabrice vit, à vingt pas en avant, une terre
labourée qui était remuée d'une façon singulière. Le fond des
sillons était plein d'eau, et la terre fort humide, qui formait la
crête de ces sillons, volait en petits fragments noirs, lancés à
trois ou quatre pieds de haut. Fabrice remarqua en passant cet effet
singulier; puis sa pensée se remit à songer à la gloire du
maréchal. Il entendit un cri sec (16)
auprès de lui; c'étaient deux hussards qui tombaient atteints par
des boulets; et, lorsqu'il les regarda, ils étaient déjà à vingt
pas de l'escorte. Ce qui lui sembla horrible (17),
ce fut un cheval tout sanglant qui se débattait sur la terre
labourée, en engageant ses pieds dans ses propres entrailles; il
voulait suivre les autres: le sang coulait dans la boue.
Ah! m'y voilà donc enfin au feu! se dit-il. J'ai
vu le feu! se répétait-il avec satisfaction (18).
Me voici un vrai militaire.
Stendhal, LA CHARTREUSE DE PARME, première
partie, Chapitre troisième. |
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(1)
Stendhal, impliqué et amusé, joue sur deux sens du mot héros.
(2) Terme militaire, humour.
(3) Comme un enfant...
(4) Origine d'une sensation et d'une
émotion, à bien distinguer de la peur.
(5) Les ennemis.
(6) A comparer avec le "frisson
d'horreur" de Fabrice.
(7) Il ne voit plus que cela...
(8) Reprise volontaire: Stendhal
insiste sur l'humanité du héros et commence le rapprochement des
deux sens: notre héros va incarner le héros.
(9) Aux yeux de Fabrice: humanité.
(10) Injure à la fierté du héros:
elle ne 'atteint pas. (Voir la note 12)
(11) Reprise: pourquoi crient-ils?
(Voir note 4)
(12) Plus sourd que les cerveaux
d'enfants... dirait Rimbaud.
(13) Simple perception de la
conscience immédiate.
(14) Terme mal venu, parce que
désuet.
(15) Extase du héros, contemplation.
Transmission par l'émotion.
(16) La mort vient de frapper, mais
il ne le voit pas.
(17) Émotion, car il voit.
(18) De se sentir calme devant la
mort: terme essentiel dans ce texte: notre héros est devenu héros.
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